domingo, 13 de mayo de 2012

Droit de mort, pouvoir de vie


Retrouvez ce célèbre extrait de M. Foucault, Histoire de la sexualité, I, Gallimard, Tel, 1976, p. 177 à 191 réproduit dans

http://medias.hachette-education.com/media/contenuNumerique/029/104297153.pdf

lunes, 27 de febrero de 2012

Sade au XXe siècle

vous pouvez écouter sur France Culture l´émission
Sade au XXe siècle (le lien peut expirer en une semaine)

http://www.franceculture.fr/emission-repliques-sade-au-xx%C2%B0-siecle-2012-02-25

viernes, 24 de febrero de 2012

La violence de la représentation




Violence ancienne, violence contemporaine

Il est difficile de définir la violence dans l’absolu : les mêmes actes sont
appréciés diversement selon les cultures et les époques. On en a un exemple
proche avec la façon dont la violence sexuelle est perçue dans les sociétés
occidentales d’aujourd’hui. Les attitudes face au viol, et jusqu’à sa définition,
ont évolué fortement en quelques années : on est passé d’une quasi-impunité
à une dénonciation et une sanction juridique et sociale beaucoup plus fortes,
avec un changement de qualification des actes, comme par exemple la
reconnaissance récente (1990) du viol conjugal.

La violence suppose l’exercice excessif ou illégitime de la force : un
accident n’est pas une violence. Mais la notion est éminemment variable, elle
est liée au contexte historique (les formes de violence ne sont pas les mêmes
d’une culture à l’autre), au contexte idéologique (le seuil de tolérance varie)
et au contexte juridique (quelle pénalisation pour quel type de fait ?). Les
historiens ont souligné, en Occident, un très fort déclin au fil des âges, les
actes se faisant moins nombreux, les seuils de tolérance baissant fortement,
avec un changement dans la nature même des faits considérés. La violence
sexuelle fournit un exemple éclatant de ces changements : considérée
autrefois comme une expression légitime de la virilité, elle est devenue
aujourd’hui une atteinte à la personne. L’un des principaux changements est
d’ordre légal et pénal : l’Occident est passé d’un système de représailles
individuelles à la médiation d’un pouvoir d’Etat, le tournant s’opérant aux
XVIe et XVIIe siècles, quand l’Etat a revendiqué l’apanage de violence, un
bon exemple étant, en France, l’interdiction du duel.

On peut définir la violence de la Renaissance et de l’âge classique par
trois traits essentiels. Le premier est l’accoutumance à une brutalité dont l’existence quotidienne est saturée. Elle est acceptée – surtout de la part des
jeunes mâles, dont elle est l’expression normale – et elle est partout : rurale
aussi bien qu’urbaine, mais avec certains lieux de prédilection, comme la
taverne. Il n’y a donc pas de politisation de la violence : elle n’est pas un
scandale ; comme les accidents et les maladies, elle participe de l’ordre du
monde. On éprouve fatalisme et résignation devant quelque chose qui est
étroitement noué au tissu de la vie quotidienne. Il n’y a pas de tabou du sang,
car le rapport est différent au corps malade et à la mort : on est loin de
l’aseptisation de la vie civile contemporaine.

Le deuxième trait est le caractère spectaculaire de la violence : le
voyeurisme est légitime (il n’est donc pas reçu comme tel), aussi bien pour
les spectacles cruels, comme les combats d’ours et de chien (bear baiting)
qui font courir les foules londoniennes de la fin du XVIe siècle, que pour les
parades judiciaires. Les exécutions publiques ne déploient pas seulement une
férocité inouïe – voir l’analyse de celle de Damien que M. Foucault fait dans
Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975) – elles suscitent une ferveur
collective qui prend les formes les plus diverses, du rituel maîtrisé d’une
liturgie supplicielle aux manifestations carnavalesques où des foules avides et
houleuses festoient à la vue du sang. Cette violence judiciaire est souvent
assez proche du théâtre et les contemporains spéculent volontiers sur le
recours au même mot (« échafaud » en français, « scaffold » en anglais) pour
désigner le lieu du supplice et celui du théâtre.

La troisième caractéristique est un système pénal qui apprécie la gravité
des faits selon des critères très différents des nôtres. Certains délits, véniels à
nos yeux, sont sévèrement punis, car c’est moins le crime qui compte que la
relation entre le criminel et sa victime : ainsi, de la part d’un domestique, le
plus petit vol est passible de mort. Inversement, les violences sexuelles sont
beaucoup moins réprimées, et surtout les victimes sont considérées tout
autrement : violée, une femme est souillée et par conséquent responsable de
la tache infligée à l’honneur familial.

A l’époque contemporaine, le paysage change radicalement. La tolérance
sociale est beaucoup plus faible. Il y a un tabou de violence et du sang et la
violence est réprimée parfois dès le plus petit acte : une bataille dans une cour
de récréation a récemment défrayé la chronique en France, en menant de
jeunes enfants au poste de police pour une véritable garde à vue. Du même
coup, la définition est bien plus étendue : la violence domestique est entrée
dans les statistiques officielles – et elle est à l’origine d’une bonne part des
homicides. Alors même que les faits sont moins nombreux, l’idée s’est
imposée d’une violence latente de la vie moderne, explorée dès les années 50
par les pièces de télévision de Pinter et confirmée par des affaires récentes de
suicides en série sur les lieux de travail. Du coup, la violence devient une
question politique, exploitée en tant que telle par les politiciens et déclinée en
différents thèmes médiatiques (insécurité, violence des banlieues, terrorisme,
etc.). Si la violence quotidienne a fortement décliné à l’époque
contemporaine, la violence guerrière a beaucoup évolué, avec les
développements technologiques et l’évolution constante des formes de la
guerre : infiltration quotidienne par le terrorisme, technologisation (la guerre
se fait en partie à distance, elle continue à tuer, mais sans passer
nécessairement par des combats au corps à corps ou même à vue). Le XXe
siècle a donné le sentiment d’une progression dans l’horreur : il n’a pas
inventé le génocide mais les guerres mondiales et l’horreur à l’échelle
industrielle. Au moment où les témoins de la Shoah commençaient à
disparaître et où la chape de silence se levait, la conviction de l’après-guerre
d’un « plus jamais ça » est brutalement démentie par de nouvelles horreurs
(la guerre des Balkans, celle du Rwanda). On a parfois lié la violence du
théâtre contemporain à la Shoah mais il est peut-être encore davantage lié au
deuil de l’espoir que la Shoah ait guéri l’humanité des massacres de masse.

La caractéristique essentielle de la violence contemporaine est sans
doute la modification du rapport que les sociétés « avancées » d’aujourd’hui
entretiennent avec elle : un rapport essentiellement médiatisé. Nous n’avons
plus de contact avec le corps souffrant et saignant, mais un rapport qui passe
avant tout par l’image. Ce qui suppose un impact ambigu : une horreur mêlée
de jouissance voyeuriste, ainsi qu’une esthétisation de la souffrance – à
preuve le succès de certaines images « emblématiques », comme la célèbre
« pietà de Benthala », la photographie prise en 1997 par le photographe
Hocine Zaourar d’une femme accablée de douleur, pendant les massacres en
Algérie9. L’effet de cette esthétisation est un dédouanement de la sensibilité :
la violence devient affaire de réaction affective, l’événement est réduit à une
image pathétique, les media rivalisant dans la course au « sujet » porteur et à
l’image efficace, pour la plus grande gloire de l’audimat et de la société
marchande.

Les dramaturges ne sont pas insensibles à la perception qu’ont, de la
violence, les sociétés où ils vivent : leurs oeuvres en portent la trace. Mais il est difficile de les réduire au statut de témoins car ils mènent une réflexion
sur la violence qui passe d’abord par le choix qu’ils font entre les différentes
options spectaculaires qui s’offrent à eux.


Les options spectaculaires : montrer ou cacher

On pourrait être tenté de penser que le meilleur moyen d’avoir l’impact
le plus fort sur les affects des spectateurs est de montrer. C’est du reste le
principe antique que ce qu’on voit émeut davantage que ce qu’on entend
(« magis movent visa quam audita »), repris par Horace dans son Art
Poetique : « l’esprit est moins frappé par ce qui lui parvient par l’oreille que
par ce qui est mis sous les yeux, organes fiables (« Segnius inritant animos
demissa per aurem quam quae sunt oculis subiecta fidelibus », v. 180-181).
C’est aussi un principe rhétorique : Quintilien, dans son Institutio Oratoria,
préconise diverses techniques pour gagner les juges : des manipulations
verbales pour les persuader en emportant une conviction rationnelle (c’est le
propre de l’art oratoire), d’autres techniques plus propres à agir sur les
affects, comme de produire, par le verbe, l’illusion d’une présence, pour
donner réalité aux faits et faire naître des images dans l’imagination (VI, 2),
et enfin des techniques auxiliaires, extérieures à l’art oratoire mais efficaces,
comme de recourir à des traces concrètes de l’acte – par exemple brandir un
linge taché du sang de la victime (V, 9) – ou comme de montrer un tableau
représentant le crime – ce qui revient à un aveu de faiblesse de l’orateur,
incapable de produire une image vive du crime par la seule force de la parole.
Pour un dramaturge, montrer l’action violente présente des avantages.
Cela permet de répondre à une demande ou une attente du public et de
satisfaire un besoin que d’autres « spectacles » entretiennent, comme les
exécutions publiques ou les combats d’animaux. Cela produit en outre une
empreinte mémorable : l’action se grave dans la mémoire du public. Cela
présente enfin l’intérêt de forcer l’attention de spectateurs qui, dans l’Europe
moderne, sont souvent indociles, et de la retenir pour susciter les affects – de
terreur et de pitié ou d’horreur et de fureur – sans lesquels il n’est pas de
tragédie digne de ce nom.

Ces avantages se doublent d’inconvénients : les dangers que j’évoquais
plus haut. Mais ce qui retient les dramaturges de montrer crûment est la
conscience qu’il n’est pas si simple de montrer ou plutôt que l’exhibition
pure et simple risque de tomber à plat car, pour être vraiment efficace, un
effet doit être construit. Les cinéastes l’ont compris fort bien et certains sont
passés maîtres en cet art : Hitchcock construit l’une des scènes de meurtre les
plus célèbres du cinéma – l’assassinat dans la douche de Psycho (1960) – par
un savant montage où l’on voit une succession d’images partielles : la vision
floue de l’assassin, à travers le rideau de la douche, des morceaux du corps de
la victime, le jet qui sort du pommeau, le tournoiement de l’eau qui se colore
dans le bac avant d’être évacuée. Dans cette mosaïque, presque rien qui
décrive le geste meurtrier : quelques photogrammes montrent une main qui
s’abat, crispée sur le manche d’un couteau. Le secret, pour être efficace, n’est
pas de planter une caméra face à l’action, c’est de suggérer, par des aperçus
bien choisis, ce que le spectateur est obligé de reconstruire dans sa tête.
Les dramaturges n’ont pas la possibilité de recourir à un montage habile,
ils n’ont à choisir qu’entre deux options : montrer ou ne pas montrer. Du
moins en apparence.

Ne pas montrer est le parti qui stimule le plus l’ingéniosité des
dramaturges, car il les oblige à trouver des solutions de rechange, c’est-à-dire
de s’arranger pour que le spectateur comprenne ce qui se passe sans suivre
directement le déroulement des opérations. La première est d’éluder, c’est-àdire
d’escamoter le moment fatidique. C’est le précepte de la dramaturgie
classique française de ne pas ensanglanter la scène. A ceci près que cet
interdit n’a jamais été vraiment formulé comme tel, qu’il est une sorte de loi
implicite, c’est-à-dire de convention efficace10. Il est d’ailleurs loin d’être
absolu : il s’agit surtout d’empêcher la représentation complète et explicite
d’un acte sanglant. Chez Corneille, à la fin de Rodogune (V, 4), Cléopâtre
avale le poison sur scène et sort en s’appuyant sur sa suivante, pour tomber
dès qu’elle aura franchi le seuil de la coulisse. Chez Racine, dans Bajazet, le
meurtre essentiel se fait en coulisse : Roxane peut se contenter de lancer à
Bajazet un simple « sortez » (V, 4), car le spectateur sait que les muets du
sérail attendent celui-ci derrière la porte, pour l’étrangler. Mais il n’y en a pas
moins une mort en scène, à la fin (V, 12) : la pièce s’achève sur Atalide qui
se poignarde et sur sa suivante qui conclut, en deux vers, qu’elle meurt. Un
ordre mortel est plus spectaculaire qu’un coup discret, à cause de la distance
même entre une injonction banale et la signification qu’elle prend dans ces
conditions particulières.

On s’est souvent trompé sur les raisons qui ont imposé ce refus du sang.
C’est d’abord le primat du verbe sur l’action : la tragédie est un univers
hiératique de déploration et de passions nobles. C’est ensuite un souci de
vraisemblance bien plus que de morale : il s’agit d’éviter tout ce qui pourrait
briser l’illusion ou, pire encore, faire sombrer dans le ridicule. Ce souci se
double d’un autre, d’ordre « social » : la violence est trop physique pour la
tragédie, qui tient le corps à distance et restreint les codes gestuels (les mains
ne doivent pas dépasser une zone qui va de la taille aux yeux), et elle est
indigne : les manifestations corporelles, même quand elles ne sont pas
sanglantes, sont bonnes pour le peuple et pour la comédie.

Il y a des bénéfices à cette restriction. Elle ne permet pas seulement
d’éviter les risques mais aussi de contraindre les dramaturges à l’ingéniosité :
les façons indirectes de montrer sont une prime à l’intelligence et elles
incitent à recourir à l’imagination. Les dramaturges ont souvent cru aux
vertus de l’ellipse, et les cinéastes plus encore : il est beaucoup plus terrifiant
de faire saisir des signes indirects. Dans M… le Maudit, Fritz Lang rend le
meurtre de la petite fille par l’ombre du criminel qui vient recouvrir une
affiche et par un ballon qui roule. Dans Cat People, de Jacques Tourneur, où
l’héroïne lycanthrope se transforme en guépard et pourchasse une victime,
toute la peur et l’horreur sont suscitées par des jeux de lumière, sur l’eau
d’une piscine et l’ombre démesurée d’un félin, sur les murs.

La façon la plus simple d’éluder l’acte sanglant est de le cantonner en
coulisse. Celle-ci se prête à deux utilisations. Elle peut fonctionner comme
censure : tout se passe à l’insu des spectateurs, pendant l’intervalle entre deux
actes – comme l’assassinat de Pyrrhus, dans Andromaque – voire entre deux
scènes, comme le suicide d’Hermione, un peu plus tard. Elle peut également
fonctionner comme écran : tout se passe hors des yeux du spectateur mais pas
à son insu : il peut suivre en direct une action qu’il ne voit pas mais qu’il
entend – comme l’infanticide, à la fin de la Médée d’Euripide – ou dont il
perçoit des échos, comme pour le meurtre de Duncan, dans Macbeth (II, 2) :
une cloche, le cri d’une chouette, l’angoisse de Lady Macbeth – tout dit le
meurtre sans qu’on ne le voie ni ne l’entende.

Rejeter l’acte sanglant en coulisse ne sert pas seulement à éviter toute
déception et à stimuler l’imagination ; en recourant à la suggestion, il s’agit
aussi de faire sentir l’interdit et d’accroître ainsi l’horreur. Mais la Médée
d’Euripide va plus loin encore, en valorisant l’ouïe à l’extrême, puisque les
échos qu’on entend sont exceptionnels. On entend des voix d’enfant, ce qui
est pratiquement un hapax sur la scène grecque, et ces paroles sont inouïes :
les fils de Médée disent leur mort, de la façon la plus pathétique, en essayant
d’arrêter le bras de leur mère. Dans ce cas, supprimer la vue, c’est rendre
l’écoute encore plus intense : il ne s’agit donc pas simplement d’une facilité
de dramaturge cherchant à minimiser les risques, la scène a un tout autre
intérêt et elle s’avère particulièrement inventive, puisqu’elle manipule les
données sensorielles en jouant l’ouïe contre la vue et en élaborant, du même
coup, ce qu’on pourrait appeler une « représentation voilée ». C’est une façon
de gérer le paradoxe du sujet désirable et impossible, en recherchant le
pathétique le plus intense possible, mais sans aller trop loin puisque la
représentation est estompée.



François LECERCLE
article complet sur
http://www.sidosoft.com/crlc/pdf_revue/revue2/Spectacle1.pdf

Hubert Aquin


Le bonheur d’expression - Hubert Aquin 1961


Le bonheur, c’est la morale. Il m’est difficile de dissocier ces deux termes que tant de directeurs de conscience ont liés l’un à l’autre et que bien des gens « évolués » persistent à disjoindre.

On n’est heureux qu’à l’intérieur d’un système qu’on accepte et, en fait, le bonheur se réduit essentiellement à cette acceptation. Bien sûr, les modes de l’acceptation offrent de nombreuses catégories, depuis la sérénité jusqu’à la résignation chrétienne, de la bonne humeur au complexe d’Issac. Ces comportements multiformes, parfois même alternatifs, dérivent tous d’une attitude fondamentale qui est l’acceptation. Et je ne connais rien de moins révolutionnaire que cette attitude.

Les gens heureux sont des contre-révolutionnaires ! On peut leur faire avaler n’importe quoi, ils en font leur bonheur, de la même façon que les bons chrétiens transforment leurs malheurs en épreuves et finissent ainsi par s’en réjouir. Quand on a commencé d’accepter, pourquoi s’arrêter sur cette voie ? D’ailleurs, les gens qui le veulent vraiment, deviennent heureux, quel que soit le prix qu’ils doivent payer ce bonheur, car le bonheur, on n’en sort pas, est affaire de volonté.

N’est-il pas significatif, en ce sens, de voir les grands personnages de roman désirer le bonheur jusqu’au moment où ils doivent l’accepter, mais jamais plus loin ? Mathilde de la Mole ou Madame de Mortsauf demeurent intouchables, inaccessibles par un décret inavouable et profond de ceux qui parlent de se tuer pour elles. Et la femme rencontrée l’Année dernière à Marienbad, il importe de ne pas l’avoir rencontrée : tout le film de Resnais repose sur cette volonté obscure, hésitante aussi, de refuser un bonheur, fût-il passé. La convergence de tant de bonheurs manqués, dans le folklore universel de la fiction, pose un problème aux gens heureux. Pourquoi, en effet, les gens heureux (et il y en a !) se repaissent-ils de ces beaux désastres et de ces faillites éclatantes ! Pour se purger, dirait Aristote ; mais peut-être aussi pour se grandir !

Car ceux qui ont choisi le bonheur ont en même temps choisi de n’être pas des héros. Je dirais même, inversant ma proposition jusqu’au paradoxe : qui choisit le bonheur renonce, ou devrait renoncer, à être un artiste.

Que peuvent bien m’apprendre les artistes, s’ils se mettent à être heureux ? Comment pourront-ils encore m’étonner ? Je n’ai que faire des oeuvres nées dans le climat débilitant de l’acceptation. Romanciers, poètes ou peintres, les artistes sont des professionnels du malheur ! Je dis bien des professionnels, non des amateurs ...

Qu’on me comprenne bien : la grandeur d’une oeuvre d’art n’est pas fatalement (!) proportionnelle au malheur de son auteur. Ce serait vraiment trop facile ! Le malheur aussi est un art. Le malheur dont je parle, le seul qui soit fécond, manifeste un choix profond ; c’est une vocation et non seulement un accident fortuit. Loin de considérer l’artiste comme une victime qui s’adonne à une activité compensatrice, je vois en lui un héros qui choisit pleinement son destin.

Le malheur équivaut, selon moi, à un mode supérieur de connaissance et devient, par conséquent, la voie royale de l’artiste qui veut exprimer la réalité, la recréer, l’enfanter une seconde fois dans une forme nouvelle ! Dans cet ordre, le malheur apparaît comme une façon privilégiée d’expérimenter la vie et devient un préalable à toute entreprise artistique.

Autant j’admire Beaudelaire, Dostoïevski, Balzac, Pascal, Pirandello ou Proust d’avoir poussé jusqu’au bout leur « difficulté d’être », car cette lutte a produit de grandes oeuvres, autant, d’autre part, je plains les petits malheureux, les tragiques, les masochistes à faible rendement, ceux qui sont nés pour un petit pain noir ! Ce sont des amateurs, c’est tout dire.

Ici je ne puis m’empêcher de pousser une pointe du côté des « nôtres » qui, à quelques exceptions près de chez les vivants et les morts, vivent dans la ouate psychologique et sociale. Hélas, trop de nos artistes sont heureux et acceptent en fait une société qu’ils dénoncent à hauts cris. Ceux-là sont mangés par le système et ne font appel, quand ils produisent, qu’à la couche de leur être qu’on appelle talent, soit la plus mince. Inutile de cacher qu’une telle somme de bonheur artistique m’inquiète beaucoup.

Pourtant, si je m’examine froidement, je ne crois rien avoir d’un charognard attiré par le malheur des autres. Ce sont les oeuvres qui m’intéressent, les grandes : celles que je regrette de ne pas avoir engendrées moi-même, celles pour lesquelles j’aurais donné dix ans de ma vie ! Quand je suis en présence d’une grande oeuvre, j’ai le sentiment intolérable d’avoir été volé (ce qui indique, je le reconnais, que je n’ai pas encore choisi ma « vocation »). Ce sentiment, je dis cela avec peine, je ne l’ai pas souvent éprouvé devant les oeuvres de notre terroir. Par exemple, la plupart de nos romans sont lamentablement imprégnés de morale. Et Dieu sait que rien n’est plus éloigné de la beauté et du tragique que la morale. La morale tue le tragique. Nietzsche nous l’a enseigné. La littérature canadienne ne compte pas de tragédie, mais beaucoup de drames de conscience. Pour tout dire, toute morale est une morale de bonheur ...

Un vieil adage, sans doute d’origine anglaise, dit que le Canadien français est passif et, comme se plaisait à le répéter un de mes professeurs, un peu « mouton ». En d’autres mots, les miens, les Canadiens français semblent heureux. Même politiquement, cela est connu de longue date. Nous avons glorifié ceux de nos chefs politiques qui ont le plus accepté ! On nous a enseigné à admirer Lafontaine, G.-E. Cartier, Laurier, Bourassa, mais le moins possible Papineau ! Nous sommes heureux politiquement parce que nous avons accepté de négocier indéfiniment des chèques bilingues et un drapeau, mais jamais l’essentiel. Deux siècles de conquête ont fait de nous des contre-révolutionnaires heureux et reconnaissants.

Dans l’ordre de la révolution il ne peut y avoir de modérés, de la même façon qu’il n’y a pas de place pour les amateurs en art ! Une conjonction évidente existe entre ces deux aspects de notre vie nationale. Pour le moment, l’intuition que j’en ai me convainc ; j’entreprendrai une autre fois ...

De notre faible productivité politique et artistique, je ne conclus pas que nous soyons un peuple heureux. Du moins je n’accepte pas ce bonheur. En assumant mon identité de Canadien français, je choisis le malheur ! Et je crois que minoritaires et conquis, nous sommes profondément malheureux. Ce malheur, collectif ou individuel, on nous a appris à le réduire à sa plus faible expression, à l’accepter, à en prendre notre parti. On nous a enseigné à nous en réjouir, comme on dit à un infirme de sourire.

Mais il se trouvera sans doute, au Canada français, des hommes politiques pour mesurer lucidement ce « malheur » et le pousser à bout. Que viennent aussi les écrivains et les artistes capables d’aller jusqu’au bout de leur malheur d’expression !

jueves, 23 de febrero de 2012

Lavelle, La mechanceté



"Lorsqu’on voit le méchant heureux et l’homme de bien malheureux, à supposer qu’il puisse en être ainsi, il semble que l’on se trouve en présence d’un désordre qui pourrait bien être pour la conscience le mal véritable. Cette non coïncidence du bonheur et du bien, du mal et de la souffrance est un scandale contre lequel s’insurgent la volonté et la raison. Car nous n’acceptons pas que l’unité de notre vie puisse être rompue, que les états que notre sensibilité éprouve ne soient pas l’écho fidèle des actes que notre volonté a accomplis, qu’une bonne action engendre en nous de l’affliction, une mauvaise de la joie. Contre de telles suites, c’est notre logique qui s’irrite autant que notre vertu. Le bonheur, même apparent, du méchant, le malheur, même accepté, de l’homme de bien sont des atteintes portées à la fois à l’intelligibilité et à la justice : nous ne pouvons pas comprendre que la conscience puisse sentir un accroissement, un épanouissement, là où elle poursuit un effet négatif et destructif, ni qu’elle se sente limitée et contrainte là où son action est elle même bienfaisante et généreuse. Nous consentons à admettre sans doute que le bien le plus haut ne puisse être obtenu parfois que par une douleur que nous devons subir sur un autre plan de notre conscience ; encore voulons nous non seulement que cette douleur soit consentie, mais que nous éprouvions de la joie à la subir.

VI. — La méchanceté.
@
Lorsque nous distinguons le mal et la douleur, c’est pour marquer que la douleur n’est qu’une affection de la sensibilité, par conséquent un fait que nous subissons, au lieu que le mal qui dépend de la volonté est un acte que nous accomplissons. Mais cela seul suffit à témoigner de l’étroite liaison qui subsiste toujours entre la douleur et le mal : car si la douleur, en tant qu’elle est subie, n’est un mal que dans la mesure où elle exprime en nous une limitation, le mal lui-même est une douleur que nous faisons subir à autrui, c’est à dire une limitation que nous lui imposons. La douleur est toujours la marque d’une limitation ou d’une destruction qui peuvent être le moyen d’une purification ou d’une croissance : et la distance entre la douleur et le mal est celle qui sépare une limitation ou une destruction involontaires d’une limitation ou d’une destruction volontaires.
On pensera donc qu’il est trop étroit de définir le mal par la simple production de la douleur, que la douleur parfois peut être voulue en vue d’un plus grand bien, et que la perversité cherche moins à faire souffrir qu’à avilir par l’usage même du plaisir. Ce qui suffit en effet à montrer que la douleur n’est un mal que quand elle est seulement le témoignage d’une diminution d’être qui a été elle même voulue ; c’est cette diminution que la perversité aussi se propose d’atteindre. Et le plaisir peut être l’étape par laquelle elle est obtenue.
Mais qu’il y ait un lien impossible à briser entre la douleur et le mal, c’est ce que prouve sans doute l’analyse de la méchanceté. Car le méchant a d’abord comme but la souffrance des autres ; et sans doute cette souffrance est elle pour lui une diminution d’être chez celui qu’il voit souffrir, une diminution d’être dont il est la cause, et qui relève en lui le sentiment de la puissance même dont il dispose ; mais il s’y joint aussi une sorte de satisfaction de voir souffrir un être dont la conscience doit témoigner encore de la misère même où elle se sent réduite. Et l’on dira peut être qu’une telle méchanceté est rare, mais il n’est pas sûr qu’elle ne traverse jamais comme un éclair les consciences les plus bienveillantes et les plus pures : tant il est vrai que la condition humaine obéit à des lois communes dont aucun individu dans le monde ne peut se regarder comme délivré.
On voit donc ici la ligne de démarcation et le point de contact entre la douleur et le mal. Le mal ne peut pas être défini, quoi qu’on en pense, par son rapport avec la sensibilité, mais par son rapport avec la volonté. Seulement, la volonté et la sensibilité sont toujours impliquées l’une par l’autre. La sensibilité est à l’égard de la volonté le témoignage de sa puissance et de son impuissance. Ainsi la douleur même n’est un mal que par son rapport avec la volonté : quand c’est la nature qui nous l’impose, elle est regardée comme un mal dans la mesure où elle est un obstacle à notre propre développement, où elle paralyse la volonté et l’anéantit ; et quand elle est l’effet de la volonté d’un autre, nous éprouvons alors un sentiment d’horreur comme si, en ajoutant à une limitation de la nature une limitation volontaire, c’était l’Esprit lui-même qui se tournait contre sa propre fin et qui contribuait à assurer sa défaite.
On ne pense pas que, dans la méchanceté, la volonté de faire souffrir soit jamais isolée. Il s’y associe toujours quelque motif extérieur, comme on le voit par l’exemple de la vengeance où la volonté d’imposer une souffrance à celui par qui nous avons souffert est toujours alliée soit au besoin de vaincre après avoir été vaincu, soit même à l’idée d’un équilibre rétabli et d’une justice satisfaite. Mais ce qui montre bien que la douleur n’est jamais qu’un signe du mal, c’est que la méchanceté la plus subtile et la plus profonde ne s’arrête pas à la douleur : elle ne voit en elle qu’un moyen dont le plaisir même pourrait tenir lieu, en ayant même sur elle l’avantage de tromper autrui par une fausse apparence. Car ce qu’elle vise, c’est la diminution d’être elle même, une sorte d’inversion du développement de la conscience, de corruption et de déchéance, sans que l’on puisse regarder pourtant un tel état comme libre de toute douleur secrète, que le méchant goûte par avance avec une sorte de délectation.

VII. — La définition du mal.
@
Il est bien remarquable que nous ne puissions jamais définir le mal d’une manière positive. Non seulement il entre dans un couple dont le bien est l’autre terme. Mais encore il est impossible de le nommer sans évoquer le bien dont il est précisément la privation.
Il y a plus. Il existe, semble t il, des formes très nombreuses du mal et l’on peut manquer le bien de beaucoup de manières auxquelles on donne pourtant le même nom. Selon le mot d’un ancien, le bien a un caractère fini, au lieu que le mal a un caractère infini. On reconnaît ici cette conception commune à tous les Grecs, c’est que le fini, c’est l’achevé et le parfait, ce à quoi précisément il ne manque rien, tandis que l’infini, c’est l’indéterminé, le désordre, le chaos, ce à quoi il manque tout ce qui pourrait lui donner un sens et une valeur, c’est à dire l’acte de pensée qui permettrait de l’organiser, de le circonscrire et d’en prendre possession. Laissons de côté cette opposition qui pourrait être contestée : du moins faut il reconnaître que toutes les formes du bien convergent les unes avec les autres. Nous pouvons multiplier les vertus et même les opposer entre elles, insister sur la diversité des vocations morales : pourtant le propre de ces vertus, c’est de produire un accord entre les différentes puissances de la conscience, le propre de ces vocations c’est de produire un accord entre les différentes consciences, alors que le mal se définit toujours comme une séparation, la rupture d’une harmonie, soit dans le même être, soit entre tous les êtres. C’est que toute volonté mauvaise poursuit des fins isolées qui, sacrifiant le Tout à la partie, portent toujours atteinte à l’intégrité du Tout et menacent de l’anéantir. On comprend donc qu’il y ait des formes innombrables du mal, bien qu’elles possèdent toutes ce caractère commun de diviser et de détruire, ce que l’on peut observer à l’intérieur d’une même conscience où le mal produit un déchirement intérieur, où la perversité elle même nous donne un plaisir amer, et dans les rapports des consciences entre elles qui ne cherchent qu’à se porter des coups et à se nuire. L’entente entre des criminels ne fait pas exception à cette loi, s’il est vrai qu’elle est toujours précaire, et qu’elle est tournée contre le reste de l’humanité. Dans la mesure où elle est une entente véritable, elle imite encore le bien et elle est l’ébauche d’une société morale. De telle sorte que, si la solidarité dans le bien ne cesse de rendre à la fois plus complexe et plus étroite l’unité de chaque être ou l’union des différents êtres, la solidarité dans le mal ne peut se poursuivre indéfiniment sans produire assez vite un désaccord, une dissonance, qui ne manque pas de nous opposer aussi bien à nous même qu’à tout l’univers.

Louis LAVELLE
LA SOUFFRANCE ET LE MAL

lunes, 6 de febrero de 2012

Dostoievksi, Les Frères Karamazov




Ivan se tut un instant et son visage s’attrista soudain.
« Écoute, je me suis borné aux enfants pour être plus clair. Je n’ai rien dit des larmes humaines dont la terre est saturée, abrégeant à dessein mon sujet. J’avoue humblement ne pas comprendre la raison de cet état de choses. Les hommes sont seuls coupables : on leur avait donné le paradis ; ils ont convoité la liberté et ravi le feu du ciel, sachant qu’ils seraient malheu-reux ; ils ne méritent donc aucune pitié. D’après mon pauvre esprit terrestre, je sais seulement que la souffrance existe, qu’il n’y a pas de coupables, que tout s’enchaîne, que tout passe et s’équilibre. Ce sont là sornettes d’Euclide, je le sais, mais je ne puis consentir à vivre en m’appuyant là-dessus. Qu’est-ce que tout cela peut bien me faire ? Ce qu’il me faut, c’est une com-pensation, sinon je me détruirai. Et non une compensation quelque part, dans l’infini, mais ici-bas, une compensation que je voie moi-même. J’ai cru, je veux être témoin, et si je suis déjà mort, qu’on me ressuscite ; si tout se passait sans moi, ce serait trop affligeant. Je ne veux pas que mon corps avec ses souf-frances et ses fautes serve uniquement à fumer l’harmonie fu-ture, à l’intention de je ne sais qui. Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier. C’est sur ce désir que reposent toutes les religions, et j’ai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des choses. Mais les enfants, qu’en ferai-je ? Je ne peux résoudre cette question. Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à l’harmonie éternelle, quel est le rôle des enfants ? On ne comprend pas pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de l’harmonie. Pourquoi serviraient-ils de matériaux destinés à la préparer ? Je comprends bien la solidarité du pé-ché et du châtiment, mais elle ne peut s’appliquer aux petits in-nocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, c’est une vérité qui n’est pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher, mais il n’a pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. Aliocha, je ne blas-phème pas. Je comprends comment tressaillira l’univers, lors-que le ciel et la terre s’uniront dans le même cri d’allégresse, lorsque tout ce qui vit ou a vécu proclamera : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées ! », lorsque le bour-reau, la mère, l’enfant s’embrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! » Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué. Le malheur, c’est que je ne puis admettre une solution de ce genre. Et je prends mes mesures à cet égard, tandis que je suis encore sur la terre. Crois-moi, Alio-cha, il se peut que je vive jusqu’à ce moment ou que je ressuscite alors, et je m’écrierai peut-être avec les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison, Sei-gneur ! » mais ce sera contre mon gré. Pendant qu’il est encore temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu’elle ne vaut pas une larme d’enfant, une larme de cette petite victime qui se frappait la poitrine et priait le « bon Dieu » dans son coin infect ; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes n’ont pas été rachetées. Tant qu’il en est ainsi, il ne sau-rait être question d’harmonie. Or, comment les racheter, c’est impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer ? D’ailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. Si le droit de pardonner n’existe pas, que devient l’harmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit ? C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère gar-der mes souffrances non rachetées et mon indignation persis-tante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on a surfait cette harmo-nie ; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet90.
– Mais c’est de la révolte, prononça doucement Aliocha, les yeux baissés.
– De la révolte ? Je n’aurais pas voulu te voir employer ce mot. Peut-on vivre révolté ? Or, je veux vivre. Réponds-moi franchement. Imagine-toi que les destinées de l’humanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heu-reux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, il soit indis-pensable de mettre à la torture ne fût-ce qu’un seul être, l’enfant qui se frappait la poitrine de son petit poing, et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu, dans ces conditions, à édifier un pareil bonheur ? Réponds sans mentir.
– Non, je n’y consentirais pas.
– Alors, peux-tu admettre que les hommes consentiraient à accepter ce bonheur au prix du sang d’un petit martyr ?
– Non, je ne puis l’admettre, mon frère, prononça Aliocha, les yeux étincelants. Tu as demandé s’il existe dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner. Oui, cet Être existe. Il peut tout pardonner, tous et pour tout, car c’est Lui qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu l’as oublié, c’est lui la pierre angulaire de l’édifice, et c’est à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées. »
– Ah ! oui, « le seul sans péché » et « qui a versé son sang ». Non, je ne l’ai pas oublié, je m’étonnais, au contraire, que tu ne l’aies pas encore mentionné, car dans les discussions les vôtres commencent par le mettre en avant, d’habitude. Sais-tu, mais ne ris pas, que j’ai composé un poème, l’année der-nière ? Si tu peux m’accorder encore dix minutes, je te le racon-terai.
– Tu as écrit un poème ?
– Non, fit Ivan en riant, car je n’ai jamais fait deux vers dans ma vie. Mais j’ai rêvé ce poème et je m’en souviens. Tu se-ras mon premier lecteur, ou plutôt mon premier auditeur. Pourquoi ne pas profiter de ta présence ? Veux-tu ?
– Je suis tout oreilles.
– Mon poème s’intitule le Grand Inquisiteur, il est ab-surde, mais je veux te le faire connaître. »

La suite dans la version intégrale
http://www.ebooksgratuits.com/pdf/dostoievski_freres_karamazov.pdf

domingo, 5 de febrero de 2012

Nietzsche, Généalogie de la Morale



— L’indication de la véritable méthode à suivre m’a été donnée par cette question : Quel est exactement, au point de vue étymologique, le sens des désignations du mot « bon » dans les diverses langues ? C’est alors que je découvris qu’elles dérivent toutes d’une même transformation d’idées, — que partout l’idée de « distinction », de « noblesse », au sens du rang social, est l’idée mère d’où naît et se développe nécessairement l’idée de « bon » au sens « distingué quant à l’âme », et celle de « noble », au sens de « ayant une âme d’essence supérieure », « privilégié quant à l’âme ». Et ce développement est toujours parallèle à celui qui finit par transformer les notions de « vulgaire », « plébéien », « bas » en celle de « mauvais ». L’exemple le plus frappant de cette dernière métamorphose c’est le mot allemand schlecht (mauvais) qui est identique à schlicht (simple) — comparez schlechtweg (simplement), schlechterdings (absolument) — et qui, à l’origine, désignait l’homme simple, l’homme du commun, sans équivoque et sans regard oblique, uniquement en opposition avec l’homme noble. Ce n’est que vers l’époque de la guerre de Trente Ans, assez tardivement comme on voit, que ce sens, détourné de sa source, est devenu celui qui est aujourd’hui en usage. — Voilà une constatation qui me paraît être essentielle au point de vue de la généalogie de la morale ; si elle a été faite si tard, la faute en est à l’influence enrayante qu’exerce au sein du monde moderne, le préjugé démocratique, mettant obstacle à toute recherche touchant la question des origines. Et cela, jusque dans le domaine qui semble le plus objectif, celui des sciences naturelles et de la physiologie, un fait que je me contenterai d’indiquer ici. Mais pour juger du désordre que ce préjugé, une fois déchaîné jusqu’à la haine, peut jeter en particulier dans la morale et dans l’étude de l’histoire, il suffira d’examiner le cas trop fameux de Buckle ; le plébéisme de l’esprit moderne qui est d’origine anglaise fit éruption une fois encore sur son sol natal, avec la violence d’un volcan de boue et avec cette faconde salée, tapageuse et vulgaire qui a toujours caractérisé les discours des volcans. —


5.

En ce qui concerne notre problème qui peut être appelé, à bon droit, un problème intime et qui, de propos délibéré, ne s’adresse qu’à l’oreille du petit nombre, il est du plus haut intérêt d’établir que, fréquemment encore, à travers les mots et les racines qui signifient « bon », transparaît la nuance principale grâce à laquelle les « nobles » se sentaient hommes d’un rang supérieur. Il est vrai que, peut-être dans la plupart des cas, ils tirent simplement leur nom de la supériorité de leur puissance (soit « les puissants », les maîtres », « les chefs »), ou des signes extérieurs de cette supériorité, par exemple « les riches », « les possesseurs » (tel est le sens de arya, sens qui se retrouve dans le groupe éranien et slave). Pourtant, parfois un trait typique du caractère détermine l’appellation, et c’est le cas qui nous intéresse ici. Ils se nomment par exemple « les véridiques » : et c’est en premier lieu la noblesse grecque qui se désigne ainsi par la bouche du poète mégarien Théogonis. Le mot ἐσθλός, formé à cet usage, signifie d’après sa racine quelqu’un qui est, qui a de la réalité, qui est réel, qui est vrai ; puis, par une modification subjective, le vrai devient le véridique : à cette phase de la transformation de l’idée nous voyons le terme qui l’exprime devenir le mot d’ordre et le signe de ralliement de la noblesse, prendre absolument le sens de « noble », par opposition à l’homme « menteur » du commun, tel que Théogonis le conçoit et le dépeint, — jusqu’à ce qu’enfin, après le déclin de la noblesse, le mot ne désigne plus que la noblesse d’âme et prenne, en même temps, le sens de quelque chose de mûri et d’adouci. Le mot de ϰαϰός comme celui de δειλός (qui désigne le plébéien par opposition à l’ἀγαθός) souligne la lâcheté : voilà qui indiquera peut-être dans quelle direction il faut chercher l’étymologie du mot ἀγαθός, qu’on peut interpréter de plusieurs manières. Le latin malus (que je mets en regard de μέλας, noir) pourrait avoir désigné l’homme du commun d’après sa couleur foncée, et surtout d’après ses cheveux noirs (hic niger est), l’autochtone pré-aryen du sol italique se distinguant le plus clairement par sa couleur sombre de la race dominante, de la race des conquérants aryens aux cheveux blonds. Du moins le gaëlique m’a fourni une indication absolument similaire : — c’est le mot fin (par exemple dans Fin-Gal), le terme distinctif de la noblesse, en dernière analyse le bon, le noble, le pur, signifiait à l’origine : la tête blonde, en opposition à l’autochtone foncé aux cheveux noirs. Les Celtes, soit dit en passant, étaient une race absolument blonde ; quant à ces zones de populations aux cheveux essentiellement foncés que l’on remarque sur les cartes ethnographiques de l’Allemagne faites avec quelque soin, on a tort de les attribuer à une origine celtique et à un mélange de sang celte, comme fait encore Virchow : c’est plutôt la population pré-aryenne de l’Allemagne qui perce dans ces régions. (La même observation s’applique à presque toute l’Europe : en fait, la race soumise a fini par y reprendre la prépondérance, avec sa couleur, la forme raccourcie du crâne et peut-être même les instincts intellectuels et sociaux : — qui nous garantit que la démocratie moderne, l’anarchisme encore plus moderne et surtout cette tendance à la Commune, à la forme sociale la plus primitive, chère aujourd’hui à tous les socialistes d’Europe, ne soient pas, dans l’essence, un monstrueux effet d’ atavisme — et que la race des conquérants et des maîtres, celle des aryens, ne soit pas en train de succomber même physiologiquement ?…) Je crois pouvoir interpréter le latin bonus par « le guerrier » : en supposant qu’avec raison je ramène bonus à sa forme plus ancienne de duonus (comparez : bellum = duellum = duen-lum, où ce duonus me paraît être conservé). D’après cela, le bonus serait l’homme du duel, de la dispute (duo), le guerrier : on voit donc ce qui constituait la « bonté » d’un homme de la Rome antique. Notre mot allemand gut (bon) lui-même ne devait-il pas signifier der Göttliche (le divin), l’homme d’extraction divine ? Et ne serait-il pas synonyme de Goth, le nom d’un peuple, mais primitivement d’une noblesse seulement ? Les raisons en faveur de cette hypothèse ne peuvent être exposées ici. —


6.

Si la transformation du concept politique de la prééminence en un concept psychologique est la règle, ce n’est point par une exception à cette règle (quoique toute règle donne lieu à des exceptions) que la caste la plus haute forme en même temps la caste sacerdotale et que par conséquent elle préfère, pour sa désignation générale, un titre qui rappelle ses fonctions spéciales. C’est là que par exemple le contraste entre « pur » et « impur » sert pour la première fois à la distinction des castes ; et là encore se développe plus tard une différence entre « bon » et « mauvais » dans un sens qui n’est plus limité à la caste. Du reste qu’on se garde bien de prêter de prime abord à ces concepts de « pur » et d’« impur » un sens trop rigoureux, trop vaste, voire même un sens symbolique : tous les concepts de l’humanité primitive ont commencé par être pris à un degré que nous n’imaginons point, dans un sens grossier, brut, sommaire, borné, et surtout et avant tout dans un sens non symbolique. Le « pur » est d’abord simplement un homme qui se lave, qui s’interdit certains aliments provoquant des maladies de la peau, qui ne cohabite pas avec les femmes malpropres du bas peuple, qui a l’horreur du sang, — et rien de plus, ou en tous les cas peu de chose en plus ! D’autre part, les procédés particuliers aux aristocraties sacerdotales font comprendre pourquoi c’est précisément ici que les contrastes d’évaluation ont pu se spiritualiser et s’accentuer très vite. Et, de fait, ce sont elles qui ont fini par creuser entre les hommes des abîmes que même un Achille de pensée libre ne saurait franchir sans frissonner. Il y a, dès le principe, quelque chose de morbide dans ces aristocraties sacerdotales et dans leurs habitudes dominantes, hostiles à l’action, voulant que l’homme tantôt couve ses songes, tantôt soit bouleversé par des explosions de sentiments, — la conséquence paraît en être cette débilité intestinale et cette neurasthénie presque fatalement inhérentes aux prêtres de tous les temps. Et le remède préconisé par eux contre cet état morbide, comment ne pas affirmer qu’en fin de compte il s’est trouvé cent fois plus dangereux encore que la maladie dont il s’agissait de se débarrasser ? L’humanité tout entière souffre encore des suites de ce traitement naïf, imaginé par les prêtres. Il suffira de rappeler certaines particularités du régime diététique (privation de viande), le jeûne, la continence sexuelle, la fuite « dans le désert » (l’isolement à la Weir Mitchell, bien entendu sans la cure d’engraissement et de suralimentation qui le suit et qui constitue le remède le plus efficace contre toute hystérie de l’idéal ascétique). Joignez à cela la métaphysique sacerdotale hostile aux sens, qui rend paresseux et raffiné, l’hypnotisme par autosuggestion que pratiquent les prêtres à la manière des fakirs et des brahmanes — Brahma tenant lieu de bouton de cristal ou d’idée fixe — et la satiété universelle et finale, bien compréhensible d’ailleurs avec la cure radicale du prêtre, le néant (ou Dieu : — car l’aspiration à une union mystique avec Dieu n’est que l’aspiration du bouddhiste au néant, au Nirvâna — et pas autre chose !). C’est que, chez le prêtre, tout devient plus dangereux, non seulement les traitements et les thérapeutiques, mais encore l’orgueil, la vengeance, la perspicacité, la débauche, l’amour, l’ambition, la vertu, la maladie ; — avec un peu d’équité, on pourrait, il est vrai, ajouter que c’est sur le terrain même de cette forme d’existence essentiellement dangereuse, la sacerdotale, que l’homme a commencé à devenir un animal intéressant ; c’est ici que, dans un sens sublime, l’âme humaine a acquis la profondeur et la méchanceté — et certes ce sont là les deux attributs capitaux qui ont assuré jusqu’ici à l’homme la suprématie sur le reste du règne animal !…


7.

— On devine avec combien de facilité la façon d’apprécier propre au prêtre se détachera de celle de l’aristocratie guerrière, pour se développer en une appréciation tout à fait contraire ; le terrain sera surtout favorable au conflit lorsque la caste des prêtres et celle des guerriers se jalouseront mutuellement et n’arriveront plus à s’entendre sur le rang. Les jugements de valeurs de l’aristocratie guerrière sont fondés sur une puissante constitution corporelle, une santé florissante, sans oublier ce qui est nécessaire à l’entretien de cette vigueur débordante : la guerre, l’aventure, la chasse, la danse, les jeux et exercices physiques et en général tout ce qui implique une activité robuste, libre et joyeuse. La façon d’apprécier de la haute classe sacerdotale repose sur d’autres conditions premières : tant pis pour elle quand il s’agit de guerre. Les prêtres, le fait est notoire, sont les ennemis les plus méchants — pourquoi donc ? Parce qu’ils sont les plus incapables. L’impuissance fait croître en eux une haine monstrueuse, sinistre, intellectuelle et venimeuse. Les grands vindicatifs, dans l’histoire, ont toujours été des prêtres, comme aussi les vindicatifs les plus spirituels : — auprès de l’esprit que déploie la vengeance du prêtre tout autre esprit entre à peine en ligne de compte. L’histoire de l’humanité serait à vrai dire une chose bien inepte sans l’esprit dont les impuissants l’ont animée. Allons droit à l’exemple le plus saillant. Tout ce qui sur terre a été entrepris contre les « nobles », les « puissants », les « maîtres », le « pouvoir », n’entre pas en ligne de compte, si on le compare à ce que les Juifs ont fait : les Juifs, ce peuple sacerdotal qui a fini par ne pouvoir trouver satisfaction contre ses ennemis et ses dominateurs que par une radicale transmutation de toutes les valeurs, c’est-à-dire par un acte de vindicte essentiellement spirituel. Seul un peuple de prêtres pouvait agir ainsi, ce peuple qui vengeait d’une façon sacerdotale sa haine rentrée. Ce sont des Juifs, qui, avec une formidable logique, ont osé le renversement de l’aristocratique équation des valeurs (bon, noble, puissant, beau, heureux, aimé de Dieu.) Ils ont maintenu ce renversement avec l’acharnement d’une haine sans borne (la haine de l’impuissance) et ils ont affirmé : « Les misérables seuls sont les bons ; les pauvres, les impuissants, les petits seuls sont les bons ; ceux qui souffrent, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis de Dieu ; c’est à eux seuls qu’appartiendra la béatitude — par contre, vous autres, vous qui êtes nobles et puissants, vous êtes de toute éternité les mauvais, les cruels, les avides, les insatiables, les impies, et, éternellement, vous demeurerez aussi les réprouvés, les maudits, les damnés ! »… On sait qui a recueilli l’héritage de cette dépréciation judaïque… Je rappelle, à propos de l’initiative monstrueuse et néfaste au-delà de toute expression que les Juifs ont prise par cette déclaration de guerre radicale entre toutes, la conclusion à laquelle je suis arrivé en un autre endroit (Par delà le bien et le mal, aph. 195). — Je veux dire que c’est avec les Juifs que commence le soulèvement des esclaves dans la morale : ce soulèvement qui traîne à sa suite une histoire longue de vingt siècles et que nous ne perdons aujourd’hui de vue que — parce qu’il a été victorieux…


8.

— Mais vous ne comprenez pas ? Vous n’avez pas d’yeux pour une chose qui a eu besoin de deux mille ans pour triompher ?… Il n’y a pas lieu de s’en étonner : tout ce qui est long est difficile à voir, à embrasser d’un coup d’œil. Or, voici ce qui s’est passé : sur le tronc de cet arbre de la vengeance et de la haine, de la haine judaïque — la plus profonde et la plus sublime que le monde ait jamais connue, de la haine créatrice de l’idéal, de la haine qui transmue les valeurs, une haine qui n’eut jamais sa pareille sur la terre — de cette haine sortit quelque chose de non moins incomparable, un amour nouveau, la plus profonde et la plus sublime de toutes les formes de l’amour : — et d’ailleurs sur quel autre tronc cet amour aurait-il pu s’épanouir ?… Mais que l’on ne s’imagine pas qu’il se développa sous forme de négation de cette soif de vengeance, comme antithèse de la haine judaïque ! Non, tout au contraire. L’amour est sorti de cette haine, s’épanouissant comme sa couronne, une couronne triomphante qui s’élargit sous les chauds rayons d’un soleil de pureté, mais qui, dans ce domaine nouveau, sous le règne de la lumière et du sublime, poursuit toujours encore les mêmes buts que la haine : la victoire, la conquête, la séduction, tandis que les racines de la haine pénétraient, avides et opiniâtres, dans le domaine souterrain des ténèbres et du mal. Ce Jésus de Nazareth, cet évangile incarné de l’amour, ce « Sauveur » qui apportait aux pauvres, aux malades, aux pécheurs, la béatitude et la victoire — n’était-il pas précisément la séduction dans sa forme la plus sinistre et la plus irrésistible, la séduction qui devait mener par un détour à ces valeurs judaïques, à ces rénovations de l’idéal ? Le peuple d’Israël n’a-t-il pas atteint, par la voie détournée de ce Sauveur, de cet apparent adversaire qui semblait vouloir disperser Israël, le dernier but de sa sublime rancune ? N’est-ce pas par l’occulte magie noire d’une politique vraiment grandiose de la vengeance, d’une vengeance prévoyante, souterraine, lente à saisir et à calculer ses coups, qu’Israël même a dû renier et mettre en croix, à la face du monde, le véritable instrument de sa vengeance, comme si cet instrument était son ennemi mortel, afin que le « monde entier », c’est-à-dire tous les ennemis d’Israël, eussent moins de scrupules à mordre à cet appât ? Pourrait-on d’ailleurs s’imaginer, en s’aidant de tous les raffinements de l’esprit, un appât plus dangereux encore ? Quelque chose qui égalerait par sa puissance de séduction, par sa force de leurre et d’étourdissement ce symbole de la « sainte croix », cet horrible paradoxe d’un « Dieu mis en croix », ce mystère d’une inimaginable et dernière cruauté, la cruauté folle d’un Dieu se crucifiant lui-même pour le salut de l’humanité ?… Il est du moins certain qu’avec sa vengeance et sa transmutation de toutes les valeurs, Israël a toujours triomphé de nouveau sub hoc signo, de tout autre idéal, de tout idéal plus noble.


9.

— « Mais que nous parlez-vous encore d’un idéal plus noble ! Inclinons-nous devant le fait accompli : c’est le peuple qui l’a emporté — ou bien « les esclaves », ou bien « la populace », ou bien « le troupeau », nommez-les comme vous voudrez —, si c’est aux Juifs qu’on le doit, eh bien ! jamais peuple n’a eu une mission historique plus considérable. Les « maîtres » sont abolis ; la morale de l’homme du commun a triomphé. Libre à vous de comparer cette victoire à un empoisonnement du sang (elle a opéré le mélange des races) — je n’y contredis pas ; mais il est indubitable que cette intoxication a réussi. La « rédemption ou la délivrance » du genre humain (je veux dire l’affranchissement du joug des « maîtres ») est en excellente voie ; tout se judaïse, ou se christianise, ou se voyoucratise à vue d’œil (que nous importent les mots ! ). Les progrès de cet empoisonnement de l’humanité par tout le corps semblent irrésistibles, son allure et sa marche pourront même dès aujourd’hui se ralentir toujours davantage, devenir toujours plus délicates, plus imperceptibles, plus réfléchies — on a du temps devant soi… L’Église a-t-elle encore dans cette sphère une tâche nécessaire à remplir ? a-t-elle, d’une façon générale, encore un droit à l’existence ? Ou bien pourrait-on s’en passer ? Quæritur.. Il semble qu’elle entrave et retarde cette marche plutôt que de l’accélérer ? Eh bien ! voilà qui pourrait constituer précisément son utilité… Assurément, elle a quelque chose de grossier et de rustique qui répugne à une intelligence un peu délicate et à un goût vraiment moderne. Ne devrait-elle pas, pour le moins, gagner un peu en raffinement ?… Elle repousse aujourd’hui plus qu’elle ne séduit… Qui de nous voudrait être libre penseur si l’Église n’existait pas ? L’Église nous répugne, mais non pas son poison… Mettez de côté l’Église, et nous aimerons aussi le poison… » — Tel fut l’épilogue que fit à mon discours un « libre penseur », un honnête animal, comme il l’a surabondamment prouvé, et de plus un démocrate ; il m’avait écouté jusque-là, mais il ne put pas supporter mon silence. Or, en cet endroit j’ai beaucoup de choses à taire. —

Nietzsche Généalogie de la Morale



"229.

Les époques tardives, qui auraient le droit d’être fières de leur humanité, gardent encore tant de crainte, tant de superstition craintive au sujet de la « bête sauvage et cruelle » dont l’assujettissement fait la gloire de cette époque plus humaine, que les vérités les plus tangibles restent même inexprimées pendant des siècles, comme si l’on s’était donné le mot pour cela, parce qu’elles semblent vouloir rendre l’éxistence à cette bête sauvage enfin mise à mort. Je suis peut-être bien hardi de laisser échapper une telle vérité. Puissent d’autres la reprendre et lui faire boire tant de « lait des pieuses vertus » [3] qu’elle en restera tranquille et oubliée dans son coin ! — Il faut qu’on change d’idée au sujet de la cruauté et qu’on ouvre les yeux. Il faut qu’on apprenne enfin à être impatient, afin que de grosses et immodestes erreurs de cette espèce ne se pavanent plus insolemment avec leur air de vertu, des erreurs comme celles qu’ont nourries par oxcmple les philosophes anciens et modernes au sujet de la tragédie. Presque tout ce que nous appelons « culture supérieure » repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté, — telle est ma thèse. Cette « hôte sauvage » n’a pas été tuée ; elle vit, elle prospère, elle s’est seulement... divinisée. Ce qui produit la volupté douloureuse de la tragédie, c’est la cruauté ; ce qui produit une impression agréable dans ce qu’on appelle pitié tragique, et même dans tout ce qui est sublime, jusque dans les plus hauts et les plus délicieux frémissements de la métaphysique, lire sa douceur uniquement des ingrédients de cruauté qui y sont mêlés. Les Romains, dans les spectacles du cirque, les chrétiens dans le ravissement de la Croix, les Espagnols à la vue des bûchers et des combats de taureaux, les Japonais modernes qui se pressent au théâtre, les ouvriers parisiens des faubourgs qui ont la nostalgie des révolutions sanglantes, la wagnérienne qui « laisse passer sur elle », avec sa volonté démontée, la musique de Tristan et Yseult, — ce dont tous ils jouissent, ce qu’ils cherchent à boire avec des lèvres mystérieusement altérées, c’est le philtre de la grande Circé « cruauté ». Pour comprendre cela il faut bannir, il est vrai, la sotte psychologie de jadis qui sur la cruauté ne sut enseigner qu’une seule chose : c’est qu’elle naît à la vue de la souffrance d’autrui. Il y a une jouissance puissante, débordante à assister à ses propres souffrances, à se faire souffrir soi-même, — et partout où l’homme se laisse entraîner jusqu’à l’abnégation (au sens religieux), ou à la mutilation de son propre corps, comme chez les Phéniciens et les ascètes, ou en général au renoncement de la chair, à la macération et à la contrition, aux spasmes puritains de la pénitence, à la vivisection de la conscience, au sacrifizio dell’ intelletto de Pascal, — il est attiré secrètement par sa propre cruauté, tournée contre elle-même. Que l’on considère enfin que le Connaisseur lui-même, tandis qu’il force son esprit à la connaissance, contre le penchant de l’esprit et souvent même contre le vœu de son cœur, — c’est-à-dire à nier, alors qu’il voudrait affirmer, aimer, adorer, — agit comme artiste et transfigure la cruauté. Toute tentative d’aller au fond des choses, d’éclaircir les mystères est déjà une violence, une volonté de faire souffrir, la volonté essentielle de l’esprit qui tend toujours vers l’apparence et le superficiel, — dans toute volonté de connaître il y a une goutte du cruauté.

Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal
§229

Les Chants de Maldodor




"J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu'il put pendant un grand nombre d'années ; mais à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête, jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolûment dans la carrière du mal… ; atmosphère douce ! Qui l'aurait dit ? lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l'aurait fait très-souvent, si Justice, avec son long cortége de châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché, Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu ? il ose le redire avec cette plume qui tremble. Ainsi donc il est une puissance plus forte que la volonté ! Malédiction ! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ! Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le bien ! C'est ce que je disais plus haut.

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Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains au moyen de nobles qualités du cœur que l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir. Moi je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté, délices non passagères, artificielles, mais qui ont commencé avec l'homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s'allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce qu'on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le voulez bien… ; Pardon, il me semblait que mes cheveux s'étaient dressés sur ma tête ; mais ce n'est rien, car avec ma main je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de Maldoror soient dans tous les hommes :

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J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, mettre l'or d'autrui dans la poche et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres, mais cela, étrange imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté. C'était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si c'était là vraiment le rire des autres. Mais après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c'est-à-dire que je ne riais pas. J'ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l'acier fondu, la cruauté du requin, l'insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire tomber sur eux la colère implacable d'en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux pleins d'un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n'oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables qui n'avaient pas le sens commun contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes ; mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans, firmament bleuâtre dont je n'admets pas la beauté, mer hypocrite, image de mon cœur, terre au sein mystérieux, habitants des sphères, univers entier, Dieu qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que j'invoque : montre-moi un homme qui soit bon !… ; Mais que ta grâce décuple mes forces naturelles, car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d'étonnement : on meurt à moins. Qu'ai-je dit contre les hommes ? Est-ce bien moi qui me permets de leur reprocher quelque chose ? Je suis plus cruel qu'eux :

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On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Ah ! qu'il est doux de se coucher avec un enfant qui n'a rien encore sur la lèvre supérieure, et de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux ! Puis, tout à coup, d'enfoncer ses ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu'il ne meure pas ; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de ses misères. Ensuite on boit le sang en léchant les blessures ; et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'éternité dure, l'enfant pleure. Rien n'est si bon que son sang extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce n'est ces larmes amères comme le sel. Homme, n'as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t'es coupé le doigt ? Comme il est bon, n'est-ce pas, car il n'a aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas d'avoir un jour, dans tes réflexions lugubres, porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée par ce qui tombait des yeux, laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche qui puisait à longs traits, dans cette coupe tremblante comme les dents de l'élève qui regarde obliquement celui qui est né pour l'oppresser, les larmes ? Comme elles sont bonnes, n'est-ce pas, car elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus ; mais les larmes de l'enfant sont meilleures au palais ; lui ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal : celle qui aime le plus trahit tôt ou tard… ; je le sais. Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux pendant que tu déchireras ses chairs palpitantes ; et, après avoir entendu de longues heures ses cris sublimes semblables aux râles perçants que poussent dans une bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, t'ayant écarté, comme une avalanche tu te précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant d'arriver à son secours. Tu lui délieras les mains aux nerfs et aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te remettant à lécher ses larmes et son sang. Oh ! comme alors le repentir est vrai. L'étincelle divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre ; trop tard ! Comme le cœur déborde de pouvoir consoler l'innocent à qui l'on a fait du mal : "Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom qualifier ! Malheureux que vous êtes ! comme vous devez souffrir ! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis maintenant. Hélas ! qu'est-ce donc que le bien et le mal ? Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini par les moyens même les plus insensés ? Ou bien sont-ce deux choses différentes ? Oui, que ce soit plutôt une même chose, car sinon que deviendrai-je au jour du jugement ? Adolescent, pardonne-moi ; c'est celui qui est devant ta figure noble et sacrée qui a brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l'aigle déchirant sa proie, qui m'a poussé à commettre ce crime ; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais ! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l'éternité ; ne former qu'un seul être, ma bouche collée à ta bouche ; même, de cette manière, mon expiation ne sera pas complète. Alors tu me déchireras sans jamais t'arrêter ; fais-le avec les dents et les ongles à la fois. Je me laisserai faire, et nous souffrirons tous les deux, moi d'être déchiré ; toi de me déchirer, ma bouche collée à ta bouche. Ô adolescent aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je te conseille ? Malgré toi je veux que tu le fasses, et tu rendras heureuse ma conscience." Après avoir parlé ainsi, en même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé du même être : ce qui est le bonheur le plus grand que l'on puisse concevoir. Plus tard tu pourras le mettre à l'hôpital ; car le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t'appellera bon, et les couronnes de lauriers et les médailles d'or cacheront tes pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille. O toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui rend le crime sacré, je sais que ton pardon fut immense comme l'univers. Mais moi j'existe encore !"


Isidore Ducasse, Chants de Maldoror
http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Chants_de_Maldoror,_Chant_premier_%281868%29

Baudelaire, Le Mauvais Vitrier



Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l'action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.
Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu'au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l'action par une force irrésistible, comme la flèche d'un arc. Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d'accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.
Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu'on l'affirme généralement. Dix fois de suite, l'expérience manqua; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.
Un autre allumera un cigare à côté d'un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d'énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l'anxiété, pour rien, par caprice, par désoeuvrement.
C'est une espèce d'énergie qui jaillit de l'ennui et de la rêverie; et ceux en qui elle se manifeste si inopinément sont, en général, comme je l'ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.
Un autre, timide à ce point qu'il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d'Eaque et de Rhadamante, sautera brusquement au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui et l'embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.
- Pourquoi? Parce que... parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique? Peut-être; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.
J'ai été plus d'une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.
Un matin je m'étais levé maussade, triste, fatigué d'oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d'éclat; et j'ouvris la fenêtre, hélas!
(Observez, je vous prie, que l'esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n'est pas le résultat d'un travail ou d'une combinaison, mais d'une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l'ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d'actions dangereuses ou inconvenantes.)
La première personne que j'aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu'à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d'ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine aussi soudaine que despotique.
"- Hé! hé!" et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l'escalier fort étroit, l'homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.
Enfin il parut: j'examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis: "Comment? vous n'avez pas de verres de couleur? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis? Impudent que vous êtes! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau!" Et je le poussai vivement vers l'escalier, où il trébucha en grognant.
Je m'approchai du balcon et je me saisis d'un petit pot de fleurs, et quand l'homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d'un palais de cristal crevé par la foudre.
Et, ivre de ma folie, le lui criai furieusement: "La vie en beau! la vie en beau!"
Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance?"



v. sur Baudelaire et le Mal, ces notes d´un cours:
http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/2/59/74/13/dimeo/Cours_Di_M-o_-_MLEM13B_-_Baudelaire_-1-.pdf

Le Démon de la Perversité





Edgar Allan Poe
Le Démon de Perversité (1845)
traduction de Charles Baudelaire


"Dans l'examen des facultés et des penchants, - des mobiles primordiaux de l’âme humaine, - les phrénologistes ont oublié de faire une part à une tendance qui, bien qu’existant visiblement comme sentiment primitif, radical, irréductible, a été également omise par tous les moralistes qui les ont précédés. Dans la parfaite infatuation de notre raison, nous l'avons tous omise. Nous avons permis que son existence échappât à notre vue, uniquement par manque de croyance, de foi, - que ce soit la foi dans la Révélation ou la foi dans la Cabale. L'idée ne nous en est jamais venue, simplement à cause de sa qualité surérogatoire. Nous n'avons pas senti le besoin de constater cette impulsion, - cette tendance. Nous ne pouvions pas en concevoir la nécessité. Nous ne pouvions pas saisir la notion de ce primum mobile, et, quand même elle se serait introduite de force en nous, nous n'aurions jamais pu comprendre quel rôle il jouait dans l'économie des choses humaines, temporelles ou éternelles. Il est impossible de nier que la phrénologie et une bonne partie des sciences métaphysiques ont été brassées a priori. L'homme de la métaphysique ou de la logique, bien plutôt que l'homme de intelligence et de l'observation, prétend concevoir les desseins de Dieu, - lui dicter des plans. Ayant ainsi approfondi à sa pleine satisfaction les intentions de Jéhovah, d’après ces dites intentions, il a bâti ses innombrables et capricieux systèmes. En matière de phrénologie, par exemple, nous avons d'abord établi, assez naturellement d'ailleurs, qu'il était dans les desseins de la Divinité que l'homme mangeât. Puis nous avons assigné à l'homme un organe d'alimentivité, et cet organe est le fouet avec lequel Dieu contraint l'homme à manger, bon gré, mal gré. En second lieu, ayant décidé que c'était la volonté de Dieu que l'homme continuât son espèce, nous avons découvert tout de suite un organe d'amativité. Et ainsi ceux de la combativité, de l'idéalité, de la causalité, de la constructivité, - bref, tout organe représentant un penchant, un sentiment moral ou une faculté de la pure intelligence. Et dans cet emménagement des principes de l'action humaine, des Spurzheimistes, à tort ou à raison, en partie ou en totalité, n'ont fait que suivre, en principe, les traces de leurs devanciers; déduisant et établissant chaque chose d'après la destinée préconçue de l'homme et prenant pour base les intentions de son Créateur.
Il eût été plus sage, il eût été plus sûr de baser notre classification (puisqu'il nous faut absolument classifier) sur les actes que l'homme accomplit habituellement et ceux qu'il accomplit occasionnellement, toujours occasionnellement, plutôt que sur l’hypothèse que c'est la Divinité elle-même qui les lui fait accomplir. Si nous ne pouvons pas comprendre Dieu dans ses oeuvres visibles, comment donc le comprendrions-nous dans ses inconcevables pensées, qui appellent ces oeuvres à la Vie? Si nous ne pouvons le concevoir dans ses créatures objectives, comment le concevrons-nous dans ses modes inconditionnels et dans ses phases de création?
L’induction a posteriori aurait conduit la phrénologie à admettre comme principe primitif et inné de l’action humaine un je ne sais quoi paradoxal, que nous nommerons perversité, faute d’un terme plus caractéristique. Dans le sens que j'y attache, c'est, en réalité, un mobile sans motif, un motif non motivé. Sous son influence, nous agissons sans but intelligible; ou, si cela apparaît comme une contradiction dans les termes, nous pouvons modifier la proposition jusqu'à dire que, sous son influence, nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas. En théorie, il ne peut pas y avoir de raison plus déraisonnable; mais, en fait, il n'y en a pas de plus forte. Pour certains esprits, dans de certaines conditions, elle devient absolument irrésistible. Ma vie n’est pas une chose plus certaine pour moi que cette proposition: la certitude du péché ou de l'erreur inclus dans un acte quelconque est souvent l'unique force invincible qui nous pousse, et seule nous pousse à son accomplissement. Et cette tendance accablante à faire le mal pour l'amour du mal n'admettra aucune analyse, aucune résolution en éléments ultérieurs. C’est un mouvement radical, primitif, - élémentaire. On dira, je m'y attends, que, si nous persistons dans certains actes parce que nous sentons que nous ne devrions pas y persister, notre conduite n’est qu’une modification de celle qui dérive ordinairement de la combativité phrénologique. Mais un simple coup d’oeil suffira pour découvrir la fausseté de cette idée. La combativité phrénologique a pour cause d'existence la nécessité de la défense personnelle. Elle est notre sauvegarde contre l'injustice. Son principe regarde notre bien-être; et ainsi, en même temps qu’elle se développe, nous sentons s'exalter en nous le désir du bien-être. Il suivrait de là que le désir du bien-être devrait être simultanément excité avec tout principe qui ne serait qu’une modification de la combativité; mais, dans le cas de ce je ne sais quoi que je définis perversité, non seulement le désir du bien-être n'est pas éveillé, mais encore apparaît un sentiment singulièrement contradictoire.
Tout homme, en faisant appel à son propre coeur, trouvera, après tout, la meilleure réponse au sophisme dont il s'agit. Quiconque consultera loyalement et interrogera soigneusement son âme, n'osera pas nier l’absolue radicalité du penchant en question. Il n'est pas moins caractérisé qu'incompréhensible. Il n'existe pas d’homme, par exemple, qui à un certain moment n'ait été dévoré d'un ardent désir de torturer son auditeur par des circonlocutions. Celui qui parle sait bien qu'il déplaît; il a la meilleure intention de plaire; il est habituellement bref, précis et clair; le langage le plus laconique et le plus lumineux s'agite et se débat sur sa langue; ce n'est qu'avec peine qu'il se contraint lui-même à lui refuser le passage, il redoute et conjure la mauvaise humeur de celui auquel il s'adresse. Cependant, cette pensée le frappe, que par certaines incises et parenthèses il pourrait engendrer cette colère. Cette simple pensée suffit. Le mouvement devient une velléité, la velléité se grossit en désir, le désir se change en un besoin irrésistible, et le besoin se satisfait, - au profond regret et à la mortification du parleur, et au mépris de toutes les conséquences.
Nous avons devant nous une tâche qu'il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c'est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d'une trompette l'action et l'énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l'impatience de nous mettre à l'ouvrage; l’avant-goût d'un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, - et cependant nous la renvoyons à demain; - et pourquoi? Il n'y a pas d'explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers; - servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxété de faire notre devoir; mais avec ce surcroît d'anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyne, de différer encore, - désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de force. Il n'y a plus qu'une heure pour l'action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s'agite en nous, - de la bataille entre le positif et l'indéfini, entre la substance et l'ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l'ombre qui l'emporte, - nous nous débattons en vain. L'horloge sonne, et c'est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l'ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s'envole, - elle disparaît, - nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas! il est trop tard.
Nous sommes sur le bord d'un précipice, Nous regardons dans l’abîme, - nous éprouvons du malaise et du vertige. Notre premier mouvement est de reculer devant le danger. Inexplicablement nous restons. Peu à peu notre malaise, notre vertige, notre horreur se confondent dans un sentiment nuageux et indéfinissable. Graduellement, insensiblement, ce nuage prend une forme, comme la vapeur de la bouteille d’ou s'élevait le génie des Mille et une Nuits. Mais de notre nuage, sur le bord du précipice, s'élève, de plus en plus palpable, une forme mille fois plus terrible qu'aucun génie, qu'aucun démon des fables; et cependant ce n'est qu’une pensée, mais une pensée effroyable, une pensée qui glace la moelle même de nos os, et les pénètre des féroces délices de son horreur. C’est simplement cette idée : Quelles seraient nos sensations durant le parcours d'une chute faite d’une telle hauteur ? Et cette chute, - cet anéantissement foudroyant, - par la simple raison qu'ils impliquent la plus affreuse, la plus odieuse de toutes les plus affreuses et de toutes les plus odieuses images de mort et de souffrance qui se soient jamais présentées à notre imagination, - par cette simple raison, nous les désirons alors plus ardemment. Et parce que notre jugement nous éloigne violemment du bord, à cause de cela même, nous nous en rapprochons plus impétueusement. Il n’est pas dans la nature de passion plus diaboliquement impatiente que celle d’un homme qui, frissonnant sur l’arête d’un précipice, rêve de s'y jeter. Se permettre, essayer de penser un instant seulement, c'est être inévitablement perdu ; car la réflexion nous commande de nous en abstenir, et c'est à cause de cela même, dis-je, que nous ne le pouvons pas. S'il n'y a pas là un bras ami pour nous arrêter, ou si nous sommes incapables d'un soudain effort pour nous rejeter loin de l’abîme, nous nous élançons, nous sommes anéantis.
Examinons ces actions et d’autres analogues, nous trouverons qu’elles résultent uniquement de l’esprit de perversité. Nous les perpétrons simplement à cause que nous sentons que nous ne le devrions pas. En deçà ou au-delà, il n’y a pas de principe intelligible; et nous pourrions, en vérité, considérer cette perversité comme une instigation directe de l'Archidémon, s'il n’était pas reconnu que parfois elle sert à l’accomplissement du bien.
Si je vous en ai dit aussi long, c’était pour répondre en quelque sorte à votre question, - pour vous expliquer pourquoi je suis ici, - pour avoir à vous montrer un semblant de cause quelconque qui motive ces fers que je porte et cette cellule de condamné que j’habite. Si je n'avais pas été si prolixe, ou vous ne m'auriez pas du tout compris, ou, comme la foule, vous m'auriez cru fou. Maintenant vous percevrez facilement que je suis une des victimes innombrables du Démon de la Perversité.
Il est impossible qu’une action ait jamais été manigancée avec une plus parfaite délibération. Pendant des semaines, pendant des mois, je méditai sur les moyens d’assassinat. Je rejetai mille plans, parce que l'accomplissement de chacun impliquait une chance de révélation. A la longue, lisant un jour quelques mémoires français, je trouvai l'histoire d’une maladie presque mortelle qui arriva à madame Pilau, par le fait d'une chandelle accidentellement empoisonnée. L'idée frappa soudainement mon imagination. Je savais que ma victime avait l'habitude de lire dans son lit. Je savais aussi que sa chambre était petite et mal aérée. Mais je n’ai pas besoin de vous fatiguer de détails oiseux. Je ne vous raconterai pas les ruses faciles à l'aide desquelles je substituai, dans le bougeoir de sa chambre à coucher, une bougie de ma composition à celle que j'y trouvai. Le matin, on trouva l'homme mort dans son lit, et le verdict du coroner fut: Mort par la visitation de Dieu.
J'héritai de sa fortune, et tout alla pour le mieux pendant plusieurs années. L’idée d'une révélation n'entra pas une seule fois dans ma cervelle. Quant aux restes de la fatale bougie, je les avais moi-même anéantis. Je n'avais pas laissé l'ombre d’un fil qui pût servir à me convaincre ou même me faire soupçonner du crime. On ne saurait concevoir quel magnifique sentiment de satisfaction s'élevait dans mon sein quand je réfléchissais sur mon absolue sécurité. Pendant une longue période de temps, je m'accoutumai à me délecter dans ce sentiment. Il me donnait un plus réel plaisir que tous les bénéfices purement matériels résultant de mon crime. Mais à la longue arriva une époque à partir de laquelle le sentiment de plaisir se transforma, par une gradation presque imperceptible, en une pensée qui me harassait. Elle me harassait parce qu'elle me hantait. A peine pouvais-je m'en délivrer pour un instant. C’est une chose tout à fait ordinaire que d'avoir les oreilles fatiguées, ou plutôt la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par le refrain d'une chanson vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants d’opéra. Et la torture ne sera pas moindre, si la chanson est bonne en elle-même ou si l’air d’opéra est estimable. C’est ainsi qu’à la fin je me surprenais sans cesse rêvant à ma sécurité, et répétant cette phrase à voix basse: Je suis sauvé!
Un jour, tout en flânant dans les rues, je me surpris moi-même à murmurer, presque à haute voix, ces syllabes accoutumées. Dans un accès de pétulance, je les exprimais sous cette forme nouvelle: Je suis sauvé, - je suis sauvé; - oui, - pourvu que je ne sois pas assez sot pour confesser moi-même mon cas!
A peine avais-je prononcé ces paroles, que je sentis un froid de glace filtrer jusqu'à mon coeur. J’avais acquis quelque expérience de ces accès de perversité (dont je n'ai pas sans peine expliqué la singulière nature), et je me rappelais fort bien que dans aucun cas je n’avais su résister à ces victorieuses attaques. Et maintenant cette suggestion fortuite, venant de moi-même,- que je pourrais bien être assez sot pour confesser le meurtre dont je m’étais rendu coupable, - me confrontait comme l'ombre même de celui que j’ai assassiné, - et m'appelait vers la mort.
D’abord, je fis un effort pour secouer ce cauchemar de mon âme. Je marchai vigoureusement, - plus vite, - toujours plus vite; - à la longue je courus. J'éprouvais un désir enivrant de crier de toute ma force. Chaque flot successif de ma pensée m'accablait d'une nouvelle terreur; car, hélas! je comprenais bien, trop bien, que penser, dans ma situation, c'était me perdre. J’accélérai encore ma course. Je bondissais comme un fou à travers les rues encombrées de monde. A la longue, la populace prit l'alarme et courut après moi. Je sentis alors la consommation de ma destinée. Si j'avais pu m'arracher la langue, je l'eusse fait; - mais une voix rude résonna dans mes oreilles, - une main plus rude encore m'empoigna par l'épaule. Je me retournai, j'ouvris la bouche pour aspirer. Pendant un moment, j'éprouvai toutes les angoisses de la suffocation; je devins aveugle, sourd, ivre: et alors quelque démon invisible, pensai-je, me frappa dans le dos avec sa large main. Le secret si longtemps emprisonné s'élança de mon âme.
On dit que je parlai, que je m'énonçai très distinctement, mais avec une énergie marquée et une ardente précipitation, comme si je craignais d’être interrompu avant d'avoir achevé les phrases brèves, mais grosses d’importance, qui me livraient au bourreau et à l’enfer.
Ayant relaté tout ce qui était nécessaire pour la pleine conviction de la justice, je tombai terrassé évanoui.
Mais pourquoi en dirais-je plus? Aujourd'hui je porte ces chaînes, et suis ici! Demain, je serai libre! -mais où?




Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe:

"Mais voici plus important que tout : nous noterons que cet auteur, produit d’un siècle infatué de lui-même, enfant d’une nation plus infatuée d’elle-même qu’aucune autre, a vu clairement, a imperturbablement affirmé la méchanceté naturelle de l’homme. Il y a dans l'homme, dit-il, une force mystérieuse dont la philosophie moderne ne veut pas tenir compte; et cependant, sans cette force innommée, sans ce penchant primordial, une foule d'actions humaines resteront inexpliquées, inexplicables. Ces actions n'ont d'attrait que parce que elles sont mauvaises, dangereuses; elles possèdent l'attirance du gouffre. Cette force primitive, irrésistible, est la perversité naturelle, qui fait que l'homme est sans cesse et à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau; - car, ajoute-t-il, avec une subtilité remarquablement satanique, l'impossibilité de trouver un motif raisonnable suffisant pour certaines actions mauvaises et périlleuses, pourrait nous conduire à les considérer comme le résultat des suggestions du Diable, si l'expérience et l'histoire ne nous enseignaient pas que Dieu en tire souvent l'établissement de l'ordre et le châtiment des coquins; - après s'être servi des mêmes coquins comme de complices! tel est le mot qui se glisse, je l'avoue, dans mon esprit, comme un sous-entendu aussi perfide qu'inévitable. Mais je ne veux, pour le présent, tenir compte que de la grande vérité oubliée, - la perversité primordiale de l'homme, - et ce n'est pas sans une certaine satisfaction que je vois quelques épaves de l'antique sagesse nous revenir d'un pays d'où on ne les attendait pas. Il est agréable que quelques explosions de vieille vérité sautent ainsi au visage de tous les complimenteurs de l'humanité, de tous ces dorloteurs et endormeurs qui répètent sur toutes les variations possibles de ton: "Je suis né bon, et vous aussi, et nous tous, nous sommes nés bons!" oubliant, non! feignant d'oublier, ces égalitaires à contre-sens, que nous sommes tous nés marqués pour le mal!
(...)
N’est-ce pas un sujet d’étonnement que cette idée si simple n’éclate pas dans tous les cerveaux : que le progrès (en tant que progrès il y ait) perfectionne la douleur à la proportion qu’il raffine la volupté, et que, si l’épiderme des peuples va se délicatisant, ils ne poursuivent évidemment qu’une Italiam fugientem, une conquête à chaque minute perdue, un progrès toujours négateur de lui-même ?

Mais ces illusions, intéressées d’ailleurs, tirent leur origine d’un fonds de perversité et de mensonge, — météores des marécages, — qui poussent au dédain les âmes amoureuses du feu éternel, comme Edgar Poe, et exaspèrent les intelligences obscures, comme Jean-Jacques, à qui une sensibilité blessée et prompte à la révolte tient lieu de philosophie. Que celui-ci eût raison contre l’animal dépravé, cela est incontestable ; mais l’animal dépravé a le droit de lui reprocher d’invoquer la simple nature. La nature ne fait que des monstres, et toute la question est de s’entendre sur le mot sauvages. Nul philosophe n’osera proposer pour modèles ces malheureuses hordes pourries, victimes des éléments, pâture des bêtes, aussi incapables de fabriquer des armes que de concevoir l’idée d’un pouvoir spirituel et suprême. Mais, si l’on veut comparer l’homme moderne, l’homme civilisé, avec l’homme sauvage, ou plutôt une nation dite civilisée avec une nation dite sauvage, c’est-à-dire privée de toutes les ingénieuses inventions qui dispensent l’individu d’héroïsme, qui ne voit que tout l’honneur est pour le sauvage ? Par sa nature, par nécessité même, il est encyclopédique, tandis que l’homme civilisé se trouve confiné dans les régions infiniment petites de la spécialité. L’homme civilisé invente la philosophie du progrès pour se consoler de son abdication et de sa déchéance ; cependant que l’homme sauvage, époux redouté et respecté, guerrier contraint à la bravoure personnelle, poète aux heures mélancoliques où le soleil déclinant invite à chanter le passé et les ancêtres, rase de plus près la lisière de l’idéal. Quelle lacune oserons-nous lui reprocher ? Il a le prêtre, il a le sorcier et le médecin. Que dis-je ? Il a le dandy, suprême incarnation de l’idée du beau transportée dans la vie matérielle, celui qui dicte la forme et règle les manières. Ses vêtements, ses parures, ses armes, son calumet, témoignent d’une faculté inventive qui nous a depuis longtemps désertés. Comparerons-nous nos yeux paresseux et nos oreilles assourdies à ces yeux qui percent la brume, à ces oreilles qui entendraient l’herbe qui pousse ? Et la sauvagesse, à l’âme simple et enfantine, animal obéissant et câlin, se donnant tout entier et sachant qu’il n’est que la moitié d’une destinée, la déclarerons-nous inférieure à la dame américaine dont M. Bellegarigue (rédacteur du Moniteur de l’épicerie !) a cru faire l’éloge en disant qu’elle était l’idéal de la femme entretenue ? Cette même femme, dont les mœurs trop positives ont inspiré à Edgar Poe, — lui si galant, si respectueux de la beauté, — les tristes lignes suivantes : « Ces immenses bourses, semblables au concombre géant, qui sont à la mode parmi nos belles, n’ont pas, comme on le croit, une origine parisienne ; elles sont parfaitement indigènes. Pourquoi une pareille mode à Paris, où une femme ne serre dans sa bourse que son argent ? Mais la bourse d’une Américaine ! Il faut que cette bourse soit assez vaste pour qu’elle y puisse enfermer tout son argent, — plus toute son âme ! » — Quant à la religion, je ne parlerai pas de Vitzilipoutzli aussi légèrement que l’a fait Alfred de Musset ; j’avoue sans honte que je préfère de beaucoup le culte de Teutatès à celui de Mammon et le prêtre qui offre au cruel extorqueur d’hosties humaines des victimes qui meurent honorablement, des victimes qui veulent mourir, me paraît un être tout à fait doux et humain, comparé au financier qui n’immole les populations qu’à son intérêt propre. De loin en loin, ces choses sont encore entrevues, et j’ai trouvé une fois dans un article de M. Barbey d’Aurevilly une exclamation de tristesse philosophique qui résume tout ce que je voudrais dire à ce sujet : « Peuples civilisés, qui jetez sans cesse la pierre aux sauvages, bientôt vous ne mériterez même plus d’être idolâtres ! »

cf. l´intégrale de l´article sur http://fr.wikisource.org/wiki/Notes_nouvelles_sur_Edgar_Poe