sábado, 28 de enero de 2012

Sade parodique


Une hypothèse, lʼoeuvre sadienne comme parodie

Il nous importait dʼévoquer ici quelques positions dans la critique sadienne, et de
problématiser déjà la réduction à lʼimmoralisme. Nous pouvons maintenant annoncer en quoi nous désirons nous en démarquer. Lʼétude que nous présentons ici se défend toute réduction. Nous avons pour objectif de développer une approche qui soit capable de rendre compte de la duplicité apparente, voire des contradictions dans lʼoeuvre sadienne. La solution consiste à se placer à un point de vue supérieur, cʼest-à-dire au deuxième degré, mais sans réduire lʼoeuvre à un seul sens ou un sens allégorique trop spécifique. Ce faisant nous serons même en mesure dʼexpliquer les contradictions de la critique sadienne, de montrer comment des interprétations diamétralement opposées découlent de traits divergents attestés et attestables dans lʼoeuvre sadienne, mais saisis au pied de la lettre et hors contexte.

Nous suivrons une intuition de Simone de Beauvoir, qui dès 1955, lorsquʼelle publiait Faut-il brûler Sade ?, formulait lʼhypothèse dʼune nature parodique du texte sadien.42 Il nous semble en effet que seule une lecture parodique de lʼoeuvre dans son ensemble permet dʼexpliquer ce qui, chez Sade, autorise à la fois des interprétations allant pour ou contre la morale, pour ou contre la philosophie, pour ou contre les Lumières, pour ou contre la femme, pour ou contre la liberté, etc. Sade
sʼest auto-parodié à plusieurs reprises, de manière à créer des contradictions logiques patentes : ce que lʼon oublie trop souvent dans ce contexte, cʼest de rendre
compte de la nature littéraire de lʼoeuvre. Rien nʼempêche les contradictions dans la
fiction et dans le discours métaphorique : lʼinterprétation peut en tirer du sens,
reconstruire un effet, découvrir des stratégies de manipulation. En lisant le texte au euxième degré, il apparaît que des contradictions apparentes font sens à lʼintérieur dʼune stratégie dʼinversion ou de caricaturisation parodique. Car la parodie est ellemême un procédé double : elle modifie, renverse, chamboule, certes, mais cʼest toujours en sélectionnant des traits de lʼoriginal, quʼelle conserve et peut même renforcer. Nous expliquerons plus loin la possibilité de parodier sans inversion des valeurs, par une imitation fidèle mais grossière et caricaturale.

Il sʼentend que nous ne traitons pas la parodie comme un procédé léger et comique, inférieur dans la hiérarchie des genres et des procédés littéraires. Nous proposons ici un développement de lʼidée de parodie « sérieuse » suggérée par Gérard Genette.43 Ce constat qui place la parodie au coeur de la grande littérature permet aussi de comprendre que notre interprétation ne consistera pas à nier tout sens dans lʼoeuvre de Sade : cela reste une oeuvre profonde non pas malgré la parodie, mais grâce à la parodie.

La parodie est dʼailleurs un des grands procédés à lʼépoque des Lumières. Dans le domaine de lʼart dramatique, la parodie pouvait servir à rentabiliser la scène grâce à une multiplication des pièces à peu de frais, par autant de récritures parodiques : celles-ci permettaient de faire payer le même public une deuxième et une troisième fois. Gustave Lanson a été le premier à presenter la parodie théâtrale au XVIIIe siècle.44 Mais, comme nous lʼavons dit, lʼépoque ne limitait pas la parodie à un public populaire comme celui du théâtre de la foire, et elle nʼétait pas toujours la
conséquence dʼun jeu ni même toujours motivée par le besoin dʼargent. En dehors du
théâtre, la parodie sʼattaquait de préférence aux matières épiques, en première ligne
aux poèmes homériens ; que lʼon songe au Télémaque travesti et à lʼHomère travesti
de Marivaux (1715-1716). Au cours du XVIIIe siècle, la parodie entame son expansion sur tout le domaine de la littérature : Fougeret de Monbron par exemple chatouille Voltaire avec La Henriade travestie (Berlin 1745), lʼabbé Du Laurens sʼattaque à lʼEmile de Rousseau avec Irmice ou la fille de la nature (La Haie 1765).

Nous voyons que des philosophes ont manié la parodie. Montesquieu en use dans les Lettres persanes. Voltaire parodie les récits bibliques, dans de nombreux textes ;
et comme le démontre Gérard Genette, Diderot pratique la parodie avec une "continuation infidèle », le Supplément au Voyage de Bougainville.45

Il devient même possible de persifler des classes entières de textes anonymes, un genre en tant que tel, peu importe quʼil soit majeur ou mineur : à lʼinstar de Sterne, Diderot parodie le roman dans Jacques le fataliste et en 1799, un certain Bellin de La Liborlière publie La Nuit anglaise, une parodie du genre populaire du roman gothique.46 Deux formes fragmentaires importantes à lʼépoque, lettres et articles dans les genres épistolaire et encyclopédique, se prêtent de manière idéale au recyclage de textes par leur forme ouverte : ils conviennent de ce fait aussi à la citation détournée et partant à la parodie. Diderot lui-même avoue que certains « renvois » dans lʼEncyclopédie sont « satyriques » : dans la mesure où ils font appel à des termes « burlesques », ils sont intimement liés à des procédés traditionnels de la parodie.47 Nous pourrions récrire lʼhistoire de la littérature du XVIIIe siècle en la relisant à la lumière de la parodie : il semble quʼau cours de cette période, la
littérature use et abuse du principe dʼimitation au coeur de la poétique classique des
règles de lʼAncien régime pour arriver à un principe dʼimitation oblique qui entame la
dissolution du vieux système, révolution parachevée plus tard par les romantiques et
coïncidant avec la liquidation même du genre parodique.48

Le point de vue adopté nous oblige donc à lire Sade de manière intertextuelle et interdiscursive. Il faudra étendre le champ des cibles de la parodie sur des séries de textes anonymes, sans exclure les genres non littéraires voire les discours de
tradition orale.49 Sʼil est vrai que tout texte peut être perçu comme intertextuel, la
parodie ne dépend pas pour autant de lʼimpression du lecteur : nous nous intéresserons seulement à lʼintertextualité au sens restreint, à ce que Gérard Genette
appelle « hypertextualité », le terme dʼ« hypertexte » étant synonyme pour nous du
texte imitateur et parodique, le texte sous-jacent, cʼest-à-dire le modèle et la cible de la parodie, étant désigné par le terme dʼ« hypotexte ».

Il ne sera pas question de suivre lʼidée dʼun « plagiat par anticipation », proposée par Pierre Bayard,50 qui abolit la chronologie et met lʼhistoire littéraire sens dessus dessous : la parodie a non seulement besoin de ressemblances de forme et de fond entre hypotexte et hypertexte, il faut présupposer un lien direct entre les deux. Il faut quʼun hypotexte ait fait partie du vécu historique dʼun auteur pour quʼon
puisse le lire comme hypertexte. Concrètement, si Sade ne pouvait pas disposer dʼun
texte publié de son vivant, et sʼil ne pouvait pas connaître un discours de son époque
dʼaprès ce que nous enseigne la recherche actuelle, il ne peut être question de parodie. Cʼest pourquoi nous nʼaurions pu entreprendre notre travail sans les informations bibliographiques quʼa fournies Hans-Ulrich Seifert dans sa thèse, ainsi
quʼAlice Laborde et Alain Mothu, et sans les annotations de Michel Delon et Jean
Deprun dans la bibliothèque de la Pléiade.51 Seule une combinaison de lectures immanentes et transcendantes, dʼanalyse textuelle et dʼhistoire nous semble adaptée à la problématique de la parodie chez Sade. Nous mesurerons toute théorie au mètre-étalon du bon sens, quʼAntoine Compagnon, dans son Démon de la théorie, avait raison dʼopposer aux aspirations irrédentistes de toute école critique.

Nous pourrons donc nous limiter au domaine des textes et des discours, et faire abstraction de la biographie de Sade. Nous observons qu'une des contradictions des interprétations de son oeuvre, c'est que surtout les défenseurs dʼapproches théoriques et philosophiques procèdent par un double mouvement : ils décontextualisent en oubliant que Sade dialogue avec les textes et les théories de
contemporains et prédécesseurs, et ils recontextualisent de manière très sélective en
faisant de son oeuvre le reflet de certains éléments de sa biographie. Aussi lʼexplication biographique se prête-t-elle de manière idéale pour combler les lacunes
de la théorie. Etant donné le caractère de la parodie, il nous semble malaisé de
psychanalyser Sade à travers ses textes : la psychanalyse nous semble difficile à
concilier avec un procédé qui exprime aussi peu le soi que la parodie. Lʼanalogie
entre inconscient et second degré ne convainc pas. Le second degré relève d'un
choix bien moins inconscient ; il est même possible dʼy voir un degré extrême de
conscience, dans la mesure où la parodie peut révéler des traits structurels ou
stylistiques enfouis dans les profondeurs subtiles dʼun hypotexte : par son manque
même dʼobjectivité, la parodie révèle et fait exister des traits imperceptibles sans elle.

Sa subjectivité consiste moins en ce quʼelle dévoile sous une transformation, mais
dans le choix de ce quʼelle décide de supprimer pour mieux révéler. Car la caricature
même possède une valeur de vérité par les propriétés bien réelles quʼelle choisit de
grossir.

Le point de vue de la parodie nous empêchera de souscrire à dʼautres interprétations, souvent réductrices et anachroniques : il deviendra difficile de réduire Sade à une quelconque tendance politique, de gauche ou de droite. Il faudra alors critiquer ceux qui ont voulu faire de notre auteur un apôtre de la libération sexuelle, voire de la libération de la femme ou un apôtre de la liberté absolue, comme le voulaient les surréalistes et Bataille à la suite de Guillaume Apollinaire ; même si on a en effet utilisé son mythe à cet effet. Il faudra aussi critiquer ceux qui ont voulu
réduire Sade à lʼunivers satanique,53 ou en faire un prophète de la société totalitaire, du fascisme et du nazisme.54 Au marquis de Sade comme apôtre de la
transgression, on opposera lʼimage dʼun Sade, imitateur au moyen de la parodie. Il
est par contre vrai que la parodie se plaît dans les effets choquants ; il est aussi vrai quʼen elle une tendance au persiflage peut favoriser la critique de la morale et des idéologies des temps qui courent.

Lʼopposition entre les deux images traditionnelles, « divin » marquis ou auteur exécrable, est dénuée de sens pour notre propos. Nous verrons un vaste éventail de transformations très variées qui, peu importe la nature de lʼhypotexte, contribuent à former les mêmes effets parodiques. Cette variation incessante dʼopérations que Sade applique à sa matière dans un but précis nous a inspiré notre titre : Sade fait flèche de tout bois. Mais il ne tire pas à lʼaveuglette : son oeuvre se révèle à nous dans une grande cohérence thématique et poétologique. Nous ne pouvons pas suivre Annie Le Brun pour rejeter le théâtre apparemment anodin du marquis à cause de lʼécart incommensurable qui le distinguerait de ses textes sulfureux.55 Il nʼest pas légitime de séparer la graine de lʼivraie pour ne pas troubler lʼimage traditionnelle de lʼauteur ou sauver une interprétation. Nous fournissons ici une lecture intégrale en raison du lien profond qui relie tous les textes, connus et moins connus. Si un texte exotérique et anodin cache souvent des messages subversifs, lʼobscénité peut à son tour cacher des hypotextes appartenant à des discours « sérieux » comme la religion ou la médecine. Cela est typique de Sade. Dʼun point de vue esthétique, Sade nous présente une oeuvre paradoxale, où la littérarité se constitue aussi par ce qui se situe en dehors du canon des genres et des oeuvres, par ce qui, à la limite de la littérature, colle de plus près soit à la paralittérature soit à la non-fiction. A lʼépoque de Sade, on ne peut pas exclure du domaine littéraire les ouvrages historiques, les documents utilitaires comme les manuels, les dictionnaires, les encyclopédies.56 Oui, répondrons-nous à ceux qui cherchent un quelque réel, des savoirs scientifiques ou philosophiques chez Sade : oui, ces savoirs sont présents dans lʼoeuvre sadienne, mais au deuxième degré. Ils assument une autre fonction et ne signifient rien à eux seuls, en dehors du contexte. Si la critique littéraire a largement discuté lʼimportance des savoirs et de la philosophie (surtout matérialiste) dans lʼoeuvre du marquis, nous serons amené à mettre en évidence lʼimportance dʼautres savoirs, ayant pour objet les croyances, les religions, le folklore, lʼhistoire en général. Car lʼhistoire, au sens large quʼavait ce mot à lʼépoque de Sade, nʼexcluait pas en principe lʼ« histoire » naturelle ; aussi lʼhistoriographie soulevait-elle des problèmes éminemment littéraires, auxquels la poétique des règles du XVIIIe siècle apportait des réponses valables aussi pour les ouvrages de fiction : il fallait respecter des bienséances, rester dans le vraisemblable. Les lettres – dont lʼhistoire et lʼhistoire de la nature faisaient partie intégrante – étaient unies dans le but commun de plaire et instruire, en combattant tout ce que le siècle éclairé des Lumières classait dans le repoussoir de la « fable ».

Homme de son époque sous cet égard aussi, homme des Lumières, Sade semble lui-même vouloir faire place nette de toutes les fables du passé, des croyances, de la tradition, à travers la parodie. Mais tout discours critique est condamné à rendre, cʼest-à-dire reproduire dʼune manière ce quʼil est censé dénoncer, dégrader ou amender. Cette vérité vaut dʼautant plus pour un procédé mihommage mi-réprimande que la parodie qui ne transforme, magnifie ou blâme jamais sans imiter. Les idées et les savoirs mêmes des Lumières – comme la justice, lʼutilité, le progrès – peuvent tomber, chez Sade, dans la catégorie repoussoir de la fable, de sorte que la parodie se retourne contre elle-même, et que la révolution littéraire dévore les enfants dont elle accouche. Quʼil soit symptôme dans lʼoeuvre ou sa cause, le dépassement des Lumières se fait jour dans un passéisme partiellement visionnaire. La parodie, nous semble-t-il, ne donne pas seulement une fonction littéraire et un sens à une combinaison de genres et de discours aussi divergents chez Sade, cʼest elle aussi qui permet de comprendre la dialectique des Lumières chez cet auteur entre deux siècles.

Nous précisons encore que nous ferons abstraction du parcours chronologique de la vie de Sade et de lʼordre de composition de ses oeuvres. Lʼévolution de cet auteur qui nʼa cessé de se répéter nous paraît minimale. La manie dʼécrire a conduit Sade à rédiger plusieurs fois un même livre dans sa carrière : le cycle des soeurs Justine et Juliette nʼen forme quʼun exemple.

Schorderet, A
Faire flèche de tout bois : Sade et la poétique de la parodie
http://www.zora.uzh.ch/48959/4/Schorderet_Faire_fleche_de_tout_bois-V.pdf

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