sábado, 28 de enero de 2012

Sade parodique


Une hypothèse, lʼoeuvre sadienne comme parodie

Il nous importait dʼévoquer ici quelques positions dans la critique sadienne, et de
problématiser déjà la réduction à lʼimmoralisme. Nous pouvons maintenant annoncer en quoi nous désirons nous en démarquer. Lʼétude que nous présentons ici se défend toute réduction. Nous avons pour objectif de développer une approche qui soit capable de rendre compte de la duplicité apparente, voire des contradictions dans lʼoeuvre sadienne. La solution consiste à se placer à un point de vue supérieur, cʼest-à-dire au deuxième degré, mais sans réduire lʼoeuvre à un seul sens ou un sens allégorique trop spécifique. Ce faisant nous serons même en mesure dʼexpliquer les contradictions de la critique sadienne, de montrer comment des interprétations diamétralement opposées découlent de traits divergents attestés et attestables dans lʼoeuvre sadienne, mais saisis au pied de la lettre et hors contexte.

Nous suivrons une intuition de Simone de Beauvoir, qui dès 1955, lorsquʼelle publiait Faut-il brûler Sade ?, formulait lʼhypothèse dʼune nature parodique du texte sadien.42 Il nous semble en effet que seule une lecture parodique de lʼoeuvre dans son ensemble permet dʼexpliquer ce qui, chez Sade, autorise à la fois des interprétations allant pour ou contre la morale, pour ou contre la philosophie, pour ou contre les Lumières, pour ou contre la femme, pour ou contre la liberté, etc. Sade
sʼest auto-parodié à plusieurs reprises, de manière à créer des contradictions logiques patentes : ce que lʼon oublie trop souvent dans ce contexte, cʼest de rendre
compte de la nature littéraire de lʼoeuvre. Rien nʼempêche les contradictions dans la
fiction et dans le discours métaphorique : lʼinterprétation peut en tirer du sens,
reconstruire un effet, découvrir des stratégies de manipulation. En lisant le texte au euxième degré, il apparaît que des contradictions apparentes font sens à lʼintérieur dʼune stratégie dʼinversion ou de caricaturisation parodique. Car la parodie est ellemême un procédé double : elle modifie, renverse, chamboule, certes, mais cʼest toujours en sélectionnant des traits de lʼoriginal, quʼelle conserve et peut même renforcer. Nous expliquerons plus loin la possibilité de parodier sans inversion des valeurs, par une imitation fidèle mais grossière et caricaturale.

Il sʼentend que nous ne traitons pas la parodie comme un procédé léger et comique, inférieur dans la hiérarchie des genres et des procédés littéraires. Nous proposons ici un développement de lʼidée de parodie « sérieuse » suggérée par Gérard Genette.43 Ce constat qui place la parodie au coeur de la grande littérature permet aussi de comprendre que notre interprétation ne consistera pas à nier tout sens dans lʼoeuvre de Sade : cela reste une oeuvre profonde non pas malgré la parodie, mais grâce à la parodie.

La parodie est dʼailleurs un des grands procédés à lʼépoque des Lumières. Dans le domaine de lʼart dramatique, la parodie pouvait servir à rentabiliser la scène grâce à une multiplication des pièces à peu de frais, par autant de récritures parodiques : celles-ci permettaient de faire payer le même public une deuxième et une troisième fois. Gustave Lanson a été le premier à presenter la parodie théâtrale au XVIIIe siècle.44 Mais, comme nous lʼavons dit, lʼépoque ne limitait pas la parodie à un public populaire comme celui du théâtre de la foire, et elle nʼétait pas toujours la
conséquence dʼun jeu ni même toujours motivée par le besoin dʼargent. En dehors du
théâtre, la parodie sʼattaquait de préférence aux matières épiques, en première ligne
aux poèmes homériens ; que lʼon songe au Télémaque travesti et à lʼHomère travesti
de Marivaux (1715-1716). Au cours du XVIIIe siècle, la parodie entame son expansion sur tout le domaine de la littérature : Fougeret de Monbron par exemple chatouille Voltaire avec La Henriade travestie (Berlin 1745), lʼabbé Du Laurens sʼattaque à lʼEmile de Rousseau avec Irmice ou la fille de la nature (La Haie 1765).

Nous voyons que des philosophes ont manié la parodie. Montesquieu en use dans les Lettres persanes. Voltaire parodie les récits bibliques, dans de nombreux textes ;
et comme le démontre Gérard Genette, Diderot pratique la parodie avec une "continuation infidèle », le Supplément au Voyage de Bougainville.45

Il devient même possible de persifler des classes entières de textes anonymes, un genre en tant que tel, peu importe quʼil soit majeur ou mineur : à lʼinstar de Sterne, Diderot parodie le roman dans Jacques le fataliste et en 1799, un certain Bellin de La Liborlière publie La Nuit anglaise, une parodie du genre populaire du roman gothique.46 Deux formes fragmentaires importantes à lʼépoque, lettres et articles dans les genres épistolaire et encyclopédique, se prêtent de manière idéale au recyclage de textes par leur forme ouverte : ils conviennent de ce fait aussi à la citation détournée et partant à la parodie. Diderot lui-même avoue que certains « renvois » dans lʼEncyclopédie sont « satyriques » : dans la mesure où ils font appel à des termes « burlesques », ils sont intimement liés à des procédés traditionnels de la parodie.47 Nous pourrions récrire lʼhistoire de la littérature du XVIIIe siècle en la relisant à la lumière de la parodie : il semble quʼau cours de cette période, la
littérature use et abuse du principe dʼimitation au coeur de la poétique classique des
règles de lʼAncien régime pour arriver à un principe dʼimitation oblique qui entame la
dissolution du vieux système, révolution parachevée plus tard par les romantiques et
coïncidant avec la liquidation même du genre parodique.48

Le point de vue adopté nous oblige donc à lire Sade de manière intertextuelle et interdiscursive. Il faudra étendre le champ des cibles de la parodie sur des séries de textes anonymes, sans exclure les genres non littéraires voire les discours de
tradition orale.49 Sʼil est vrai que tout texte peut être perçu comme intertextuel, la
parodie ne dépend pas pour autant de lʼimpression du lecteur : nous nous intéresserons seulement à lʼintertextualité au sens restreint, à ce que Gérard Genette
appelle « hypertextualité », le terme dʼ« hypertexte » étant synonyme pour nous du
texte imitateur et parodique, le texte sous-jacent, cʼest-à-dire le modèle et la cible de la parodie, étant désigné par le terme dʼ« hypotexte ».

Il ne sera pas question de suivre lʼidée dʼun « plagiat par anticipation », proposée par Pierre Bayard,50 qui abolit la chronologie et met lʼhistoire littéraire sens dessus dessous : la parodie a non seulement besoin de ressemblances de forme et de fond entre hypotexte et hypertexte, il faut présupposer un lien direct entre les deux. Il faut quʼun hypotexte ait fait partie du vécu historique dʼun auteur pour quʼon
puisse le lire comme hypertexte. Concrètement, si Sade ne pouvait pas disposer dʼun
texte publié de son vivant, et sʼil ne pouvait pas connaître un discours de son époque
dʼaprès ce que nous enseigne la recherche actuelle, il ne peut être question de parodie. Cʼest pourquoi nous nʼaurions pu entreprendre notre travail sans les informations bibliographiques quʼa fournies Hans-Ulrich Seifert dans sa thèse, ainsi
quʼAlice Laborde et Alain Mothu, et sans les annotations de Michel Delon et Jean
Deprun dans la bibliothèque de la Pléiade.51 Seule une combinaison de lectures immanentes et transcendantes, dʼanalyse textuelle et dʼhistoire nous semble adaptée à la problématique de la parodie chez Sade. Nous mesurerons toute théorie au mètre-étalon du bon sens, quʼAntoine Compagnon, dans son Démon de la théorie, avait raison dʼopposer aux aspirations irrédentistes de toute école critique.

Nous pourrons donc nous limiter au domaine des textes et des discours, et faire abstraction de la biographie de Sade. Nous observons qu'une des contradictions des interprétations de son oeuvre, c'est que surtout les défenseurs dʼapproches théoriques et philosophiques procèdent par un double mouvement : ils décontextualisent en oubliant que Sade dialogue avec les textes et les théories de
contemporains et prédécesseurs, et ils recontextualisent de manière très sélective en
faisant de son oeuvre le reflet de certains éléments de sa biographie. Aussi lʼexplication biographique se prête-t-elle de manière idéale pour combler les lacunes
de la théorie. Etant donné le caractère de la parodie, il nous semble malaisé de
psychanalyser Sade à travers ses textes : la psychanalyse nous semble difficile à
concilier avec un procédé qui exprime aussi peu le soi que la parodie. Lʼanalogie
entre inconscient et second degré ne convainc pas. Le second degré relève d'un
choix bien moins inconscient ; il est même possible dʼy voir un degré extrême de
conscience, dans la mesure où la parodie peut révéler des traits structurels ou
stylistiques enfouis dans les profondeurs subtiles dʼun hypotexte : par son manque
même dʼobjectivité, la parodie révèle et fait exister des traits imperceptibles sans elle.

Sa subjectivité consiste moins en ce quʼelle dévoile sous une transformation, mais
dans le choix de ce quʼelle décide de supprimer pour mieux révéler. Car la caricature
même possède une valeur de vérité par les propriétés bien réelles quʼelle choisit de
grossir.

Le point de vue de la parodie nous empêchera de souscrire à dʼautres interprétations, souvent réductrices et anachroniques : il deviendra difficile de réduire Sade à une quelconque tendance politique, de gauche ou de droite. Il faudra alors critiquer ceux qui ont voulu faire de notre auteur un apôtre de la libération sexuelle, voire de la libération de la femme ou un apôtre de la liberté absolue, comme le voulaient les surréalistes et Bataille à la suite de Guillaume Apollinaire ; même si on a en effet utilisé son mythe à cet effet. Il faudra aussi critiquer ceux qui ont voulu
réduire Sade à lʼunivers satanique,53 ou en faire un prophète de la société totalitaire, du fascisme et du nazisme.54 Au marquis de Sade comme apôtre de la
transgression, on opposera lʼimage dʼun Sade, imitateur au moyen de la parodie. Il
est par contre vrai que la parodie se plaît dans les effets choquants ; il est aussi vrai quʼen elle une tendance au persiflage peut favoriser la critique de la morale et des idéologies des temps qui courent.

Lʼopposition entre les deux images traditionnelles, « divin » marquis ou auteur exécrable, est dénuée de sens pour notre propos. Nous verrons un vaste éventail de transformations très variées qui, peu importe la nature de lʼhypotexte, contribuent à former les mêmes effets parodiques. Cette variation incessante dʼopérations que Sade applique à sa matière dans un but précis nous a inspiré notre titre : Sade fait flèche de tout bois. Mais il ne tire pas à lʼaveuglette : son oeuvre se révèle à nous dans une grande cohérence thématique et poétologique. Nous ne pouvons pas suivre Annie Le Brun pour rejeter le théâtre apparemment anodin du marquis à cause de lʼécart incommensurable qui le distinguerait de ses textes sulfureux.55 Il nʼest pas légitime de séparer la graine de lʼivraie pour ne pas troubler lʼimage traditionnelle de lʼauteur ou sauver une interprétation. Nous fournissons ici une lecture intégrale en raison du lien profond qui relie tous les textes, connus et moins connus. Si un texte exotérique et anodin cache souvent des messages subversifs, lʼobscénité peut à son tour cacher des hypotextes appartenant à des discours « sérieux » comme la religion ou la médecine. Cela est typique de Sade. Dʼun point de vue esthétique, Sade nous présente une oeuvre paradoxale, où la littérarité se constitue aussi par ce qui se situe en dehors du canon des genres et des oeuvres, par ce qui, à la limite de la littérature, colle de plus près soit à la paralittérature soit à la non-fiction. A lʼépoque de Sade, on ne peut pas exclure du domaine littéraire les ouvrages historiques, les documents utilitaires comme les manuels, les dictionnaires, les encyclopédies.56 Oui, répondrons-nous à ceux qui cherchent un quelque réel, des savoirs scientifiques ou philosophiques chez Sade : oui, ces savoirs sont présents dans lʼoeuvre sadienne, mais au deuxième degré. Ils assument une autre fonction et ne signifient rien à eux seuls, en dehors du contexte. Si la critique littéraire a largement discuté lʼimportance des savoirs et de la philosophie (surtout matérialiste) dans lʼoeuvre du marquis, nous serons amené à mettre en évidence lʼimportance dʼautres savoirs, ayant pour objet les croyances, les religions, le folklore, lʼhistoire en général. Car lʼhistoire, au sens large quʼavait ce mot à lʼépoque de Sade, nʼexcluait pas en principe lʼ« histoire » naturelle ; aussi lʼhistoriographie soulevait-elle des problèmes éminemment littéraires, auxquels la poétique des règles du XVIIIe siècle apportait des réponses valables aussi pour les ouvrages de fiction : il fallait respecter des bienséances, rester dans le vraisemblable. Les lettres – dont lʼhistoire et lʼhistoire de la nature faisaient partie intégrante – étaient unies dans le but commun de plaire et instruire, en combattant tout ce que le siècle éclairé des Lumières classait dans le repoussoir de la « fable ».

Homme de son époque sous cet égard aussi, homme des Lumières, Sade semble lui-même vouloir faire place nette de toutes les fables du passé, des croyances, de la tradition, à travers la parodie. Mais tout discours critique est condamné à rendre, cʼest-à-dire reproduire dʼune manière ce quʼil est censé dénoncer, dégrader ou amender. Cette vérité vaut dʼautant plus pour un procédé mihommage mi-réprimande que la parodie qui ne transforme, magnifie ou blâme jamais sans imiter. Les idées et les savoirs mêmes des Lumières – comme la justice, lʼutilité, le progrès – peuvent tomber, chez Sade, dans la catégorie repoussoir de la fable, de sorte que la parodie se retourne contre elle-même, et que la révolution littéraire dévore les enfants dont elle accouche. Quʼil soit symptôme dans lʼoeuvre ou sa cause, le dépassement des Lumières se fait jour dans un passéisme partiellement visionnaire. La parodie, nous semble-t-il, ne donne pas seulement une fonction littéraire et un sens à une combinaison de genres et de discours aussi divergents chez Sade, cʼest elle aussi qui permet de comprendre la dialectique des Lumières chez cet auteur entre deux siècles.

Nous précisons encore que nous ferons abstraction du parcours chronologique de la vie de Sade et de lʼordre de composition de ses oeuvres. Lʼévolution de cet auteur qui nʼa cessé de se répéter nous paraît minimale. La manie dʼécrire a conduit Sade à rédiger plusieurs fois un même livre dans sa carrière : le cycle des soeurs Justine et Juliette nʼen forme quʼun exemple.

Schorderet, A
Faire flèche de tout bois : Sade et la poétique de la parodie
http://www.zora.uzh.ch/48959/4/Schorderet_Faire_fleche_de_tout_bois-V.pdf

Biblios sadiennes

Petite bibliographie sadienne

Quelques classiques, outre le Lectures de Sade cité dans votre bibliographie

R. BARTHES, Sade, Tournier, Loyola, Paris, Seuil, 1971.

G. BATAILLE, La littérature et le mal, Paris, Gallimard (Folio, Essais), 1957.

M. BLANCHOT, Lautréamont et Sade, Paris, Editions de Minuit (collection 10/18), 1963.

G. DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Editions de Minuit, 1967.

J .-B. JEANGENE VILMER, Sade moraliste, Genève, Droz, 2005.

M. HENAFF, Sade. L’invention du corps libertin, Paris, PUF, 1978.

H. JALLON, Sade, le corps constituant, Paris, Editions Michalon, 1997.

P. KLOSSOWSKI, Sade, mon prochain, Paris, Seuil (Points, Essais), 1967.

A. LEBRUN, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Editions Pauvert, 1986.

G. LELY, Vie du Marquis de Sade, éd. définitive, Mercure de France, 1989

M. LEVER, Sade, Paris, Fayard, 1991.

J.-L. MARION, Le phénomène érotique, Paris, Grasset, 1976.

E. MARTY, Pourquoi le xxe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? Seuil, 2011

Ph. MENGUE, L’ordre sadien. Loi et narration dans la philosophie de Sade, Paris, Editions

Kimé, 1996.

F. OST, Sade et la loi, Paris, Odile Jacob, 2005.

Ph. ROGER, Sade, le philosophe dans le pressoir, Paris, Grasset, 1976.

SADE, OEuvres, édition établie par M. Delon, Paris, Gallimard, collection de la Pleïade, 3

tomes.

D. SIBONY, Perversions.Dialogue sur des folies actuelles, Paris, Seuil (Points, Essais), 2000

En Ligne

Sade, Idées sur les Romans

http://www.archive.org/details/idesurlesromans00sadegoog

L´oeuvre de Sade présentée par Apollinaire (anthologie et étude)

http://www.archive.org/details/loeuvredumarquis00sadeuoft

Matthew Bridge A Monster for Our Times: Reading Sade across the Centuries

(étude de la réception critique, en anglais)

Petite présentation journalistique

http://www.rpdroit.com/index.php?option=com_content&view=article&id=90:sade&catid=56:le-point&Itemid=96

et

http://www.erudit.org/culture/nb1073421/nb1103821/21677ac.pdf

Le Mal dans la Justine de Sade Maîtrise en ligne

http://spinner.cofc.edu/desade/papers/sade-memoire.pdf?referrer=webcluster&

Sade et la poétique de la parodie (Thèse en ligne)

http://www.zora.uzh.ch/48959/4/Schorderet_Faire_fleche_de_tout_bois-V.pdf

Sade fantôme de la modernité (mémoire en ligne)

https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/4096/4/Tailly_Martin_2009_memoire.pdf

Sade politique

http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=SC_008_0059

et

http://ledeliberant.wordpress.com/2010/09/16/sade-les-dessous-dune-oeuvre/

L´écriture du corps dans les 120 Journées

http://www.erudit.org/revue/tce/1999/v/n60/008085ar.pdf

La figure du Bourreau chez Sade

http://labyrinthe.revues.org/1510?&id=1510

Sur quelques lectures féministes de Sade (en anglais)

http://www.ual.es/odisea/Odisea06_AcostaBustamante.pdf

Lacan, Kant avec Sade

http://www.ecole-lacanienne.net/documents/1962-09-00.doc

Kant et Sade: les Lumières sont-elles totalitaires?

http://www.cairn.info.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/resume.php?ID_ARTICLE=RAI_033_0149

J. Terrasse Sade ou les infortunes des Lumières

 http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html

Michel Brix, Sade est-il un philosophe des Lumières ?

http://www2.marilia.unesp.br/revistas/index.php/transformacao/article/viewFile/948/852

Willis Philosophie et libertinage chez Sade et XVIII, place de la femme

http://athenaeum.libs.uga.edu/bitstream/handle/10724/6750/wills_warren_w_200308_ma.pdf?sequence=1

Delon la copie sadienne

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1988_num_69_1_1459

Kathleen Hayes Rapport de l'immoralisme sadien au matérialisme des Lumières

https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/7548/1/Hayes_Kathleen_2008_memoire.pdf

Intertextuality and Urtextuality: Sade's Justine Palimpsest

http://qmul.academia.edu/WMcMorran/Papers/1303603/Intertextuality_and_Urtextuality_Sades_Justine_Palimpsest

Foucault, Sade sergeant du sexe

https://docs.google.com/file/d/0B2Wu0151kkrTYTMwMWYyOWItNTY2YS00MTY1LTgwYjctY2I0MDBiMjBhNDgy/edit?authkey=CLnS75YC&hl=en

Compte-rendu du Sade Moraliste

http://spinner.cofc.edu/desade/french/compte/Brix.pdf?referrer=webcluster&


Castanet Sade le mal la perversion 
http://section-clinique.org/dossiers-etudes_psychanalytiques-herve_castanet-hcastanetsadele_malla_perversion

Camille Pompée Les enjeux des lectures esthétisantes de la pornographie sadienne (Maîtrise en ligne)

http://dumas.ccsd.cnrs.fr/docs/00/45/02/21/PDF/Pompee_C._memoire_sans_images.pdf

un classique oublié en anglais

G. Gorer The Revolutionary Ideas Of The Marquis De Sade

http://www.archive.org/details/revolutionaryide029234mbp

Sgard, Jean (1988) "De Prévost à Sade," Eighteenth-Century Fiction: Vol. 1: Iss. 1, Article 3.

Available at: http://digitalcommons.mcmaster.ca/ecf/vol1/iss1/3

Le délire dans les Lettres à sa femme

http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/65/51/76/PDF/Porc_frais-publication.pdf

revenge of the sadian woman 1970s woman fiction

http://thesis.ekt.gr/thesisBookReader/id/25741#page/1/mode/2up 

lunes, 16 de enero de 2012

Le système de Sade



 Présentation de "l´Esquisse du système de Sade" de P. Klossowski (in Sade, mon prochain) par H. Castanet

Klossowski traque chez le marquis les forces psychiques, obscures et impulsives. Elles se manifestent comme énergies diffuses, non centrées, non contraintes, toujours cachées parce qu’incompatibles avec toute organisation socio-politique. Pareilles forces apparaissent au sujet sous forme d’impulsions qui font son expérience singulière et unique. Sade s’y est trouvé affronté ; Il n’a accepté de ne pas taire. Fallait-il encore que Sade ait une structure problématique, qu’il soit d’une sensibilité polymorphe pour que ces forces obscures ne lui soient pas totalement étrangères. En ce point se noue l’histoire - celle de la Révolution et de la position sociale de Sade - et le destin personnel du sujet Sade. Assurément, la perversion libère ces forces psychiques - les réalise dans une manière d’agir et de penser où se spécifie le sujet pervers. Forces psychiques obscures et perversion sont indissolublement nouées. Ce rapport entre Sade et la Révolution ne doit pas faire oublier que la doctrine de Sade n’est pas une. Il y a un processus dialectique qui la structure.
Prendre Sade au mot, c’est repérer les termes qu’il emploie pour assurer ses démonstrations. Klossowski insiste sur son propre angle d’attaque comme commentateur : « Aimantées par les événements qui se préparent au dehors (assaut livré aux principes de l’autorité religieuse et sociale) des forces obscures se lèvent au dedans d’un homme, et voici qu’il se sent contraint de les déclarer à ses contemporains, sous peine de vivre parmi eux comme un contrebandier moral ». Mais comment faire pour exprimer ce témoignage ? Sade s’expliquera dans les termes de la terminologie reçue. L’originalité du marquis est de poser « que c’est le tempérament qui inspire le choix d’une philosophie et que la raison elle-même qu’invoquent les philosophes de son temps n’est qu’une forme de la passion ». Le texte d’un philosophe ne se réduit pas à une série d’énoncés déconnectés de celui qui énonce. Au contraire, le choix d’une idée se fait, mobilisé par la passion - même si le sujet concerné l’ignore. Ces forces psychiques conduisent le sujet et déterminent ses choix. Tel est le drame du marquis : Sade sera prisonnier « au nom de la raison et de la philosophie des lumières, parce qu’ayant voulu traduire dans les termes du sens commun ce que ce sens doit taire et abolir pour rester commun, sous peine d’en être lui-même aboli ». Sade, en montrant et démontrant par son œuvre et sa vie, que le tempérament, les forces obscures et non la toute puissante raison, gouvernent le sujet, s’attaque à la raison directement et à ceux qui la promeuvent. Il est un ennemi de la raison pour les révolutionnaires rationnels puisqu’il prétend révéler ce que la raison cache et annule - les forces psychiques qui sont à elles-mêmes leur propre but.
Sade ne fait pas preuve d’originalité théorique lorsqu’il constate que « la religion est une entreprise de mystification et que les actes humains n’ont d’autre mobile que l’intérêt ». Telles étaient les conclusions du matérialisme rationnel en place dans la philosophie - rationalisme de Voltaire et des Encyclopédistes, matérialisme de d’Holbach et de La Mettrie - qui aboutit à l’explication mécaniciste de l’homme et la nature. Sade n’ajoute rien à ce type de démonstrations. Il les reprend et les détourne de leur usage avoué. Par exemple à propos de la « suspicion », il énoncera : « On me trompe ? Par conséquent il faut tromper. On dissimule ? Il faut donc se dissimuler. On simule et l’on se masque ? À nous le simulacre et le masque. » Sade utilise le raisonnement et le langage de son interlocuteur pour aussitôt s’en servir contre lui avec surenchère et provocation. C’est pourquoi, il se plie à la terminologie en place et à ses formes logiques. Son but est simple : faire rendre au raisonnement langagier « tout ce qu’il est capable de rendre ». Ainsi, « il poussera l’explication mécaniciste de l’homme jusqu’au délire [...] ». Par un tel procédé, il vise à démontrer l’absurdité de son raisonnement. Dénoncer le mensonge, la tricherie de l’autre, est son but. En cela, Sade révèle les forces obscures présentes dans la philosophie matérialiste et mécaniciste de son temps.
Pour avancer dans cette voie de destruction, l’athéisme matérialiste de l’époque est réinterrogé. « La négation de Dieu n’entraînerait-elle pas la négation du prochain ? » La supposition est terrible, car si le prochain est nié, que deviennent la liberté, l’égalité et la fraternité des citoyens ? « Dès que Dieu est nié, soit le Juge, que devient le Coupable ? »
Klossowski insiste sur l’avancée dialectique de notre auteur. En 1782, Sade rédige le Dialogue entre un prêtre et un moribond où se lit qu’il « croit encore à la possibilité de maintenir les catégories morales sans tirer les conséquences qui peuvent résulter de l’inexistence de Dieu ». Cinq ans plus tard (1787), dans Les Infortunes de la vertu, le problème du mal prend une autre coloration. « Ouvrage dans un goût tout à fait nouveau. D’un bout à l’autre, le vice triomphe, et la vertu se trouve dans l’humiliation, le dénouement rend seul à la vertu tout le lustre qui lui est dû et il n’est aucun être qui en finissant cette lecture, n’abhorre le faux triomphe du crime et ne chérisse les humiliations de la vertu. »
C’est autour de la question du mal que se noue l’avancée de Sade - cette question faisant son drame subjectif. Il faudra néanmoins attendre sa première grande œuvre datée de 1785, Les 120 Journées de Sodome, en tant qu’elle développe une véritable « théorie des perversions », pour trouver une exacte définition du mal telle que la subjective la conscience sadiste - « le malheur d’être vertueux dans le crime et criminel dans la vertu. »
Sade ne se satisfait pas, à l’orée de son œuvre, de la négation du mal. C’est la présence du prochain qui complique son raisonnement : « Tant que le prochain existe pour l’ego, il lui révèle la présence de Dieu. » Comment résoudre cette nouvelle aporie ? Notre commentateur consigne trois phases dans cette liquidation de la notion de mal :
· la théologie destructrice [A]
· la théorie matérialiste du crime pur [B]
· l’ascèse de l’apathie [C]
Les reprendre une à une, c’est déplier le système de Sade.
A : Selon Klossowski, la théologie destructrice sadienne naît de la « mauvaise conscience du grand seigneur libertin ». C’est un « état d’esprit transitoire » entre deux moments clefs de la pensée du marquis : d’une part l’homme social, d’autre part la conscience athée de la philosophie de la Nature aboutissant à la morale du mouvement perpétuel.
Parce que c’est une théologie, elle pose, en son cœur, la question de Dieu. Mais c’est une théologie destructive, c’est-à-dire que son rapport à Dieu est négatif. Cette conscience n’est pas athée de sang froid. Elle est mue par le ressentiment. « Son athéisme n’est qu’une forme du sacrilège : la profanation des symboles de la religion peut seule convaincre de son athéisme apparent. » Cette théologie admet Dieu pour aussitôt l’annuler. Ce combat implique son maintien. Cet athéisme prend la forme d’une « provocation à l’adresse du Dieu absent, comme si le scandale était un moyen de forcer Dieu à manifester son existence ». Paradoxalement, cet athéisme fait consister ce qu’il prétend absent. Le Dieu de Sade, à ce moment de son avancée dialectique, consiste par son absence. C’est un Dieu imaginarisé comme adversaire qu’il s’agit de faire sortir du bois où il se terre. « S’il y avait un Dieu, clame le marquis, [...] permettrait-il [...] que cette faible créature l’insultât, le bafouât, le défiât, le bravât et l’offensât comme je fais à plaisir à chaque instant de la journée. » C’est la stricte prise en compte de pareilles formulations qui pousse Klossowski à dégager une théologie chez Sade - effectivement destructrice soit négative, mais une théologie néanmoins.
Le débauché libertin n’est pas encore le philosophe athée des œuvres de la maturité. Le grand seigneur amateur du vice est fasciné par le mal en tant qu’il est moyen pour faire consister Dieu négativement. Or Dieu ne répond pas. Le crime libertin reste impuni par Lui. L’effet de cette impunité est immédiat. Les crimes doivent être multipliés frénétiquement. Sade l’avoue : « Ce n’est pas l’objet du libertinage, qui nous anime, c’est l’idée du mal. » Faire le mal sous le regard de Dieu pour immédiatement le Lui adresser en guise de provocation. Toute l’action du libertin se fait sous ce regard de l’Autre divin sans cesse convoqué, sans cesse contraint à être témoin de son envers radical supposé - le mal ! Cette théologie conserve les catégories classiques de la morale chrétienne. Dans un tel raisonnement, la possibilité de faire le bien n’est pas exclue. Au contraire, c’est par rapport au bien que pratiquer le mal prend toute va valeur négative. Cette théologie maintient le libre arbitre. Le sujet peut choisir le bien ou le mal. Une telle position est en contradiction avec l’athéisme. Elle maintient Dieu pour choisir contre.
Ce point est particulièrement important. C’est en référence à cette théologie destructrice que peut se comprendre cette contradiction souvent repérée chez Sade - affirmation de l’athéisme d’un côté, élaboration de l’Être suprême en méchanceté de l’autre. « Cette religion du mal ne consiste pas encore à nier le crime comme la philosophie du mouvement perpétuel, mais à l’admettre comme découverte de l’existence d’un Dieu infernal. » Que découvre Sade ? Non pas l’inexistence recherchée de Dieu, mais sa présence comme Dieu infernal, réalisation absolue du mal. La relation entre le libertin et Dieu se construit en miroir sur l’axe duel de la rivalité imaginaire. Dieu est le « coupable originel [...] qui aurait attaqué l’homme avant que l’homme ne l’attaquât [...] » Voilà l’apothéose de cette lutte à mort entre Dieu et le grand seigneur dépravé. Comment combattre effectivement ? De cette conception d’un Dieu coupable, Sade déduit une conséquence : « L’homme aurait acquis le droit et la force d’attaquer son semblable. Or, cette agression divine serait tellement incommensurable qu’elle légitimerait à jamais l’impunité du coupable et le sacrifice de l’innocent. » La boucle serait bouclée. Dieu et le semblable - le prochain - sont inséparablement noués. Attaquer l’un, c’est combattre l’autre. Sade insiste sur ce point : « [...] si je reçois du mal des autres, je jouis du droit de le leur rendre, de la facilité même de leur en faire le premier : voilà dès lors le mal un bien pour moi comme il l’est pour l’auteur de mes jours [...] je suis heureux du mal que je fais aux autres comme Dieu est heureux de celui qu’il me fait. » La logique duelle, symétrique et réciproque, ne saurait être plus claire, plus explicite que dans de telles formulations. Le mal est premier - il est la cause de tout. Dieu l’incarne c’est-à-dire le réalise : « [le mal est] [...] un être éternel et non pas périssable qui existait avant le monde, qui constituait l’être monstrueux, exécrable qui put créer un monde aussi bizarre. » La créature, elle-même, sauf à nier ce qui la constitue, vit de et par ce mal. Sade le martèle : « [...] Dieu qui n’est que le Mal, qui ne veut que le Mal, qui n’exige que le Mal »
Ce qui se déduit de ces affirmations est que le libertin admet Dieu - le reconnaît avec tous ses vices, avec toutes ses horreurs comme le mal absolu. Au sens strict, Sade n’est ni athée ni déiste dans la forme courante. C’est néanmoins un déiste, certes bien singulier, qui hait le coupable originel, qui vomit le criminel éternel.
Précisons les conséquences pour le rapport au prochain. Évidemment, Sade reprend la formule chrétienne : « Aimer son prochain comme soi-même » pour la réduire à néant en en saisissant l’envers. Le rapport au prochain est calqué sur celui à Dieu - il est négatif. La catégorie du semblable, de l’alter ego est parfaitement maintenue. En disant « je suis heureux du mal que je fais aux autres comme Dieu est heureux du mal qu’il me fait », le débauché libertin maintient les catégories morales en les inversant quant à leur valeur. Klossowski insiste sur cette logique purement imaginaire : « En comparant sa situation à celle du malheureux, l’homme fortuné s’identifie fatalement à lui. En suppliciant l’objet de sa luxure pour jouir de sa douleur, le débauché se représentera sa propre douleur et, en se représentant ainsi son propre supplice, il se représentera aussi sa propre punition. » Cette bascule du moi de l’un dans le moi de l’autre, la réversibilité qui en résulte, est déterminante pour aborder la logique subjective à l’œuvre. C’est l’intersubjectivité imaginaire intensifiée - celle-là même dont Lacan nous rappelle, dès son premier séminaire dans les leçons de juin 1954, qu’elle spécifie la structure perverse et rend compte de ses manifestation phénoménologiques concrètes. Klossowski revient sur cet exemple de Saint-Fond qui après son agression d’une pauvre famille se fait lui-même agressé, sur son ordre, par deux voyous. Pourquoi ? Il répond : « [...] j’aime à leur faire éprouver l’espèce de chose qui trouble et bouleverse si cruellement mon existence [...] » La réciproque est totalement vérifiée. L’éternité est engagée dans un pareil dispositif. L’identification imaginaire au partenaire est cruciale pour saisir cette intersubjectivité.
La référence à l’enfer ou à la possibilité d’un tourment infligé éternellement à la victime, qui surprend sous la plume de Sade, résulte de cette place accordée au prochain dans cette logique intersubjective. La conscience du libertin « ne peut renoncer à l’espoir singulier d’une vie future, infernale, c’est-à-dire qu’elle ne peut consentir à l’anéantissement de son « corps de péché », et cela même par son désir insensé de s’acharner éternellement sur la même victime ». Au Mal qui caractérise Dieu correspond la pratique du mal chez le libertin, à son éternité fait pendant l’éternisation du mal accompli et ainsi de suite.
Le mérite de Klossowski est d’avoir isolé cette véritable position théologique de Sade - position qui n’est pas sans recouper l’analyse du Mal pour le Mal de saint Augustin. Notre commentateur ne s’est pas laissé fasciner par les proclamations athéistes du marquis. Il a su repérer des moments théologiques dans cette pensée - notamment ce moment où elle renverse toutes les valeurs morales établies par la religion sous la royauté - dont il dit qu’ils sont inséparables de celui qui les énonce. Ce moment est celui, subjectif, où notre marquis fait l’expérience qu’il y a un exercice du « droit aux expériences défendues ». C’est dans sa propre conscience que Sade éprouve cette possibilité de la pensée. C’est le Sade libertin, pas encore le Sade sadiste. Mais sans le Sade libertin, sans le Sade débauché, le Sade sadiste n’aurait pu advenir.

B : Dix ans après avoir rédigé son Dialogue entre un prêtre et un moribond - dans les années 1792 -, Sade opère un renversement. Il prend à son compte la thèse des matérialistes de son temps - La Mettrie, Helvétius, d’Holbach notamment - : L’agent universel qui fait tourner le monde matériel et social est l’état de mouvement perpétuel. Une telle thèse exclut, parce qu’elle construit une cause universelle, la nécessité [logique] de l’existence d’un Dieu. Pour ces matérialistes et les Encyclopédistes, la thèse du mouvement perpétuel signifie la mise en place d’une humanité plus heureuse. Sade reprend donc cette thèse, mais, pour lui, elle actualise, dans ses conséquences, bien autre chose : « [...] le commencement de la tragédie, [...] son acceptation consciente et volontaire [...] » L’athéisme du marquis est profondément différend de celui de ses contemporains : « Admettre la matière à l’état de mouvement perpétuel comme seul et unique agent universel équivaut à consentir à vivre comme individu dans un état de mouvement perpétuel. » Or ce mouvement incessant, appliqué à une vie, est l’opposé de la pastorale du bonheur retrouvé après la parenthèse de la tyrannie des maîtres et des prêtres. Sade anticipe des formulations dignes de Nietzsche - le Nietzsche du Cercle vicieux et de la glorification des changements de l’éternel retour, : « [...] la dissolution est un très grand état de mouvement [...] Il n’existe donc aucun instant où le corps de l’animal soit dans le repos : il ne meurt donc jamais : et parce qu’il n’existe plus pour nous, nous croyons qu’il n’existe plus en effet : voilà l’erreur. Les corps se transmutent [...] se métamorphosent : mais ils ne sont jamais dans l’état d’inertie. Cet état est absolument impossible à la matière, qu’elle soit organisée ou non. Que l’on pèse bien ces vérités, l’on verra où elles conduisent, et quelle entorse elles donnent à la morale des hommes. »
À lire ces phrases, se repère un enjeu dramatique : affirmation par une pensée, qui est une puisqu’elle elle se pense comme pensée, de ce qui la nie - la dissolution et la destruction. D’où cette question de Sade : Ce mouvement est-il vraiment sans but, ou est-il ordonné ? Sade se trouve insulter et bafouer la Nature, en tant que le mouvement la spécifie, comme auparavant il insultait et bafouait Dieu. « Sa main barbare [celle de la Nature] ne sait donc pétrir que le mal : le mal la divertit donc: et j’aimerai une mère semblable ! Non : je l’imiterai, mais en la détestant : je la copierai, elle le veut, mais ce ne sera qu’en la maudissant [...] » Sade retrouve le mal. C’est lui qui ordonne le mouvement, oriente et contraint la matière. Le matérialisme sadien est inséparable de ce vecteur du mal. La Nature est le mal, comme Dieu était le Mal.
Cette référence à la Nature sera constante. Ses lois doivent constituer les seuls principes auxquels chacun doit se soumettre et auxquels un État doit uniquement se référer. La Nature veut, exige, commande : « Un seul moteur agit dans l’univers, et ce moteur, c’est nature. » La perversion elle-même n’est plus anomalie. Elle procède de la nature - elle est la nature réalisée. Elle devient une vertu puisque désormais il n’y a plus que des vertus naturelles.
De cette nouvelle conception de la Nature, Klossowski dégage deux conséquences :
Premièrement, insulter la nature limite l’action du libertin à la « révolte ». Évidemment, la Nature est pur silence ; elle ne répond à aucune provocation ou blasphème. À la différence de Dieu, elle ne peut, en retour, se venger. L’anéantir, en la combattant, n’a aucun sens puisque « la notion de mouvement » perpétuel absorbe « toute idée d’anéantissement qui n’est plus qu’une modification des formes de la matière [...] ». Détruire la Nature la réaliserait puisqu’elle-même est destruction incessante, transmutation, métamorphose.
Deuxièmement, il y a, dans la description de Sade, une dimension dynamique. « [...] instruit de ses affreux secrets, je me suis replié sur moi-même, et j’ai senti [...] j’ai éprouvé une sorte de plaisir à copier ses noirceurs. » La Nature est posée comme savoir déjà constitué (= « affreux secrets ») à partir duquel, par imitation, une connaissance est possible. L’esprit, en tant qu’il est partie intégrante de le la Nature, pourrait trouver dans les lois, aveugles et nécessaires, de la Nature la logique de ses propres suggestions. Crime et connaissance deviennent inséparables. Or ces nouvelles connaissances auront un pouvoir bien supérieur aux connaissances d’aujourd’hui.
Klossowski va continuer à traquer cette pensée jusqu’à y isoler des positions qui recoupent celles de Nietzsche et qui sont celles que lui-même mettra en scène pour les interroger grâce à la fiction. Au travers de Sade, c’est sa propre question que pose Klossowski. C’est à partir de son obsession privée et fantasmatique : Qu’est-ce qu’une individualité, qu’en est-il de l’être et de sa pensée ? que notre commentateur lit l’œuvre sadienne. Jusqu’où pousse-t-il sa lecture ? Il y a chez le marquis un « fatalisme transcendantal ». Sade admet une « nature originelle et éternelle » indépendante de ses effets concrets - les trois règnes des espèces et des créatures. Les êtres humains ne sont que le résultat de « lois aveugles ». L’homme ne sert à rien, il est profondément inutile dans le cadre de l’univers. Sade en vient alors à affirmer que « le plus grand scélérat de la terre, le meurtrier le plus abominable, le plus féroce, le plus barbare, n’est donc que l’organe de ses lois [...] que le mobile de ses volontés, et le plus sûr agent de ses caprices ».
Klossowski insiste sur l’évolution dialectique de la conception sadienne. D’abord, il y a l’affirmation de la théologie de l’Être suprême en méchanceté. Dieu est le mal, il est coupable éternel. Ensuite, ce Dieu se réduit à la Nature toute aussi maléfique. C’est la « satanisation de la Nature ». Enfin, la Nature est pur mouvement ; elle est vidée de toute humanité et se construit comme métaphysique. Ce troisième temps est essentiel. L’homme est soumis à « l’impératif catégorique d’une instance cosmique exigeant l’anéantissement de tout ce qui est humain ». Sade parlera des maladies, des cataclysmes, des guerres, des discordes et bien entendu des crimes des scélérats : « Le crime est donc nécessaire dans le monde; mais les plus utiles sans doute sont ceux qui troublent le plus, tels que le refus de propagation ou la destruction [...] voilà donc ces crimes essentiels à la Nature [...] » En ce point, se loge la position transcendantale de Sade. Par la cruauté intégrale, l’individu réalise non point un destin singulier - il satisfait une aspiration qui dépasse son individualité. Il réalise la loi de la Nature. Il n’y a, pour Sade, qu’un seul principe : « Le principe de vie dans tous les êtres n’est autre que celui de la mort ; nous les recevons et les nourrissons, dans nous, tous deux à la fois. À cet instant que nous appelons mort tout paraît se dissoudre; nous le croyons [...] mais cette mort n’est qu’imaginaire, elle n’existe que figurativement et sans aucune réalité. La matière [...] ne fait que changer de forme, elle se corrompt, et voilà déjà une preuve du mouvement qu’elle conserve : elle fournit des sucs à la terre, la fertilise [...] » Que déduire d’un tel propos ? La Nature sadienne est un jeu de forces obscures, impulsives, énergétiques ; les créatures humaines ne sont que moments particuliers où ces différentes forces, grâce à un suppôt, s’incarnent. Les créatures ne sont que « phases changeantes ». Retenons ce point qui fascine notre commentateur chez le marquis. Seul le mouvement en tant que forces est réel. C’est le mouvement qui est déterminant en dernière instance - qui est cause absolue. Les créatures ne sont qu’accidents, conséquences de ces flux réalisés.

C : Sade introduit la question de l’apathie à partir du rapport au prochain - rapport modifié par sa nouvelle conceptualisation du mouvement éternel de la Nature sans but.
Renaturaliser la cruauté, c’est-à-dire la réarticuler dans le système de l’univers vidé de toute présence divine, aboutit « à nier la réalité du prochain [...] (à) vider la notion du prochain de son contenu ». L’erreur de Sade théologien était de convertir en son contraire l’amour du prochain. Il affirmait la haine de ce même prochain - une haine qui procédait de celle adressée à Dieu. La haine du prochain - son amour inversé donc ambivalent - maintenait la réalité d’autrui et de soi-même pris, tous deux, dans une dialectique imaginaire. D’où cette question : Comment, pour affirmer un strict matérialisme, en finir avec la catégorie [morale] du prochain et donc avec son moi ? Sade commence - c’est une étape de sa pensée - par établir « entre le moi et l’autre une réciprocité négative ». Dans les termes du miroir, il s’agit de rompre les effets de miroir : « Que sont, je vous le demande, toutes les créatures de la terre vis-à-vis d’un seul de nos désirs ? et par quelle raison me priverais-je du plus léger de ces désirs pour plaire à une créature qui ne m’est rien et qui ne m’intéresse en rien [...] » L’autre ne doit plus être un frein, une entité qui arrête et limite. Face au désir, il n’est rien. « De là résulte que si l’autre n’est rien pour moi, non seulement je ne suis plus rien pour lui, mais rien non plus à l’égard de ma propre conscience, et tant s’en faut que la conscience soit encore mienne. » Il fallait parvenir à détruire la propriété du moi sur sa conscience - « [...] si je romps avec autrui sur le plan moral, j’aurai rompu sur le plan de l’existence même avec ma propriété [...] »
La négation de Dieu, en tant que garant du moi responsable et du prochain à respecter voire à aimer, ne suffit pas. C’est le moi - et le prochain - qu’il faut détruire radicalement. Sade ira jusqu’à mettre en cause le principe normatif de l’individuation pour donner libre carrières aux forces dissolvantes [...] ». Les forces ne sont plus seulement obscures et impulsives, elles aussi une fonction de dissolution. Et que dissolvent-elles ? Le lieu même où elles s’exercent, puisqu’elles sont forces psychiques, soit le moi en tant que siège explicite de la conscience réflexive et de la pensée. Opter pour ces forces - mouvement éternel dans la vie psychique du sujet -, c’est choisir « les perversions, les anomalies, donc les émergences, dans l’individu, de la polymorphie sensible, aux dépens de laquelle l’individuation consciente s’est effectuée dans les êtres ». Voilà pourquoi la perversion - l’anomalie par rapport à la norme de la raison - intéresse autant Klossowski dans sa lecture de Sade. Le commentateur trouve chez le marquis la place de la perversion. Elle réalise, au cas par cas, l’affirmation de la « polymorphie sensible » soit la présence incarnée des forces impulsives lorsqu’elles ne sont plus centrées, élaborées, ficelées par le moi de la conscience. La perversion est le nom des forces individuées qui mettent en cause l’unité du moi rationnel dont Dieu était le garant et le prochain le double imaginaire. La perversion, à ce titre, fait exploser Dieu, le prochain et le moi - les fait exploser non plus grâce à l’idée, mais par la pratique privée. La perversion est le surgissement du mouvement éternel de destruction « dans l’individu » - en son cœur.
La perversion chez Sade est avant tout une écriture qui l’énonce en la décrivant dans ses postures commentées par ses propres agents de réalisation. Il y a cette coprésence des postures décrites et des raisonnements argumentés qui, tout à la fois, les légitiment en doctrine et les trouent comme images closes et réflexives. D’où cette contradiction que le texte du marquis, pris à lettre, consigne : La perversion n’est une anomalie que pour le discours de la raison. C’est pourquoi Sade maintient, dans ses textes, la logique rationnelle d’exposition et la langue classique du XVIIIè. La perversion en tant qu’anomalie de la raison sera toujours posée comme négative. La raison ne saurait rendre compte du contenu positif des perversions. Le paradoxe est là. La perversion est pure positivité puisqu’elle réalise le surgissement des forces impulsives, mais, à être dite, elle prend statut négatif dans la parole de raison. C’est le drame du sujet Sade - son rapport à la pensée rationnelle : Les « forces hostiles à l’individuation », à être énoncées, se trouvent « inversées dans le discours qui requiert le suppôt ». Le drame de Sade est cette contradiction entre la raison universalisante par définition et le cas particulier de l’anomalie. Comment traduire dans les termes de la communication universelle et dûment partagée ce qui détruit, de fait, toute unité - y compris le moi de la pensée qui réalise, pour un individu, la raison commune partagée ?
Ce malentendu, les personnages de la fiction - en tant qu’ils présentifient les contradictions du marquis - ne cessent de le proclamer dans leurs dialogues et échanges. Le libertin qui clame : « Que sont toutes les créatures de la terre vis-à-vis d’un seul de nos désirs ? », s’interroge sur le désir comme celui d’une entité individuée, alors qu’à se manifester il détruirait cette unité du moi. Il est d’emblée « le jouet d’une impulsion ». Comme le note Klossowski, « l’impulsion du désir peut prêter son caractère absolu à l’individu qui à son tour prête son langage au désir sans parole ». Reprenons les termes et notamment le chiasme qui les articule : le désir est sans parole, il est le nom de ce qui se manifeste pour le sujet comme forces; en retour le langage, lui, exclut ces mêmes forces. Le désir fait taire, il surgit comme l’impossible de la parole articulée - il est son envers sans forme ni nom ayant valence de réel.
Et l’apathie ? La morale de l’apathie est une « thérapeutique » qui doit « obtenir ce renoncement à la réalité de soi-même ». L’apathie est moyen pour en finir avec le moi comme instance de limitation et d’enfermement des forces obscures. Le moi filtre les impulsions. Mais comment se manifeste le surgissement des forces dans le moi ? « Par les images, préalables aux actes, qui nous incitent à agir ou à subir, comme par les images des actes commis qui nous reviennent et font se remordre la conscience tant que les impulsions oisives la reconstituent. » D’où la nécessité de substituer les actes aux images : c’est l’acte de sang-froid - « faire à l’instant de sang-froid, la même chose qui, faite dans l’ivresse a pu nous donner du remords » dit Sade. Une difficulté surgit. Si le crime de sang-froid est accompli, il nécessite la présence d’autrui sur lequel il s’exerce ; or autrui et le moi doivent être détruits. « Si l’autre n’est plus rien pour moi, ni moi-même rien pour l’autre, comment s’exerceront ces actes à partir d’un rien sur un autre rien ? Pour que ce rien ne soit jamais à nouveau rempli par la réalité de l’autre et de moi-même, ni par la jouissance ni par le remords, il me faut disparaître dans une réitération sans fin d’actes [...] » Si l’acte est suspendu, la réalité de l’autre fait retour en ceci que c’est l’image préalable qui reprend ses droits. Il y a chez Sade une opposition entre l’acte et la pensée, entre le crime actif et l’image passive. Le crime, l’acte purs réaliseraient le jeu des forces impulsives alors que l’image et la pensée iraient en sens contraire. Par l’acte, il s’agit de court-circuiter tout retour possible de l’image en tant que chiffrage soit comme remords soit comme jouissance voluptueuse éprouvée. Sade ne résout pas cette contradiction. Son mérite exceptionnel est de l’avoir isolée et mise en scène. Cette contradiction est le point ultime de l’avancée de sa pensée - son point de réel indépassable.
Notre commentateur résume ce cheminement : « Pour dépasser la notion du mal, conditionnée par le degré de réalité accordée à autrui, nous l’avons vu porter l’exaltation du moi à son comble [le modèle en étant l’empathie négative de Saint-Fond]; mais le comble de cette exaltation devait être dans l’apathie où le moi s’abolit en même temps que l’autre, où la jouissance se dissocie de la destruction, où enfin la destruction s’identifie à la pureté du désir. » Virtuellement la boucle serait bouclée. Le libertin reproduirait dans sa pratique même les lois de la Nature. Il se réaliserait en détruisant ses propres œuvres. Le libertin s’annulerait, grâce à l’apathie, comme unité. Le rêve - ou mieux le mythe - de Sade trouve là son coup de butoir le plus vif contre les formes de la raison et de la conscience qui doit la réaliser : Produire un sujet sans affect, sans remords ou plaisir - un sujet qui n’éprouverait plus rien et qui se réduirait au réel d’un acte sans cesse réitéré. Le crime pur, l’acte pur désignent un crime ou un acte hors signifiant. Le héros apathique n’est plus un parlêtre, mais un sujet parvenu à s’abolir, à se déconnecter du signifiant qui en sa logique le détermine comme effet. Le libertin apathique serait pur réel - absolu être pur vidé désormais de toute pensée ou raison. Le matérialisme trouverait son point de réalisation. Aucun sujet ne peut porter subjectivement témoignage de ce point. Tout au plus peut-il en construire un mythe.



Castanet, Sade, le mal, la perversion
voir l´article complet sur
http://section-clinique.org/dossiers-etudes_psychanalytiques-herve_castanet-hcastanetsadele_malla_perversion

domingo, 15 de enero de 2012

Sade par Camus



Historiquement, la première offensive cohérente est celle de Sade, qui rassemble en une seule et énorme machine de guerre les arguments de la pensée libertine jusqu'au curé Meslier et Voltaire. Sa négation est aussi, cela va de soi, la plus extrême. De la révolte, Sade ne tire que le non absolu. Vingt-sept années de prison ne font pas en effet une intelligence conciliante. Une si longue claustration engendre des valets ou des tueurs et parfois, dans le même homme, les deux. Si l'âme est assez forte pour édifier, au coeur du bagne, une morale qui ne soit pas celle de la soumission, il s'agira, la plupart du temps, d'une morale de domination. Toute éthique de la solitude suppose la puissance. À ce titre, dans la mesure où traité de façon atroce par la société, il y ré-pondit d'atroce façon, Sade est exemplaire. L'écrivain, malgré quelques cris heureux, et les louanges inconsidérées de nos contemporains, est secondaire. Il est admiré aujourd'hui, avec tant d'ingénuité, pour des raisons où la littérature n'a rien à voir.
On exalte en lui le philosophe aux fers, et le premier théoricien de la révolte absolue. Il pouvait l'être en effet. Au fond des prisons, le rêve est sans limites, la réalité ne freine rien. L'intelligence dans les chaînes perd en lucidité ce qu'elle gagne en fureur. Sade n'a connu qu'une logique, celle des sentiments. Il n'a pas fondé une philosophie, mais poursuivi [55] le rêve monstrueux d'un persécuté. Il se trouve seulement que ce rêve est prophétique. La revendication exaspérée de la liberté a mené Sade dans l'empire de la servitude ; sa soif démesurée d'une vie désormais interdite s'est assouvie, de fureur en fureur, dans un rêve de destruction universelle. En ceci au moins, Sade est notre contemporain. Suivons-le dans ses négations successives.

Un homme de lettres.
Sade est-il athée ? Il le dit, on le croit, avant la prison, dans le Dia-logue entre un prêtre et un moribond ; on hésite ensuite devant sa fureur de sacrilège. L'un de ses plus cruels personnages, Saint-Fond, ne nie nullement Dieu. Il se borne à développer une théorie gnostique du méchant démiurge et à en tirer les conséquences qui conviennent. Saint-Fond, dit-on, n'est pas Sade. Non, sans doute. Un personnage n'est jamais le romancier qui l'a créé. Il y a des chances, cependant, pour que le romancier soit tous ses personnages à la fois. Or, tous les athées de Sade posent en principe l'inexistence de Dieu pour cette raison claire que son existence supposerait chez lui indifférence, méchanceté ou cruauté. La plus grande oeuvre de Sade se termine sur une démonstration de la stupidité et de la haine divines. L'innocente Justine court sous l'orage et le criminel Noirceuil jure qu'il se convertira si elle est épargnée par la foudre céleste. La foudre poignarde Justine, Noirceuil triomphe, et le crime de l'homme continuera de répondre au crime divin. Il y a ainsi un pari libertin qui est la réplique du pari pascalien.
L'idée, au moins, que Sade se fait de Dieu est donc celle d'une divinité criminelle qui écrase [56] l'homme et le nie. Que le meurtre soit un attribut divin se voit assez, selon Sade, dans l'histoire des religions. Pourquoi l'homme serait-il alors vertueux ? Le premier mouve-ment du prisonnier est de sauter dans la conséquence extrême. Si Dieu tue et nie l'homme, rien ne peut interdire qu'on nie et tue ses semblables. Ce défi crispé ne ressemble en rien à la négation tranquille qu'on trouve encore dans le Dialogue de 1782. Il n'est ni tranquille, ni heureux, celui qui s'écrie : « Rien n'est à moi, rien n'est de moi » et qui conclut : « Non, non, et la vertu et le vice, tout se confond dans le cercueil. » L'idée de Dieu est selon lui la seule chose « qu'il ne puisse par-donner à l'homme ». Le mot pardonner est déjà singulier chez ce professeur de tortures. Mais c'est à lui-même qu'il ne peut pardonner une idée que sa vue désespérée du monde, et sa condition de prisonnier, réfutent absolument. Une double révolte va désormais conduire le raisonnement de Sade : contre l'ordre du monde et contre lui-même. Comme ces deux révoltes sont contradictoires partout ailleurs que dans le coeur bouleversé d'un persécuté, son raisonnement ne cesse jamais d'être ambigu ou légitime, selon qu'on l'étudie dans la lumière de la logique ou dans l'effort de la compassion.
Il niera donc l'homme et sa morale puisque Dieu les nie. Mais il nie-ra Dieu en même temps qui lui servait de caution et de complice jus-qu'ici. Au nom de quoi ? Au nom de l'instinct le plus fort chez celui que la haine des hommes fait vivre entre les murs d'une prison : l'instinct sexuel. Qu'est cet instinct ? Il est, d'une part, le cri même de la natu-re 6, et, d'autre part, l'élan aveugle qui exige la possession totale des êtres, au prix même de leur destruction. [57] Sade niera Dieu au nom de la nature - le matériel idéologique de son temps le fournit alors en discours mécanistes - et il fera de la nature une puissance de destruc-tion. La nature, pour lui, c'est le sexe ; sa logique le conduit dans un univers sans loi où le seul maître sera l'énergie démesurée du désir. Là est son royaume enfiévré, où il trouve ses plus beaux cris : « Que sont toutes les créatures de la terre vis-à-vis d'un seul de nos désirs ! » Les longs raisonnements où les héros de Sade démontrent que la natu-re a besoin du crime, qu'il lui faut détruire pour créer, qu'on l'aide donc à créer dès l'instant où l'on détruit soi-même, ne visent qu'à fonder la liberté absolue du prisonnier Sade, trop injustement com-primé pour ne pas désirer l'explosion qui fera tout sauter. En cela, il s'oppose à son temps : la liberté qu'il réclame n'est pas celle des prin-cipes, niais des instincts.
6 Les grands criminels de Sade s'excusent de leurs crimes sur ce qu'ils sont pourvus d'appétits sexuels démesurés contre lesquels ils ne peuvent rien.
Sade a rêvé sans doute d'une république universelle dont il nous fait exposer le plan par un sage réformateur, Zamé. Il nous montre ainsi qu'une des directions de la révolte dans la mesure où, son mou-vement s'accélérant, elle supporte de moins en moins de limites, est la libération du monde entier. Mais tout en lui contredit ce rêve pieux. Il n'est pas l'ami du genre humain, il hait les philanthropes. L'égalité dont il parle parfois est une notion mathématique : l'équivalence des objets que sont les hommes, l'abjecte égalité des victimes. Celui qui pousse son désir jusqu'au bout, il lui faut tout dominer, son véritable accomplissement est dans la haine. La république de Sade n'a pas la liberté pour principe, mais le libertinage. « La justice, écrit ce singu-lier démocrate, n'a pas d'existence réelle. Elle est la divinité de tou-tes les passions. »
Rien de plus révélateur à cet égard que le fameux libelle, lu par Dolmancé dans la Philosophie du Boudoir, [58] et qui porte un titre curieux : Français, encore un effort si vous voulez être républicains. Pierre Klossowski 7 a raison de le souligner, ce libelle démontre aux révolutionnaires que leur république repose sur le meurtre du roi de droit divin et qu'en guillotinant Dieu le 21 janvier 1793, ils se sont in-terdit à jamais la proscription du crime et la censure des instincts malfaisants. La monarchie, en même temps qu'elle-même, maintenait l'idée de Dieu qui fondait les lois. La République, elle, se tient debout toute seule et les moeurs doivent y être sans commandements. Il est pourtant douteux que Sade, comme le veut Klossowski, ait eu le senti-ment profond d'un sacrilège et que cette horreur quasi religieuse l'ait conduit aux conséquences qu'il énonce. Bien plutôt tenait-il ses consé-quences d'abord et a-t-il aperçu ensuite l'argument propre à justifier la licence absolue des moeurs qu'il voulait demander au gouvernement de son temps. La logique des passions renverse l'ordre traditionnel du raisonnement et place la conclusion avant les prémisses. Il suffit pour s'en convaincre d'apprécier l'admirable succession de sophismes par lesquels Sade, dans ce texte, justifie la calomnie, le vol et le meurtre, et demande qu'ils soient tolérés dans la cité nouvelle.
Pourtant, c'est alors que sa pensée est le plus profonde. Il refuse, avec une clairvoyance exceptionnelle en son temps, l'alliance présomp-tueuse de la liberté et de la vertu. La liberté, surtout quand elle est le rêve du prisonnier, ne peut supporter de limites. Elle est le crime ou elle n'est plus la liberté. Sur ce point essentiel, Sade n'a jamais varié. Cet homme qui n'a prêché que des contradictions ne retrouve une co-hérence, et la plus absolue, qu'en ce qui concerne la peine capitale. Amateur [59] d'exécutions raffinées, théoricien du crime sexuel, il n'a jamais pu supporter le crime légal, « Ma détention nationale, la guillotine sous les yeux, m'a fait cent fois plus de mal que ne m'en avaient fait toutes les Bastilles imaginables. » Dans cette horreur, il a puisé le courage d'être publiquement modéré pendant la Terreur et d'intervenir généreusement en faveur d'une belle-mère qui pourtant l'avait fait embastiller. Quelques années plus tard, Nodier devait ré-sumer clairement, sans le savoir peut-être, la position obstinément défendue par Sade : « Tuer un homme dans le paroxysme d'une pas-sion, cela se comprend. Le faire tuer par un autre dans le calme d'une méditation sérieuse, et sous le prétexte d'un ministère honorable, cela ne se comprend pas. » On trouve ici l'amorce d'une idée qui sera déve-loppée encore par Sade : celui qui tue doit payer de sa personne. Sade, on le voit, est plus moral que nos contemporains.
Mais sa haine pour la peine de mort n'est d'abord que la haine d'hommes qui croient assez à leur vertu ou à celle de leur cause, pour oser punir, et définitivement, alors qu'ils sont eux-mêmes criminels. On ne peut à la fois choisir le crime pour soi et le châtiment pour les autres. Il faut ouvrir les prisons ou faire la preuve, impossible, de sa vertu. À partir du moment où l'on accepte le meurtre, serait-ce une seule fois, il faut l'admettre universellement. Le criminel qui agit selon la nature ne peut, sans forfaiture, se mettre du côté de la loi. « Enco-re un effort si vous voulez être républicains » veut dire : « Acceptez la liberté du crime, seule raisonnable, et entrez pour toujours en in-surrection comme on entre dans la grâce. » La soumission totale au mal débouche alors dans une horrible ascèse qui devait épouvanter la ré-publique des lumières et de la bonté naturelle. Celle-ci, dont la [60] première émeute, par une coïncidence significative, avait brûlé le ma-nuscrit des Cent vingt journées de Sodome, ne pouvait manquer de dé-noncer cette liberté hérétique et jeter à nouveau entre quatre murs un partisan si compromettant. Elle lui donnait, du même coup, l'affreu-se occasion de pousser plus loin sa logique révoltée.
La république universelle a pu être un rêve pour Sade, jamais une tentation. En politique, sa vraie position est le cynisme. Dans sa Socié-té des Amis du crime, on se déclare ostensiblement pour le gouverne-ment et ses lois, qu'on se dispose pourtant à violer. Ainsi, les soute-neurs votent pour le député conservateur. Le projet que Sade médite suppose la neutralité bienveillante de l'autorité. La république du cri-me ne peut être, provisoirement du moins, universelle. Elle doit faire mine d'obéir à la loi. Pourtant, dans un monde sans autre règle que cel-le du meurtre, sous le ciel du crime, au nom d'une criminelle nature, Sade n'obéit en réalité qu'à la loi inlassable du désir. Mais désirer sans limites revient aussi à accepter d'être désiré sans limites. La li-cence de détruire suppose qu'on puisse être soi-même détruit. Il fau-dra donc lutter et dominer. La loi de ce monde n'est rien d'autre que celle de la force ; son moteur, la volonté de puissance.
L'ami du crime ne respecte réellement que deux sortes de puissan-ces, celle, fondée sur le hasard de la naissance, qu'il trouve dans sa société, et celle où se hisse l'opprimé, quand, à force de scélératesse, il parvient à égaler les grands seigneurs libertins dont Sade fait ses héros ordinaires. Ce petit groupe de puissants, ces initiés, savent qu'ils ont tous les droits. Qui doute, même une seconde, de ce redou-table privilège est aussitôt rejeté du troupeau, et redevient victime. On aboutit alors à une sorte de blanquisme moral où un petit groupe d'hommes et de femmes, [61] parce qu'ils détiennent un étrange sa-voir, se placent résolument au-dessus d'une caste d'esclaves. Le seul problème, pour eux, consiste à s'organiser pour exercer, dans leur plé-nitude, des droits qui ont l'étendue terrifiante du désir.
Ils ne peuvent espérer s'imposer à tout l'univers tant que l'univers n'aura pas accepté la loi du crime. Sade n'a même jamais cru que sa nation consentirait l'effort supplémentaire qui la ferait « républicai-ne ». Mais si le crime et le désir ne sont pas la loi de tout l'univers, s'ils ne règnent pas au moins sur un territoire défini, ils ne sont plus principes d'unité, mais ferments de conflit. Ils ne sont plus la loi et l'homme retourne à la dispersion et au hasard. Il faut donc créer de toutes pièces un monde qui soit à la mesure exacte de la nouvelle loi. L'exigence d'unité, déçue par la Création, se satisfait à toute force dans un microcosme. La loi de la puissance n'a jamais la patience d'at-teindre l'empire du monde. Il lui faut délimiter sans tarder le terrain où elle s'exerce, même s'il faut l'entourer de barbelés et de miradors.
Chez Sade, elle crée des lieux clos, des châteaux à septuple en-ceinte, dont il est impossible de s'évader, et où la société du désir et du crime fonctionne sans heurts, selon un règlement implacable. La révolte la plus débridée, la revendication totale de la liberté aboutit à l'asservissement de la majorité. L'émancipation de l'homme s'achève, pour Sade, dans ces casemates de la débauche où une sorte de bureau politique du vice règle la vie et la mort d'hommes et de femmes entrés à tout jamais dans l'enfer de la nécessité. Son oeuvre abonde en des-criptions de ces lieux privilégiés où, chaque fois, les libertins féodaux, démontrant aux victimes assemblées leur impuissance et leur servitu-de absolues, reprennent le discours du duc de Blangis au petit peuple des Cent [62] vingt journées de Sodome : « Vous êtes déjà mortes au monde. »
Sade habitait de même la tour de la Liberté, mais dans la Bastille. La révolte absolue s'enfouit avec lui dans une forteresse sordide d'où personne, persécutés ni persécuteurs, ne peut sortir. Pour fonder sa liberté, il est obligé d'organiser la nécessité absolue. La liberté illimitée du désir signifie la négation de l'autre, et la suppression de la pitié. Il faut tuer le coeur, cette « faiblesse de l'esprit » ; le lieu clos et le règlement y pourvoiront. Le règlement, qui joue un rôle capital dans les châteaux fabuleux de Sade, consacre un univers de méfiance. Il aide à tout prévoir afin qu'une tendresse ou une pitié imprévue ne viennent déranger les plans du bon plaisir. Curieux plaisir, sans doute, qui s'exerce au commandement. « On se lèvera tous les jours à dix heures du matin... » ! Mais il faut empêcher que la jouissance dégénère en attachement, il faut la mettre entre parenthèses et la durcir. Il faut encore que les objets de jouissance n'apparaissent jamais comme des personnes. Si l'homme est « une espèce de plante absolument matérielle », il ne peut être traité qu'en objet, et en objet d'expérience. Dans la république barbelée de Sade, il n'y a que des mécaniques et des mécaniciens. Le règlement, mode d'emploi de la mécanique, donne sa place à tout. Ces couvents infâmes ont leur règle, significativement copiée sur celle des communautés religieuses. Le libertin se livrera ainsi à la confession publique. Mais l'indice change : « Si sa conduite est pure, il est blâmé. »
Sade, comme il est d'usage en son temps, bâtit ainsi des sociétés idéales. Mais à l'inverse de son temps, il codifie la méchanceté naturelle de l'homme. Il construit méticuleusement la cité de la puissance et de la haine, en précurseur qu'il est, jusqu'à mettre en chiffres la liberté qu'il a conquise. Il résume alors [63] sa philosophie dans la froide comptabilité du crime : « Massacrés avant le 1er mars : 10. De-puis le 1er mars : 20. S'en retournent : 16. Total : 46. » Précurseur sans doute, mais encore modeste, on le voit.
Si tout s'arrêtait là, Sade ne mériterait que l'intérêt qui s'attache aux précurseurs méconnus. Mais une fois tiré le pont-levis, il faut vivre dans le château. Aussi méticuleux que soit le règlement, il ne par-vient à tout prévoir. Il peut détruire, non créer. Les maîtres de ces communautés torturées n'y trouveront pas la satisfaction qu'ils convoitent. Sade évoque souvent la « douce habitude du crime ». Rien ici, pourtant qui ressemble à la douceur ; plutôt une rage d'homme dans les fers. Il s'agit en effet de jouir, et le maximum de jouissance coïncide avec le maximum de destruction. Posséder ce qu'on tue, s'accoupler avec la souffrance, voilà l'instant de la liberté totale vers le-quel s'oriente toute l'organisation des châteaux. Mais dès l'instant où le crime sexuel supprime l'objet de volupté, il supprime la volupté qui n'existe qu'au moment précis de la suppression. Il faut alors se soumettre un autre objet et le tuer à nouveau, un autre encore, et après lui l'infinité de tous les objets possibles. On obtient ainsi ces mornes accumulations de scènes érotiques et criminelles dont l'aspect figé, dans les romans de Sade, laisse paradoxalement au lecteur le souvenir d'une hideuse chasteté.
Que viendrait faire, dans cet univers, la jouissance, la grande joie fleurie des corps consentants et complices ? Il s'agit d'une quête impossible pour échapper au désespoir et qui finit pourtant en désespoir, d'une course de la servitude à la servitude, et de la prison à la prison. Si la nature seule est vraie, si, dans la nature, seuls le désir et la destruction sont légitimes, alors de destruction en destruction, le règne humain lui-même ne suffisant plus à la soif du sang, il faut courir à l'anéantissement universel. Il [64] faut se faire, selon la formule de Sade, le bourreau de la nature. Mais cela même ne s'obtient pas si facilement. Quand la comptabilité est close, quand toutes les victimes ont été massacrées, les bourreaux restent face à face, dans le château solitaire. Quelque chose leur manque encore. Les corps torturés retournent par leurs éléments à la nature d'où renaîtra la vie. Le meurtre lui-même n'est pas achevé : « Le meurtre n'ôte que la première vie à l'individu que nous frappons ; il faudrait pouvoir lui arracher la seconde... » Sade médite l'attentat contre la création : « J'abhorre la nature... Je voudrais déranger ses plans, contrecarrer sa marche, arrêter la roue des astres, bouleverser les globes qui flottent dans l’espace, détruire ce qui la sert, protéger ce qui lui nuit, l'insulter en un mot dans ses oeuvres, et je n'y puis réussir. » Il a beau imaginer un mécanicien qui puisse pulvériser l'univers, il sait que, dans la poussière des globes, la vie continuera. L'attentat contre la création est impossible. On ne peut tout détruire, il y a toujours un reste. « Je n'y puis réussir... », cet univers implacable et glacé se détend soudain dans l'atroce mélancolie par laquelle, enfin, Sade nous touche quand il ne le voudrait pas. « Nous pourrions peut-être attaquer le soleil, en priver l'univers ou nous en servir pour embraser le monde, ce serait des cri-mes, cela... » Oui, ce serait des crimes, mais non le crime définitif. Il faut marcher encore ; les bourreaux se mesurent du regard.
Ils sont seuls, et une seule loi les régit, celle de la puissance. Puis-qu'ils l'ont acceptée alors qu'ils étaient les maîtres, ils ne peuvent plus la récuser si elle se retourne contre eux. Toute puissance tend à être unique et solitaire. Il faut encore tuer : à leur tour, les maîtres se déchireront. Sade aperçoit cette conséquence et ne recule pas. Un curieux stoïcisme [65] du vice vient éclairer un peu ces bas-fonds de la révolte. Il ne cherchera pas à rejoindre le monde de la tendresse et du compromis. Le pont-levis ne sera pas baissé, il acceptera l'anéantissement personnel. La force déchaînée du refus rejoint à son extrémité une acceptation inconditionnelle qui n'est pas sans grandeur. Le maître accepte d'être à son tour esclave et peut-être même le désire. « L'échafaud aussi serait pour moi le trône des voluptés. »
La plus grande destruction coïncide alors avec la plus grande affirmation. Les maîtres se jettent les uns sur les autres et cette oeuvre érigée à la gloire du libertinage se trouve « parsemée de cadavres de libertins frappés au sommet de leur génie 8 ». Le plus puissant, qui survivra, sera le solitaire, l'Unique, dont Sade a entrepris la glorification, lui-même en définitive. Le voilà qui règne enfin, maître et Dieu. Mais à l'instant de sa plus haute victoire, le rêve se dissipe. L'Unique se retourne vers le prisonnier dont les imaginations démesurées lui ont donné naissance ; il se confond avec lui. Il est seul en effet, emprisonné dans une Bastille ensanglantée, tout entière bâtie autour d'une jouissance encore inapaisée, mais désormais sans objet. Il n'a triomphé qu'en rêve et ces dizaines de volumes, bourrés d'atrocités et de philosophie, résument une ascèse malheureuse, une marche hallucinante du non total au oui absolu, un consentement à la mort enfin, qui transfigure le meurtre de tout et de tous en suicide collectif.
On a exécuté Sade en effigie ; il n'a tué de même qu'en imagination. Prométhée finit dans Onan. Il achèvera sa vie, toujours prison-nier, mais cette fois dans un asile, jouant des pièces sur une estrade de fortune, au milieu d'hallucinés. La satisfaction que l'ordre du monde ne lui donnait pas, le rêve et la [66] création lui en ont fourni un équivalent dérisoire. L'écrivain, bien entendu, n'a rien à se refuser. Pour lui, du moins, les limites s'écroulent et le désir peut aller jusqu'au bout. En ceci, Sade est l'homme de lettres parfait. Il a bâti une fiction pour se donner l'illusion d'être. Il a mis au-dessus de tout « le crime moral auquel on parvient par écrit ». Son mérite, incontestable, est d'avoir illustré du premier coup, dans la clairvoyance malheureuse d'une rage accumulée, les conséquences extrêmes d'une logique révoltée, quand elle oublie du moins, la vérité de ses origines. Ces conséquences sont la totalité close, le crime universel, l'aristocratie du cynisme et la volonté d'apocalypse. Elles se retrouveront bien des années après lui. Mais les ayant savourées, il semble qu'il ait étouffé dans ses propres impasses, et qu'il se soit seulement délivré dans la littérature. Curieusement, c'est Sade qui a orienté la révolte sur les chemins de l'art où le romantisme l'engagera encore plus avant. Il sera de ces écrivains dont il dit que « la corruption est si dangereuse, si active, qu'ils n'ont pour but en imprimant leur affreux système que d'étendre au-delà de leurs vies l'a somme de leurs crimes ; ils n'en peuvent plus faire, mais leurs maudits, écrits en feront commettre, et cette douce idée qu'ils emportent au tombeau les console de l'obligation où les met la mort de renoncer à ce qui est ». Son oeuvre révoltée témoigne ainsi de sa soif de survie. Même si l'immortalité qu'il convoite est celle de Caïn, il la convoite au moins, et témoigne malgré lui pour le plus vrai de la révolte métaphysique.
Au reste, sa postérité même oblige à lui rendre hommage. Ses héritiers ne sont pas tous écrivains. Assurément, il a souffert et il est mort pour échauffer l'imagination des beaux quartiers et des cafés littéraires. Mais ce n'est pas tout. Le succès de Sade à notre époque s'explique par un rêve qui lui est [67] commun avec la sensibilité contemporaine : la revendication de la liberté totale, et la déshumanisation opérée à froid par l'intelligence. La réduction de l'homme en objet d'expérience, le règlement qui précise les rapports de la volonté de puissance et de l'homme objet, le champ clos de cette monstrueuse expérience, sont des leçons que les théoriciens de la puissance retrouveront, lorsqu'ils auront à organiser le temps des esclaves.
Deux siècles à l'avance, sur une échelle réduite, Sade a exalté les sociétés totalitaires au nom de la liberté frénétique que la révolte en réalité ne réclame pas. Avec lui commencent réellement l'histoire et la tragédie contemporaines. Il a seulement cru qu'une société basée sur la liberté du crime devait aller avec la liberté des moeurs, comme si la servitude avait ses limites. Notre temps s'est borné à fondre curieusement son rêve de république universelle et sa technique d'avilissement. Finalement ce qu'il haïssait le plus, le meurtre légal, a pris à son compte les découvertes qu'il voulait mettre au service du meurtre d'instinct. Le crime, dont il voulait qu'il fût le fruit exceptionnel et délicieux du vice déchaîné, n'est plus aujourd'hui que la morne habitude d'une vertu devenue policière. Ce sont les surprises de la littérature.

Albert Camus, L’HOMME RÉVOLTÉ. (1951)
voir l´intégrale http://classiques.uqac.ca/classiques/camus_albert/homme_revolte/camus_homme_revolte.pdf

Sade, Histoire de Juliette




- Il est bien certain, dit Cornaro, que je n'admets absolument rien de respectable parmi les hommes, et cela par la grande raison que tout ce que les hommes ont fait n'est absolument chez eux que l'ouvrage de l'intérêt et des préjugés. Y a-t-il un seul homme au monde qui puisse légitimement assurer qu'il en sait plus que moi ? Quand une fois on ne croit plus à la religion, et par conséquent aux imbéciles confidences d'un Dieu avec les hommes, tout ce qui vient de ces mêmes hommes doit être soumis à l'examen, et livré sur-le-champ au plus vil mépris, si la nature m'inspire de fouler aux pieds ces mensonges. Dès qu'il sera donc prouvé qu'en religion, en morale et en politique, nul homme ne peut en avoir appris plus que moi, je puis, de ce moment, être aussi savant que lui, et rien de ce qu'il m'annonce, dès lors, ne peut plus être respecté de moi. Aucun être n'a le droit despotique de me soumettre à ce qu'il a dit ou pensé ; et à quelque point que j'enfreigne ces rêveries humaines, il n'est aucun individu sur la terre qui puisse acquérir le droit de m'en blâmer ou de m'en punir. Dans quel gouffre d'erreurs ou d'imbécillités nous plongerions-nous, si tous les hommes suivaient aveuglément ce qu'il a plu à d'autres hommes d'établir ? Et par quelle incroyable injustice nommerez-vous moral ce qui vient de vous, immoral ce qui vient de moi ? A qui nous en rapporterons-nous, pour savoir de quel côté se trouve la raison ?
Mais, objecte-t-on, il y a des choses si visiblement infâmes qu'il est impossible de douter de leur danger ou de leur horreur. Pour moi, j'avoue sincèrement que je ne connais aucune action de ce genre... aucune qui, conseillée par la nature, n'ait fait autrefois la base de quelques coutumes anciennes ; aucune enfin qui, n'étant assaisonnée de quelques attraits, ne devienne, par cela seul, légitime et bonne. D'où je conclus qu'il n'en est pas une seule à laquelle on doive résister, pas une qui ne soit utile, pas une enfin qui n'ait eu pour elle la sanction de quelques peuples.
Mais, vous dit-on imbécilement encore, puisque vous êtes né dans ce climat-ci, vous devez en respecter les usages. Pas un mot : il est absurde à vous de vouloir me persuader que je doive souffrir des torts de ma naissance ; je suis tel que la nature m'a formé ; et s'il existe une contrariété entre mes penchants et les lois de mon pays, ce tort, appartenant uniquement à la nature, ne doit jamais m'être imputé...
Mais, ajoute-t-on encore, nous nuirez à la société, si l'on ne vous en soustrait. Platitudes que cela ! Abandonnez vos stupides freins, et donnez également à tous les êtres le droit de se venger du tort qu'ils reçurent : vous n'aurez plus besoin du code, vous n'aurez plus besoin du sot calcul de ces pédants boursouflés, plaisamment nommés criminalistes, qui, pesant lourdement, dans la balance de leur ineptie, des actions incomprises de leur sombre génie, ne veulent pas sentir que quand la nature a des roses pour nous, elle ne peut nécessairement avoir que des chardons pour eux.
Abandonnez l'homme à la nature, elle le conduira beaucoup mieux que vos lois. Détruisez surtout ces vastes cités, où l'entassement des vices vous contraint à des lois répressives. Quelle nécessité y a-t-il que l'homme vive en société ? Rendez-le au sein des agrestes forêts qui le virent naître, et laissez-lui faire là tout ce qui pourra lui plaire : ses crimes alors, aussi isolés que lui, n'auront plus nul inconvénient, et vos freins deviendront inutiles. L'homme sauvage ne connaît que deux besoins : celui de foutre, et celui de manger ; tous deux lui viennent de la nature : rien de ce qu'il fera, pour parvenir à l'un ou l'autre de ces besoins, ne saurait être criminel. Tout ce qui fait naître en lui des passions différentes n'est dû qu'à la civilisation et la société. Or, dès que ces nouveaux délits ne sont le fruit que des circonstances, qu'ils deviennent inhérents à la manière d'être de l'homme social, de quel droit, je vous prie, les lui reprocherez-vous ?
Voilà donc les deux seules espèces de délits auxquels l'homme peut être sujet : 1° Ceux que l'état de sauvage lui impose : or, n'y aura-t-il pas de la folie, à vous, de le punir de ceux-là ? 2° Ceux que sa réunion aux autres hommes lui inspire : ne serait-il pas plus extravagant encore de sévir contre ceux-là ? Que vous reste-t-il donc à faire, hommes ignorants et stupides, lorsque vous voyez commettre des crimes ? Vous devez admirer et vous taire ; admirer... très certainement, car rien n'est intéressant, rien n'est beau comme l'homme que ses passions entraînent ; vous taire... bien plus sûrement encore, car ce que vous voyez est l'ouvrage de la nature, qui ne doit vous inspirer pour elle que du respect et du silence.
A l'égard de ce qui me regarde, je conviens avec vous, mes amies, qu'il n'existe pas au monde un homme plus immoral que moi ; il n'est pas un seul frein que je n'aie brisé, pas un principe dont je ne me sois affranchi, pas une vertu que je n'aie outragée, pas un seul crime que je n'aie commis ; et, je dois l'avouer, ce n'est jamais qu'au bouleversement constaté de toutes les conventions sociales, de toutes les lois humaines, que j'ai vraiment senti la luxure palpiter dans mon cœur et l'embraser de ses feux divins. Je bande à toutes les actions criminelles ou féroces ; je banderais à assassiner sur les grands chemins ; je banderais à exercer le métier de bourreau. Eh ! pourquoi donc se refuser ces actions, dès qu'elles apportent à nos sens un trouble aussi voluptueux ?
- Ah ! dit Laurentia... assassiner sur les grands chemins !
- Assurément. C'est une violence : toute violence agite les sens ; toute émotion, dans le genre nerveux, dirigée par l'imagination, réveille essentiellement la volupté. Si donc je bande à aller assassiner un homme sur le grand chemin, cette action ayant le même principe que celle qui me fait déboutonner ma culotte ou trousser une jupe, doit être excusée comme elle, et je la commettrai dès lors avec la même indifférence, mais cependant avec plus de plaisir, parce qu'elle a quelque chose de plus irritant.
- Comment, dit ma compagne, jamais l'idée d'un Dieu n'arrêta tes écarts ?
- Ah ! ne me parle pas de cette indigne chimère ! Je n'avais pas douze ans qu'elle était déjà l'objet de ma dérision. Je ne concevrai jamais que des hommes sensés pussent s'arrêter un moment à cette fable dégoûtante que le cœur abjure, que la raison désavoue, et qui ne peut trouver de partisans que parmi des sots, des fripons ou des fourbes. S'il était vrai qu'il y eût un Dieu, maître et créateur de l'univers, ce serait, incontestablement, d'après les notions reçues par ses sectateurs, l'être le plus bizarre, le plus cruel, le plus méchant et le plus sanguinaire ; et, de ce moment, nous n'aurions pas en nous assez d'énergie, assez de puissance pour le haïr, pour l'exécrer, pour l'avilir et le profaner au point où il mériterait de l'être. Le plus grand service que pourraient rendre des législateurs serait une loi sévère contre la théocratie. On n'imagine pas à quel point il est important de culbuter les funestes autels de cet horrible Dieu : tant que pourront renaître ces fatales idées, il n'y aura pour les hommes ni repos, ni tranquillité sur la terre, et le flambeau des guerres religieuses sera toujours suspendu sur nos têtes. Un gouvernement qui permet tous les cultes n'a pas absolument rempli le but philosophique auquel tous doivent tendre : il doit aller plus loin, il doit expulser de son sein tous ceux qui peuvent troubler son action. Or, je vous démontrerai, quand vous voudrez, que jamais un gouvernement ne sera vigoureux ni stable, tant qu'il admettra chez lui le culte d'un Être suprême, c'est-à-dire la boîte de Pandore, l'arme acérée et destructive de tout gouvernement, le système effrayant en vertu duquel les hommes se croient journellement en droit de s'égorger entre eux. Qu'il périsse mille et mille fois, celui qui s'avisera de parler d'un Dieu dans un gouvernement quelconque ! Le fourbe, à ce nom sacré et révéré des sots, n'a d'autre objet que d'ébranler les bases de l'État ; il veut y former une caste indépendante, toujours ennemie du bonheur et de l'égalité ; il veut maîtriser ses compatriotes, il veut allumer les feux de la discorde, et finir par enchaîner le peuple, dont il sait bien qu'il fera toujours ce qu'il voudra, en l'aveuglant par la superstition, et l'empoisonnant par le fanatisme.
- Mais, dit la Durand dans la seule vue de faire jaser notre homme, la religion est la base de la morale ; et la morale, quelles que soient les entorses que tu viennes de lui donner, n'en est pas moins très essentielle dans un gouvernement.
- De quelque nature que vous supposiez ce gouvernement, reprit Cornaro, je vous prouverai que la morale y est inutile. Et qu'entendez-vous, en effet, par morale ? N'est-ce pas la pratique de toutes les vertus sociales ? Or, qu'importe, je vous prie, le respect de toutes les vertus, aux ressorts du gouvernement ? Craignez-vous que le vice, contraire à ces vertus, puisse entraver ses ressorts ? Jamais. Il est même bien plus important que l'action du gouvernement agisse sur des êtres corrompus que sur des êtres moraux. Ceux-ci raisonnent, et jamais vous n'aurez de gouvernement solide, partout où l'homme raisonnera ; car le gouvernement est le frein de l'homme, et l'homme d'esprit ne veut aucun frein. Voilà d'où vient que les plus adroits législateurs désiraient ensevelir dans l'ignorance les hommes qu'ils voulaient régir ; ils sentaient que leurs chaînes assujettissaient bien plus constamment l'imbécile que l'homme de génie. Dans un gouvernement libre, allez-vous me répondre, ce désir ne peut être celui du législateur. Et quel est, selon vous, le gouvernement libre ? En existe-t-il un seul sur la terre ? Je dis plus, en peut-il exister un seul ? L'homme n'est-il pas partout l'esclave des lois, et, de ce moment, ne le voilà-t-il pas enchaîné ? Dès qu'il l'est, son oppresseur, quel qu'il soit, ne doit-il pas désirer qu'il se maintienne toujours dans l'état où il peut être le plus facilement captivé ? Or, cet état n'est-il pas visiblement celui de l'immoralité ? L'espèce d'ivresse dans laquelle végète perpétuellement l'homme immoral et corrompu, n'est-il pas l'état où son législateur le fixe avec le plus de facilité ? Pourquoi donc lui donnerait-il des vertus ? Ce n'est jamais que quand l'homme s'épure qu'il secoue ses freins... qu'il examine son gouvernement, et qu'il en change. Pour l'intérêt de ce gouvernement, fixez-le par l'immoralité, et il vous sera toujours soumis. Je vous le demande, d'ailleurs, les choses vues en grand, de quelle conséquence sont les vices entre les hommes ? Qu'importe à l'État que Pierre vole Jean, ou qu'à son tour celui-ci assassine Pierre ? Il est parfaitement absurde d'imaginer que ces différents délits réciproques puissent être de la plus légère importance à l'État. Mais il faut des lois qui captivent le crime... A quoi bon ? Quelle nécessité y a-t-il de captiver le crime ? Le crime est nécessaire aux lois de la nature, il est le contrepoids de la vertu : il convient bien aux hommes de vouloir le réprimer ! L'homme des forêts avait-il des lois qui continssent ses passions, et n'existait-il pas aussi heureux que vous ? Ne craignez pas que la force soit jamais entamée par la faiblesse ; si celle-ci souffre, c'est une des lois de la nature : il ne vous appartient pas de vous y opposer.
- Voilà, dis-je, un système qui ouvre la porte à toutes les horreurs.
- Mais elles sont nécessaires, les horreurs : la nature ne nous en convainc-t-elle pas, en faisant naître les poisons les plus dangereux au pied même des plantes les plus salutaires ? Pourquoi blâmez-vous le crime ? Ce n'est point parce que vous le croyez mal en lui-même, c'est parce qu'il vous nuit : croyez-vous que celui qu'il sert s'avise de le blâmer ? Eh ! non, non. Si donc le crime fait sur la terre autant d'heureux que de malheureux, la loi qui le réprimera sera-t-elle juste ? Le caractère d'une bonne loi doit être de rendre tout le monde heureux : celle que vous aurez promulguée contre le crime n'aura pas ce grand but ; elle n'aura satisfait que la victime du délit, et sans doute elle aura déplu souverainement à l'agent. Le grand malheur des hommes est de ne jamais, en législation, regarder qu'une portion de l'humanité, sans faire la moindre attention à l'autre ; et voilà d'où viennent tant de bévues.

D. A. F. de SADE, Histoire de Juliette ou Les Prospérités du vice (1801)
Sixième Partie
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Sade, La Philosophie dans le Boudoir



Dolmancé — Ne divisons pas cette portion de sensibilité que nous avons reçue de la nature: c'est l'anéantir que de l'étendre. Que me font à moi les maux des autres! N'ai-je donc point assez des miens, sans aller m'affliger de ceux qui me sont étrangers! Que le foyer de cette sensibilité n'allume jamais que nos plaisirs! Soyons sensibles à tout ce qui les flatte, absolument inflexibles sur tout le reste. Il résulte de cet état de l'âme une sorte de cruauté, qui n'est quelquefois pas sans délices. On ne peut pas toujours faire le mal. Privés du plaisir qu'il donne, équivalons au moins cette sensation par la méchanceté piquante de ne jamais faire le bien.

Eugénie — Ah! Dieu! comme vos leçons m'enflamment! je crois qu'on me tuerait plutôt maintenant que de me faire faire une bonne action!

Mme de Saint-Ange — Et s'il s'en présentait une mauvaise, serais-tu de même prête à la commettre?

Eugénie — Tais-toi, séductrice; je ne répondrai sur cela que lorsque tu auras fini de m'instruire. Il me paraît que, d'après tout ce que vous me dites, Dolmancé, rien n'est aussi indifférent sur la terre que d'y commettre le bien ou le mal; nos goûts, notre tempérament doivent seuls être respectés?

Dolmancé — Ah! n'en doutez pas, Eugénie, ces mots de vice et de vertu ne nous donnent que des idées purement locales. Il n'y a aucune action, quelque singulière que vous puissiez la supposer, qui soit vraiment criminelle; aucune qui puisse réellement s'appeler vertueuse. Tout est en raison de nos mœurs et du climat que nous habitons; ce qui est crime ici est souvent vertu quelque cent lieues plus bas, et les vertus d'un autre hémisphère pourraient bien réversiblement être des crimes pour nous. Il n'y a pas d'horreur qui n'ait été divinisée, pas une vertu qui n'ait été flétrie. De ces différences purement géographiques naît le peu de cas que nous devons faire de l'estime ou du mépris des hommes, sentiments ridicules et frivoles, au-dessus desquels nous devons nous mettre, au point même de préférer sans crainte leur mépris, pour peu que les actions qui nous le méritent soient de quelques volupté pour nous.

Eugénie — Mais il me semble pourtant qu'il doit y avoir des actions assez dangereuses, assez mauvaises en elles-mêmes, pour avoir été généralement considérées comme criminelles, et punies comme telles d'un bout de l'univers à l'autre?

Mme de Saint-Ange — Aucune, mon amour, aucune, pas même le viol ni l'inceste, pas même le meurtre ni le parricide.

Eugénie — Quoi! ces horreurs ont pu s'excuser quelque part?

Dolmancé — Elles y ont été honorées, couronnées, considérées comme d'excellentes actions, tandis qu'en d'autres lieux, l'humanité, la candeur, la bienfaisance, la chasteté, toutes nos vertus, enfin, étaient regardées comme des monstruosités.

(...)
Eugénie — Oh! mes divins instituteurs, je vois bien que, d'après vos principes, il est très peu de crimes sur la terre, et que nous pouvons nous livrer en paix à tous nos désirs, quelque singuliers qu'ils puissent paraître aux sots qui, s'offensant et s'alarmant de tout, prennent imbécilement les institutions sociales pour les divines lois de la nature. Mais cependant, mes amis, n'admettez-vous pas au moins qu'il existe de certaines actions absolument révoltantes et décidément criminelles, quoique dictées par la nature? Je veux bien convenir avec vous que cette nature, aussi singulière dans les productions qu'elle crée que variée dans les penchants qu'elle nous donne, nous porte quelquefois à des actions cruelles; mais si, livrés à cette dépravation, nous cédions aux inspirations de cette bizarre nature, au point d'attenter, je le suppose, à la vie de nos semblables, vous m'accorderez bien, du moins je l'espère, que cette action serait un crime?

Dolmancé — Il s'en faut bien, Eugénie, que nous puissions vous accorder une telle chose. La destruction étant une des premières lois de la nature, rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. Comment une action qui sert aussi bien la nature pourrait-elle jamais l'outrager? Cette destruction, dont l'homme se flatte, n'est d'ailleurs qu'une chimère; le meurtre n'est point une destruction; celui qui le commet ne fait que varier les formes; s'il rend à la nature des éléments dont la main de cette nature habile se sert aussitôt pour récompenser d'autres êtres; or, comme les créations ne peuvent être que des jouissances pour celui qui s'y livre, le meurtrier en prépare donc une à la nature; il lui fournit des matériaux qu'elle emploie sur-le-champ, et l'action que des sots ont eu la folie de blâmer ne devient plus qu'un mérite aux yeux de cette agente universelle. C'est notre orgueil qui s'avise d'ériger le meurtre en crime. Nous estimant les premières créatures de l'univers, nous avons sottement imaginé que toute lésion qu'endurerait cette sublime créature devrait nécessairement être un crime énorme; nous avons cru que la nature périrait si notre merveilleuse espèce venait à s'anéantir sur ce globe, tandis que l'entière destruction de cette espèce, en rendant à la nature la faculté créatrice qu'elle nous cède, lui redonnerait une énergie que nous lui enlevons en nous propageant; mais quelle inconséquence, Eugénie! Eh quoi! un souverain ambitieux pourra détruire à son aise et sans le moindre scrupule les ennemis qui nuisent à ses projets de grandeur... des lois cruelles, arbitraires, impérieuses, pourront de même assassiner chaque siècle des millions d'individus... et nous, faibles et malheureux particuliers, nous ne pourrons pas sacrifier un seul être à nos vengeances ou à nos caprices? Est-il rien de si barbare, de si ridiculement étrange, et ne devons-nous pas, sous le voile du plus profond mystère, nous venger amplement de cette ineptie3 ?

Eugénie — Assurément... Oh ! comme votre morale est séduisante, et comme je la goûte!... Mais, dites-moi, Dolmancé, là, bien en conscience, ne vous seriez-vous pas quelquefois satisfait en ce genre?

Dolmancé — Ne me forcez pas à vous dévoiler mes fautes: leur nombre et leur espèce me contraindraient trop à rougir. Je vous les avouerai peut-être un jour.
(...)
Les plaisirs de la cruauté sont les troisièmes que nous nous sommes promis d'analyser. Ces sortes de plaisirs sont aujourd'hui très communs parmi les hommes et voici l'argument dont ils se servent pour les légitimer. Nous voulons être émus, disent-ils, c'est le but de tout homme qui se livre à la volupté, et nous voulons l'être par les moyens les plus actifs. En partant de ce point, il ne s'agit pas de savoir si nos procédés plairont ou déplairont à l'objet qui nous sert, il s'agit seulement d'ébranler la masse de nos nerfs par le choc le plus violent possible; or, il n'est pas douteux que la douleur affectant bien plus vivement que le plaisir, les chocs résultatifs sur nous de cette sensation produite sur les autres seront essentiellement d'une vibration plus vigoureuse, retentiront plus énergiquement en nous, mettront dans une circulation plus violente les esprits animaux qui, se déterminant sur les basses régions par le mouvement de rétrogradation qui leur est essentiel alors, embraseront aussitôt les organes de la volupté et les disposeront au plaisir. Les effets du plaisir sont toujours trompeurs dans les femmes; il est d'ailleurs très difficile qu'un homme laid ou vieux les produise. Y parviennent-ils? ils sont faibles, et les chocs beaucoup moins nerveux. Il faut donc préférer la douleur, dont les effets ne peuvent tromper et dont les vibrations sont plus actives. Mais, objecte-t-on aux hommes entichés de cette manie, cette douleur afflige le prochain; est-il charitable de faire du mal aux autres pour se délecter soi-même? Les coquins vous répondent à cela qu'accoutumés, dans l'acte du plaisir, à se compter pour tout et les autres pour rien, ils sont persuadés qu'il est tout simple, d'après les impulsions de la nature, de préférer ce qu'ils sentent à ce qu'ils ne sentent point. Que nous font, osent-ils dire, les douleurs occasionnées sur le prochain? Les ressentons-nous? Non; au contraire, nous venons de démontrer que de leur production résulte une sensation délicieuse pour nous. A quel titre ménagerions-nous donc un individu qui ne nous touche en rien? A quel titre lui éviterions-nous une douleur qui ne nous coûtera jamais une larme, quand il est certain que de cette douleur va naître un très grand plaisir pour nous? Avons-nous jamais éprouvé une seule impulsion de la nature qui nous conseille de préférer les autres à nous, et chacun n'est-il pas pour soi dans le monde? Vous nous parlez d'une voix chimérique de cette nature, qui nous dit de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fût fait; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu que des hommes, et d'hommes faibles. L'homme puissant ne s'avisera jamais de parler un tel langage. Ce furent les premiers chrétiens qui, journellement persécutés pour leur imbécile système, criaient à qui voulait l'entendre: "Ne nous brûlez pas, ne nous écorchez pas! La nature dit qu'il ne faut pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fût fait." Imbéciles! Comment la nature, qui nous conseille toujours de nous délecter, qui n'imprime jamais en nous d'autres mouvements, d'autres inspirations, pourrait-elle, le moment d'après, par une inconséquence sans exemple, nous assurer qu'il ne faut pourtant pas nous aviser de nous délecter si cela peut faire de la peine aux autres? Ah! croyons-le, croyons-le, Eugénie, la nature, notre mère à tous, ne nous parle jamais que de nous; rien n'est égoïste comme sa voix, et ce que nous y reconnaissons de plus clair est l'immuable et saint conseil qu'elle nous donne de nous délecter, n'importe aux dépens de qui. Mais les autres, vous dit-on à cela, peuvent se venger... A la bonne heure, le plus fort seul aura raison. Eh bien, voilà l'état primitif de guerre et de destruction perpétuelles pour lequel sa main nous créa, et dans lequel seul il lui est avantageux que nous soyons.

Voilà, ma chère Eugénie, comme raisonnent ces gens-là, et moi j'y ajoute, d'après mon expérience et mes études, que la cruauté, bien loin d'être un vice, est le premier sentiment qu'imprime en nous la nature. L'enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d'avoir l'âge de raison. La cruauté est empreinte dans les animaux, chez lesquels, ainsi que je crois vous l'avoir dit, les lois de la nature se lisent bien plus énergiquement que chez nous; elle est chez les sauvages bien plus rapprochée de la nature que chez l'homme civilisé: il serait donc absurde d'établir qu'elle est une suite de la dépravation. Ce système est faux, je le répète. La cruauté est dans la nature; nous naissons tous avec une dose de cruauté que la seule éducation modifie; mais l'éducation n'est pas dans la nature, elle nuit autant aux effets sacrés de la nature que la culture nuit aux arbres. Comparez dans vos vergers l'arbre abandonné aux soins de la nature, avec celui que votre art soigne en le contraignant, et vous verrez lequel est le plus beau, vous éprouverez lequel vous donnera de meilleurs fruits. La cruauté n'est autre chose que l'énergie de l'homme que la civilisation n'a point encore corrompue: elle est donc une vertu et non pas un vice. Retranchez vos lois, vos punitions, vos usages, et la cruauté n'aura plus d'effets dangereux, puisqu'elle n'agira jamais sans pouvoir être aussitôt repoussée par les mêmes voies; c'est dans l'état de civilisation qu'elle est dangereuse, parce que l'être lésé manque presque toujours, ou de la force, ou des moyens de repousser l'injure; mais dans l'état d'incivilisation, si elle agit sur le fort, elle sera repoussée par lui, et si elle agit sur le faible, ne lésant qu'un être qui cède au fort par les lois de la nature, elle n'a pas le moindre inconvénient.

Nous n'analyserons point la cruauté dans les plaisirs lubriques chez les hommes; vous voyez à peu près, Eugénie, les différents excès où ils doivent porter, et votre ardente imagination doit vous faire aisément comprendre que, dans une âme ferme et stoïque, ils ne doivent point avoir de bornes. Néron, Tibère, Héliogabale immolaient des enfants pour se faire bander; le maréchal de Retz, Charolais, l'oncle de Condé, commirent aussi des meurtres de débauche: le premier avoua dans son interrogatoire qu'il ne connaissait pas de volupté plus puissante que celle qu'il retirait du supplice infligé par son aumônier et lui sur de jeunes enfants des deux sexes. On en trouva sept ou huit cents d'immolés dans un de ses châteaux de Bretagne. Tout cela se conçoit, je viens de vous le prouver. Notre constitution, nos organes, le cours des liqueurs, l'énergie des esprits animaux, voilà les causes physiques qui font, dans la même heure, ou des Titus ou des Néron, des Messaline ou des Chantal; il ne faut pas plus s'enorgueillir de la vertu que se repentir du vice, pas plus accuser la nature de nous avoir fait naître bon que de nous avoir créé scélérat; elle a agi d'après ses vues, ses plans et ses besoins: soumettons-nous. Je n'examinerai donc ici que la cruauté des femmes, toujours bien plus active chez elles que chez les hommes, par la puissante raison de l'excessive sensibilité de leurs organes.

Nous distinguons en général deux sortes de cruauté: celle qui naît de la stupidité, qui, jamais raisonnée, jamais analysée, assimile l'individu né tel à la bête féroce: celle-là ne donne aucun plaisir parce que celui qui y est enclin n'est susceptible d'aucune recherche; les brutalités d'un tel être sont rarement dangereuses: il est toujours facile de s'en mettre à l'abri; l'autre espèce de cruauté, fruit de l'extrême sensibilité des organes, n'est connue que des êtres extrêmement délicats, et les excès où elle les porte ne sont que des raffinements de leur délicatesse; c'est cette délicatesse, trop promptement émoussée à cause de son excessive finesse, qui, pour se réveiller, met en usage toutes les ressources de la cruauté. Qu'il est peu de gens qui conçoivent ces différences!... Comme il en est peu qui les sentent! Elles existent pourtant, elles sont indubitables. Or, c'est ce second genre de cruauté dont les femmes sont le plus souvent affectées. Étudiez-les bien - vous verrez si ce n'est pas l'excès de leur sensibilité qui les a conduites là; vous verrez si ce n'est pas l'extrême activité de leur imagination, la force de leur esprit qui les rend scélérates et féroces; aussi celles-là sont-elles toutes charmantes; aussi n'en est-il pas une seule de cette espèce qui ne fasse tourner des têtes quand elle l'entreprend; malheureusement, la rigidité ou plutôt l'absurdité de nos mœurs laisse peu d'aliment à leur cruauté; elles sont obligées de se cacher, de dissimuler, de couvrir leur inclination par des actes de bienfaisance ostensibles qu'elles détestent au fond de leur cœur; ce ne peut plus être que sous le voile le plus obscur, avec les précautions les plus grandes, aidées de quelques amies sûres, qu'elles peuvent se livrer à leurs inclinations; et, comme il en est beaucoup de ce genre, il en est par conséquent beaucoup de malheureuses. Voulez-vous les connaître? annoncez-leur un spectacle cruel, celui d'un duel, d'un incendie, d'une bataille, d'un combat de gladiateurs: vous verrez comme elles accourront; mais ces occasions ne sont pas assez nombreuses pour alimenter leur fureur: elles se contiennent et elles souffrent.

Jetons un coup d'œil rapide sur les femmes de ce genre. Zingua, reine d'Angola, la plus cruelle des femmes, immolait ses amants dès qu'ils avaient joui d'elle; souvent elle faisait battre des guerriers sous ses yeux et devenait le prix du vainqueur; pour flatter son âme féroce, elle se divertissait à faire piler dans un mortier toutes les femmes devenues enceintes avant l'âge de trente ans6. Zoé, femme d'un empereur chinois, n'avait pas de plus grand plaisir que de voir exécuter des criminels sous ses yeux; à leur défaut, elle faisait immoler des esclaves pendant qu'elle foutait avec son mari, et proportionnait les élans de sa décharge à la cruauté des angoisses qu'elle faisait supporter à ces malheureux. Ce fut elle qui, raffinant sur le genre de supplice à imposer à ses victimes, inventa cette fameuse colonne d'airain creuse que l'on faisait rougir après y avoir enfermé le patient. Théodora, la femme de Justinien, s'amusait à voir faire des eunuques; et Messaline se branlait pendant que, par le procédé de la masturbation, on exténuait des hommes devant elle. Les Floridiennes faisaient grossir le membre de leurs époux et plaçaient de petits insectes sur le gland, ce qui leur faisait endurer des douleurs horribles; elles les attachaient pour cette opération et se réunissaient plusieurs autour d'un seul homme pour en venir plus sûrement à bout. Dès qu'elles aperçurent les Espagnols, elles tinrent elles-mêmes leurs époux pendant que ces barbares Européens les assassinaient. La Voisin, la Brinvilliers empoisonnaient pour leur seul plaisir de commettre un crime. L'histoire, en un mot, nous fournit mille et mille traits de la cruauté des femmes, et c'est en raison du penchant naturel qu'elles éprouvent à ces mouvements que je voudrais qu'elles s'accoutumassent à faire usage de la flagellation active, moyen par lequel les hommes cruels apaisent leur férocité. Quelques-unes d'entre elles en usent, je le sais, mais elle n'est pas encore en usage, parmi ce sexe, au point où je le désirerais. Au moyen de cette issue donnée à la barbarie des femmes, la société y gagnerait; car, ne pouvant être méchantes de cette manière, elles le sont d'une autre, et, répandant ainsi leur venin dans le monde, elles font le désespoir de leurs époux et de leur famille. Le refus de faire une bonne action, lorsque l'occasion s'en présente, celui de secourir l'infortune, donnent bien, si l'on veut, de l'essor à cette férocité où certaines femmes sont naturellement entraînées, mais cela est faible et souvent beaucoup trop loin du besoin qu'elles ont de faire pis. Il y aurait, sans doute, d'autres moyens par lesquels une femme, à la fois sensible et féroce, pourrait calmer ses fougueuses passions, mais ils sont dangereux, Eugénie, et je n'oserais jamais te les conseiller... Oh! ciel! qu'avez-vous donc, cher ange?... Madame, dans quel état voilà votre élève!...



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