domingo, 15 de enero de 2012

Sade par Camus



Historiquement, la première offensive cohérente est celle de Sade, qui rassemble en une seule et énorme machine de guerre les arguments de la pensée libertine jusqu'au curé Meslier et Voltaire. Sa négation est aussi, cela va de soi, la plus extrême. De la révolte, Sade ne tire que le non absolu. Vingt-sept années de prison ne font pas en effet une intelligence conciliante. Une si longue claustration engendre des valets ou des tueurs et parfois, dans le même homme, les deux. Si l'âme est assez forte pour édifier, au coeur du bagne, une morale qui ne soit pas celle de la soumission, il s'agira, la plupart du temps, d'une morale de domination. Toute éthique de la solitude suppose la puissance. À ce titre, dans la mesure où traité de façon atroce par la société, il y ré-pondit d'atroce façon, Sade est exemplaire. L'écrivain, malgré quelques cris heureux, et les louanges inconsidérées de nos contemporains, est secondaire. Il est admiré aujourd'hui, avec tant d'ingénuité, pour des raisons où la littérature n'a rien à voir.
On exalte en lui le philosophe aux fers, et le premier théoricien de la révolte absolue. Il pouvait l'être en effet. Au fond des prisons, le rêve est sans limites, la réalité ne freine rien. L'intelligence dans les chaînes perd en lucidité ce qu'elle gagne en fureur. Sade n'a connu qu'une logique, celle des sentiments. Il n'a pas fondé une philosophie, mais poursuivi [55] le rêve monstrueux d'un persécuté. Il se trouve seulement que ce rêve est prophétique. La revendication exaspérée de la liberté a mené Sade dans l'empire de la servitude ; sa soif démesurée d'une vie désormais interdite s'est assouvie, de fureur en fureur, dans un rêve de destruction universelle. En ceci au moins, Sade est notre contemporain. Suivons-le dans ses négations successives.

Un homme de lettres.
Sade est-il athée ? Il le dit, on le croit, avant la prison, dans le Dia-logue entre un prêtre et un moribond ; on hésite ensuite devant sa fureur de sacrilège. L'un de ses plus cruels personnages, Saint-Fond, ne nie nullement Dieu. Il se borne à développer une théorie gnostique du méchant démiurge et à en tirer les conséquences qui conviennent. Saint-Fond, dit-on, n'est pas Sade. Non, sans doute. Un personnage n'est jamais le romancier qui l'a créé. Il y a des chances, cependant, pour que le romancier soit tous ses personnages à la fois. Or, tous les athées de Sade posent en principe l'inexistence de Dieu pour cette raison claire que son existence supposerait chez lui indifférence, méchanceté ou cruauté. La plus grande oeuvre de Sade se termine sur une démonstration de la stupidité et de la haine divines. L'innocente Justine court sous l'orage et le criminel Noirceuil jure qu'il se convertira si elle est épargnée par la foudre céleste. La foudre poignarde Justine, Noirceuil triomphe, et le crime de l'homme continuera de répondre au crime divin. Il y a ainsi un pari libertin qui est la réplique du pari pascalien.
L'idée, au moins, que Sade se fait de Dieu est donc celle d'une divinité criminelle qui écrase [56] l'homme et le nie. Que le meurtre soit un attribut divin se voit assez, selon Sade, dans l'histoire des religions. Pourquoi l'homme serait-il alors vertueux ? Le premier mouve-ment du prisonnier est de sauter dans la conséquence extrême. Si Dieu tue et nie l'homme, rien ne peut interdire qu'on nie et tue ses semblables. Ce défi crispé ne ressemble en rien à la négation tranquille qu'on trouve encore dans le Dialogue de 1782. Il n'est ni tranquille, ni heureux, celui qui s'écrie : « Rien n'est à moi, rien n'est de moi » et qui conclut : « Non, non, et la vertu et le vice, tout se confond dans le cercueil. » L'idée de Dieu est selon lui la seule chose « qu'il ne puisse par-donner à l'homme ». Le mot pardonner est déjà singulier chez ce professeur de tortures. Mais c'est à lui-même qu'il ne peut pardonner une idée que sa vue désespérée du monde, et sa condition de prisonnier, réfutent absolument. Une double révolte va désormais conduire le raisonnement de Sade : contre l'ordre du monde et contre lui-même. Comme ces deux révoltes sont contradictoires partout ailleurs que dans le coeur bouleversé d'un persécuté, son raisonnement ne cesse jamais d'être ambigu ou légitime, selon qu'on l'étudie dans la lumière de la logique ou dans l'effort de la compassion.
Il niera donc l'homme et sa morale puisque Dieu les nie. Mais il nie-ra Dieu en même temps qui lui servait de caution et de complice jus-qu'ici. Au nom de quoi ? Au nom de l'instinct le plus fort chez celui que la haine des hommes fait vivre entre les murs d'une prison : l'instinct sexuel. Qu'est cet instinct ? Il est, d'une part, le cri même de la natu-re 6, et, d'autre part, l'élan aveugle qui exige la possession totale des êtres, au prix même de leur destruction. [57] Sade niera Dieu au nom de la nature - le matériel idéologique de son temps le fournit alors en discours mécanistes - et il fera de la nature une puissance de destruc-tion. La nature, pour lui, c'est le sexe ; sa logique le conduit dans un univers sans loi où le seul maître sera l'énergie démesurée du désir. Là est son royaume enfiévré, où il trouve ses plus beaux cris : « Que sont toutes les créatures de la terre vis-à-vis d'un seul de nos désirs ! » Les longs raisonnements où les héros de Sade démontrent que la natu-re a besoin du crime, qu'il lui faut détruire pour créer, qu'on l'aide donc à créer dès l'instant où l'on détruit soi-même, ne visent qu'à fonder la liberté absolue du prisonnier Sade, trop injustement com-primé pour ne pas désirer l'explosion qui fera tout sauter. En cela, il s'oppose à son temps : la liberté qu'il réclame n'est pas celle des prin-cipes, niais des instincts.
6 Les grands criminels de Sade s'excusent de leurs crimes sur ce qu'ils sont pourvus d'appétits sexuels démesurés contre lesquels ils ne peuvent rien.
Sade a rêvé sans doute d'une république universelle dont il nous fait exposer le plan par un sage réformateur, Zamé. Il nous montre ainsi qu'une des directions de la révolte dans la mesure où, son mou-vement s'accélérant, elle supporte de moins en moins de limites, est la libération du monde entier. Mais tout en lui contredit ce rêve pieux. Il n'est pas l'ami du genre humain, il hait les philanthropes. L'égalité dont il parle parfois est une notion mathématique : l'équivalence des objets que sont les hommes, l'abjecte égalité des victimes. Celui qui pousse son désir jusqu'au bout, il lui faut tout dominer, son véritable accomplissement est dans la haine. La république de Sade n'a pas la liberté pour principe, mais le libertinage. « La justice, écrit ce singu-lier démocrate, n'a pas d'existence réelle. Elle est la divinité de tou-tes les passions. »
Rien de plus révélateur à cet égard que le fameux libelle, lu par Dolmancé dans la Philosophie du Boudoir, [58] et qui porte un titre curieux : Français, encore un effort si vous voulez être républicains. Pierre Klossowski 7 a raison de le souligner, ce libelle démontre aux révolutionnaires que leur république repose sur le meurtre du roi de droit divin et qu'en guillotinant Dieu le 21 janvier 1793, ils se sont in-terdit à jamais la proscription du crime et la censure des instincts malfaisants. La monarchie, en même temps qu'elle-même, maintenait l'idée de Dieu qui fondait les lois. La République, elle, se tient debout toute seule et les moeurs doivent y être sans commandements. Il est pourtant douteux que Sade, comme le veut Klossowski, ait eu le senti-ment profond d'un sacrilège et que cette horreur quasi religieuse l'ait conduit aux conséquences qu'il énonce. Bien plutôt tenait-il ses consé-quences d'abord et a-t-il aperçu ensuite l'argument propre à justifier la licence absolue des moeurs qu'il voulait demander au gouvernement de son temps. La logique des passions renverse l'ordre traditionnel du raisonnement et place la conclusion avant les prémisses. Il suffit pour s'en convaincre d'apprécier l'admirable succession de sophismes par lesquels Sade, dans ce texte, justifie la calomnie, le vol et le meurtre, et demande qu'ils soient tolérés dans la cité nouvelle.
Pourtant, c'est alors que sa pensée est le plus profonde. Il refuse, avec une clairvoyance exceptionnelle en son temps, l'alliance présomp-tueuse de la liberté et de la vertu. La liberté, surtout quand elle est le rêve du prisonnier, ne peut supporter de limites. Elle est le crime ou elle n'est plus la liberté. Sur ce point essentiel, Sade n'a jamais varié. Cet homme qui n'a prêché que des contradictions ne retrouve une co-hérence, et la plus absolue, qu'en ce qui concerne la peine capitale. Amateur [59] d'exécutions raffinées, théoricien du crime sexuel, il n'a jamais pu supporter le crime légal, « Ma détention nationale, la guillotine sous les yeux, m'a fait cent fois plus de mal que ne m'en avaient fait toutes les Bastilles imaginables. » Dans cette horreur, il a puisé le courage d'être publiquement modéré pendant la Terreur et d'intervenir généreusement en faveur d'une belle-mère qui pourtant l'avait fait embastiller. Quelques années plus tard, Nodier devait ré-sumer clairement, sans le savoir peut-être, la position obstinément défendue par Sade : « Tuer un homme dans le paroxysme d'une pas-sion, cela se comprend. Le faire tuer par un autre dans le calme d'une méditation sérieuse, et sous le prétexte d'un ministère honorable, cela ne se comprend pas. » On trouve ici l'amorce d'une idée qui sera déve-loppée encore par Sade : celui qui tue doit payer de sa personne. Sade, on le voit, est plus moral que nos contemporains.
Mais sa haine pour la peine de mort n'est d'abord que la haine d'hommes qui croient assez à leur vertu ou à celle de leur cause, pour oser punir, et définitivement, alors qu'ils sont eux-mêmes criminels. On ne peut à la fois choisir le crime pour soi et le châtiment pour les autres. Il faut ouvrir les prisons ou faire la preuve, impossible, de sa vertu. À partir du moment où l'on accepte le meurtre, serait-ce une seule fois, il faut l'admettre universellement. Le criminel qui agit selon la nature ne peut, sans forfaiture, se mettre du côté de la loi. « Enco-re un effort si vous voulez être républicains » veut dire : « Acceptez la liberté du crime, seule raisonnable, et entrez pour toujours en in-surrection comme on entre dans la grâce. » La soumission totale au mal débouche alors dans une horrible ascèse qui devait épouvanter la ré-publique des lumières et de la bonté naturelle. Celle-ci, dont la [60] première émeute, par une coïncidence significative, avait brûlé le ma-nuscrit des Cent vingt journées de Sodome, ne pouvait manquer de dé-noncer cette liberté hérétique et jeter à nouveau entre quatre murs un partisan si compromettant. Elle lui donnait, du même coup, l'affreu-se occasion de pousser plus loin sa logique révoltée.
La république universelle a pu être un rêve pour Sade, jamais une tentation. En politique, sa vraie position est le cynisme. Dans sa Socié-té des Amis du crime, on se déclare ostensiblement pour le gouverne-ment et ses lois, qu'on se dispose pourtant à violer. Ainsi, les soute-neurs votent pour le député conservateur. Le projet que Sade médite suppose la neutralité bienveillante de l'autorité. La république du cri-me ne peut être, provisoirement du moins, universelle. Elle doit faire mine d'obéir à la loi. Pourtant, dans un monde sans autre règle que cel-le du meurtre, sous le ciel du crime, au nom d'une criminelle nature, Sade n'obéit en réalité qu'à la loi inlassable du désir. Mais désirer sans limites revient aussi à accepter d'être désiré sans limites. La li-cence de détruire suppose qu'on puisse être soi-même détruit. Il fau-dra donc lutter et dominer. La loi de ce monde n'est rien d'autre que celle de la force ; son moteur, la volonté de puissance.
L'ami du crime ne respecte réellement que deux sortes de puissan-ces, celle, fondée sur le hasard de la naissance, qu'il trouve dans sa société, et celle où se hisse l'opprimé, quand, à force de scélératesse, il parvient à égaler les grands seigneurs libertins dont Sade fait ses héros ordinaires. Ce petit groupe de puissants, ces initiés, savent qu'ils ont tous les droits. Qui doute, même une seconde, de ce redou-table privilège est aussitôt rejeté du troupeau, et redevient victime. On aboutit alors à une sorte de blanquisme moral où un petit groupe d'hommes et de femmes, [61] parce qu'ils détiennent un étrange sa-voir, se placent résolument au-dessus d'une caste d'esclaves. Le seul problème, pour eux, consiste à s'organiser pour exercer, dans leur plé-nitude, des droits qui ont l'étendue terrifiante du désir.
Ils ne peuvent espérer s'imposer à tout l'univers tant que l'univers n'aura pas accepté la loi du crime. Sade n'a même jamais cru que sa nation consentirait l'effort supplémentaire qui la ferait « républicai-ne ». Mais si le crime et le désir ne sont pas la loi de tout l'univers, s'ils ne règnent pas au moins sur un territoire défini, ils ne sont plus principes d'unité, mais ferments de conflit. Ils ne sont plus la loi et l'homme retourne à la dispersion et au hasard. Il faut donc créer de toutes pièces un monde qui soit à la mesure exacte de la nouvelle loi. L'exigence d'unité, déçue par la Création, se satisfait à toute force dans un microcosme. La loi de la puissance n'a jamais la patience d'at-teindre l'empire du monde. Il lui faut délimiter sans tarder le terrain où elle s'exerce, même s'il faut l'entourer de barbelés et de miradors.
Chez Sade, elle crée des lieux clos, des châteaux à septuple en-ceinte, dont il est impossible de s'évader, et où la société du désir et du crime fonctionne sans heurts, selon un règlement implacable. La révolte la plus débridée, la revendication totale de la liberté aboutit à l'asservissement de la majorité. L'émancipation de l'homme s'achève, pour Sade, dans ces casemates de la débauche où une sorte de bureau politique du vice règle la vie et la mort d'hommes et de femmes entrés à tout jamais dans l'enfer de la nécessité. Son oeuvre abonde en des-criptions de ces lieux privilégiés où, chaque fois, les libertins féodaux, démontrant aux victimes assemblées leur impuissance et leur servitu-de absolues, reprennent le discours du duc de Blangis au petit peuple des Cent [62] vingt journées de Sodome : « Vous êtes déjà mortes au monde. »
Sade habitait de même la tour de la Liberté, mais dans la Bastille. La révolte absolue s'enfouit avec lui dans une forteresse sordide d'où personne, persécutés ni persécuteurs, ne peut sortir. Pour fonder sa liberté, il est obligé d'organiser la nécessité absolue. La liberté illimitée du désir signifie la négation de l'autre, et la suppression de la pitié. Il faut tuer le coeur, cette « faiblesse de l'esprit » ; le lieu clos et le règlement y pourvoiront. Le règlement, qui joue un rôle capital dans les châteaux fabuleux de Sade, consacre un univers de méfiance. Il aide à tout prévoir afin qu'une tendresse ou une pitié imprévue ne viennent déranger les plans du bon plaisir. Curieux plaisir, sans doute, qui s'exerce au commandement. « On se lèvera tous les jours à dix heures du matin... » ! Mais il faut empêcher que la jouissance dégénère en attachement, il faut la mettre entre parenthèses et la durcir. Il faut encore que les objets de jouissance n'apparaissent jamais comme des personnes. Si l'homme est « une espèce de plante absolument matérielle », il ne peut être traité qu'en objet, et en objet d'expérience. Dans la république barbelée de Sade, il n'y a que des mécaniques et des mécaniciens. Le règlement, mode d'emploi de la mécanique, donne sa place à tout. Ces couvents infâmes ont leur règle, significativement copiée sur celle des communautés religieuses. Le libertin se livrera ainsi à la confession publique. Mais l'indice change : « Si sa conduite est pure, il est blâmé. »
Sade, comme il est d'usage en son temps, bâtit ainsi des sociétés idéales. Mais à l'inverse de son temps, il codifie la méchanceté naturelle de l'homme. Il construit méticuleusement la cité de la puissance et de la haine, en précurseur qu'il est, jusqu'à mettre en chiffres la liberté qu'il a conquise. Il résume alors [63] sa philosophie dans la froide comptabilité du crime : « Massacrés avant le 1er mars : 10. De-puis le 1er mars : 20. S'en retournent : 16. Total : 46. » Précurseur sans doute, mais encore modeste, on le voit.
Si tout s'arrêtait là, Sade ne mériterait que l'intérêt qui s'attache aux précurseurs méconnus. Mais une fois tiré le pont-levis, il faut vivre dans le château. Aussi méticuleux que soit le règlement, il ne par-vient à tout prévoir. Il peut détruire, non créer. Les maîtres de ces communautés torturées n'y trouveront pas la satisfaction qu'ils convoitent. Sade évoque souvent la « douce habitude du crime ». Rien ici, pourtant qui ressemble à la douceur ; plutôt une rage d'homme dans les fers. Il s'agit en effet de jouir, et le maximum de jouissance coïncide avec le maximum de destruction. Posséder ce qu'on tue, s'accoupler avec la souffrance, voilà l'instant de la liberté totale vers le-quel s'oriente toute l'organisation des châteaux. Mais dès l'instant où le crime sexuel supprime l'objet de volupté, il supprime la volupté qui n'existe qu'au moment précis de la suppression. Il faut alors se soumettre un autre objet et le tuer à nouveau, un autre encore, et après lui l'infinité de tous les objets possibles. On obtient ainsi ces mornes accumulations de scènes érotiques et criminelles dont l'aspect figé, dans les romans de Sade, laisse paradoxalement au lecteur le souvenir d'une hideuse chasteté.
Que viendrait faire, dans cet univers, la jouissance, la grande joie fleurie des corps consentants et complices ? Il s'agit d'une quête impossible pour échapper au désespoir et qui finit pourtant en désespoir, d'une course de la servitude à la servitude, et de la prison à la prison. Si la nature seule est vraie, si, dans la nature, seuls le désir et la destruction sont légitimes, alors de destruction en destruction, le règne humain lui-même ne suffisant plus à la soif du sang, il faut courir à l'anéantissement universel. Il [64] faut se faire, selon la formule de Sade, le bourreau de la nature. Mais cela même ne s'obtient pas si facilement. Quand la comptabilité est close, quand toutes les victimes ont été massacrées, les bourreaux restent face à face, dans le château solitaire. Quelque chose leur manque encore. Les corps torturés retournent par leurs éléments à la nature d'où renaîtra la vie. Le meurtre lui-même n'est pas achevé : « Le meurtre n'ôte que la première vie à l'individu que nous frappons ; il faudrait pouvoir lui arracher la seconde... » Sade médite l'attentat contre la création : « J'abhorre la nature... Je voudrais déranger ses plans, contrecarrer sa marche, arrêter la roue des astres, bouleverser les globes qui flottent dans l’espace, détruire ce qui la sert, protéger ce qui lui nuit, l'insulter en un mot dans ses oeuvres, et je n'y puis réussir. » Il a beau imaginer un mécanicien qui puisse pulvériser l'univers, il sait que, dans la poussière des globes, la vie continuera. L'attentat contre la création est impossible. On ne peut tout détruire, il y a toujours un reste. « Je n'y puis réussir... », cet univers implacable et glacé se détend soudain dans l'atroce mélancolie par laquelle, enfin, Sade nous touche quand il ne le voudrait pas. « Nous pourrions peut-être attaquer le soleil, en priver l'univers ou nous en servir pour embraser le monde, ce serait des cri-mes, cela... » Oui, ce serait des crimes, mais non le crime définitif. Il faut marcher encore ; les bourreaux se mesurent du regard.
Ils sont seuls, et une seule loi les régit, celle de la puissance. Puis-qu'ils l'ont acceptée alors qu'ils étaient les maîtres, ils ne peuvent plus la récuser si elle se retourne contre eux. Toute puissance tend à être unique et solitaire. Il faut encore tuer : à leur tour, les maîtres se déchireront. Sade aperçoit cette conséquence et ne recule pas. Un curieux stoïcisme [65] du vice vient éclairer un peu ces bas-fonds de la révolte. Il ne cherchera pas à rejoindre le monde de la tendresse et du compromis. Le pont-levis ne sera pas baissé, il acceptera l'anéantissement personnel. La force déchaînée du refus rejoint à son extrémité une acceptation inconditionnelle qui n'est pas sans grandeur. Le maître accepte d'être à son tour esclave et peut-être même le désire. « L'échafaud aussi serait pour moi le trône des voluptés. »
La plus grande destruction coïncide alors avec la plus grande affirmation. Les maîtres se jettent les uns sur les autres et cette oeuvre érigée à la gloire du libertinage se trouve « parsemée de cadavres de libertins frappés au sommet de leur génie 8 ». Le plus puissant, qui survivra, sera le solitaire, l'Unique, dont Sade a entrepris la glorification, lui-même en définitive. Le voilà qui règne enfin, maître et Dieu. Mais à l'instant de sa plus haute victoire, le rêve se dissipe. L'Unique se retourne vers le prisonnier dont les imaginations démesurées lui ont donné naissance ; il se confond avec lui. Il est seul en effet, emprisonné dans une Bastille ensanglantée, tout entière bâtie autour d'une jouissance encore inapaisée, mais désormais sans objet. Il n'a triomphé qu'en rêve et ces dizaines de volumes, bourrés d'atrocités et de philosophie, résument une ascèse malheureuse, une marche hallucinante du non total au oui absolu, un consentement à la mort enfin, qui transfigure le meurtre de tout et de tous en suicide collectif.
On a exécuté Sade en effigie ; il n'a tué de même qu'en imagination. Prométhée finit dans Onan. Il achèvera sa vie, toujours prison-nier, mais cette fois dans un asile, jouant des pièces sur une estrade de fortune, au milieu d'hallucinés. La satisfaction que l'ordre du monde ne lui donnait pas, le rêve et la [66] création lui en ont fourni un équivalent dérisoire. L'écrivain, bien entendu, n'a rien à se refuser. Pour lui, du moins, les limites s'écroulent et le désir peut aller jusqu'au bout. En ceci, Sade est l'homme de lettres parfait. Il a bâti une fiction pour se donner l'illusion d'être. Il a mis au-dessus de tout « le crime moral auquel on parvient par écrit ». Son mérite, incontestable, est d'avoir illustré du premier coup, dans la clairvoyance malheureuse d'une rage accumulée, les conséquences extrêmes d'une logique révoltée, quand elle oublie du moins, la vérité de ses origines. Ces conséquences sont la totalité close, le crime universel, l'aristocratie du cynisme et la volonté d'apocalypse. Elles se retrouveront bien des années après lui. Mais les ayant savourées, il semble qu'il ait étouffé dans ses propres impasses, et qu'il se soit seulement délivré dans la littérature. Curieusement, c'est Sade qui a orienté la révolte sur les chemins de l'art où le romantisme l'engagera encore plus avant. Il sera de ces écrivains dont il dit que « la corruption est si dangereuse, si active, qu'ils n'ont pour but en imprimant leur affreux système que d'étendre au-delà de leurs vies l'a somme de leurs crimes ; ils n'en peuvent plus faire, mais leurs maudits, écrits en feront commettre, et cette douce idée qu'ils emportent au tombeau les console de l'obligation où les met la mort de renoncer à ce qui est ». Son oeuvre révoltée témoigne ainsi de sa soif de survie. Même si l'immortalité qu'il convoite est celle de Caïn, il la convoite au moins, et témoigne malgré lui pour le plus vrai de la révolte métaphysique.
Au reste, sa postérité même oblige à lui rendre hommage. Ses héritiers ne sont pas tous écrivains. Assurément, il a souffert et il est mort pour échauffer l'imagination des beaux quartiers et des cafés littéraires. Mais ce n'est pas tout. Le succès de Sade à notre époque s'explique par un rêve qui lui est [67] commun avec la sensibilité contemporaine : la revendication de la liberté totale, et la déshumanisation opérée à froid par l'intelligence. La réduction de l'homme en objet d'expérience, le règlement qui précise les rapports de la volonté de puissance et de l'homme objet, le champ clos de cette monstrueuse expérience, sont des leçons que les théoriciens de la puissance retrouveront, lorsqu'ils auront à organiser le temps des esclaves.
Deux siècles à l'avance, sur une échelle réduite, Sade a exalté les sociétés totalitaires au nom de la liberté frénétique que la révolte en réalité ne réclame pas. Avec lui commencent réellement l'histoire et la tragédie contemporaines. Il a seulement cru qu'une société basée sur la liberté du crime devait aller avec la liberté des moeurs, comme si la servitude avait ses limites. Notre temps s'est borné à fondre curieusement son rêve de république universelle et sa technique d'avilissement. Finalement ce qu'il haïssait le plus, le meurtre légal, a pris à son compte les découvertes qu'il voulait mettre au service du meurtre d'instinct. Le crime, dont il voulait qu'il fût le fruit exceptionnel et délicieux du vice déchaîné, n'est plus aujourd'hui que la morne habitude d'une vertu devenue policière. Ce sont les surprises de la littérature.

Albert Camus, L’HOMME RÉVOLTÉ. (1951)
voir l´intégrale http://classiques.uqac.ca/classiques/camus_albert/homme_revolte/camus_homme_revolte.pdf

No hay comentarios:

Publicar un comentario