domingo, 15 de enero de 2012

Voltaire et la cruauté




MÉCHANT

On nous crie que la nature humaine est essentiellement perverse, que l’homme est né enfant du diable et méchant. Rien n’est plus malavisé; car, mon ami, toi qui me prêches que tout le monde est né pervers, tu m’avertis donc que tu es né tel, qu’il faut que je me défie de toi comme d’un renard ou d’un crocodile. Oh point! me dis-tu, je suis régénéré, je ne suis ni hérétique ni infidèle, on peut se fier à moi. Mais le reste du genre humain qui est ou hérétique, ou ce que tu appelles infidèle, ne sera donc qu’un assemblage de monstres; et toutes les fois que tu parleras à un luthérien, ou à un Turc, tu dois être sûr qu’ils te voleront et qu’ils t’assassineront, car ils sont enfants du diable; ils sont nés méchants; l’un n’est point régénéré, et l’autre est dégénéré. Il serait bien plus raisonnable, bien plus beau de dire aux hommes: « Vous êtes tous nés bons; voyez combien il serait affreux de corrompre la pureté de votre être. » Il eût fallu en user avec le genre humain comme on en use avec tous les hommes en particulier. Un chanoine mène-t-il une vie scandaleuse, on lui dit: « Est-il possible que vous déshonoriez la dignité de chanoine? » On fait souvenir un homme de robe qu’il a l’honneur d’être conseiller du roi, et qu’il doit l’exemple. On dit à un soldat pour l’encourager: « Songe que tu es du régiment de Champagne. » On devrait dire à chaque individu: « Souviens-toi de ta dignité d’homme. »

Et en effet, malgré qu’on en ait, on en revient toujours là; car que vent dire ce mot si fréquemment employé chez toutes les nations: Rentrez en vous-même? si vous étiez né enfant du diable, si votre origine était criminelle, si votre sang était formé d’une liqueur infernale, ce mot: Rentrez en vous-même, signifierait: « Consultez, suivez votre nature diabolique, soyez imposteur, voleur, assassin, c’est la loi de votre père. »

L’homme n’est point né méchant; il le devient, comme il devient malade. Des médecins se présentent et lui disent: « Vous êtes né malade; » il est bien sûr que ces médecins, quelque chose qu’ils disent et qu’ils fassent, ne le guériront pas si sa maladie est inhérente à sa nature: et ces raisonneurs sont très malades eux-mêmes.

Assemblez tous les enfants de l’univers, vous ne verrez en eux que l’innocence, la douceur et la crainte; s’ils étaient nés méchants, malfaisants, cruels, ils en montreraient quelque signe, comme les petits serpents cherchent à mordre, et les petits tigres à déchirer. Mais la nature n’ayant pas donné à l’homme plus d’armes offensives qu’aux pigeons et aux lapins, elle ne leur a pu donner un instinct qui les perte à détruire.

L’homme n’est donc pas né mauvais; pourquoi plusieurs sont-ils donc infectés de cette peste de la méchanceté? c’est que ceux qui sont à leur tête étant pris de la maladie, la communiquent au reste des hommes, comme une femme attaquée du mal que Christophe Colomb rapporta d’Amérique, répand ce venin d’un bout de l’Europe à l’autre. Le premier ambitieux a corrompu la terre.

Vous m’allez dire que ce premier monstre a déployé le germe d’orgueil, de rapine, de fraude, de cruauté, qui est dans tous les hommes. J’avoue qu’en général la plupart de nos frères peuvent acquérir ces qualités; mais tout le monde a-t-il la fièvre putride, la pierre et la gravelle, parce que tout le monde y est exposé?

Il y a des nations entières qui ne sont point méchantes: les Philadelphiens, les Banians, n’ont jamais tué personne. Les Chinois, les peuples du Tunquin, de Lao, de Siam, du Japon même, depuis plus de cent ans, ne connaissent point la guerre. A peine voit-on en dix ans un de ces grands crimes qui étonnent la nature humaine, dans les villes de Rome, de Venise, de Paris, de Londres, d’Amsterdam, villes où pourtant la cupidité, mère de tous les crimes, est extrême.

Si les hommes étaient essentiellement méchants, s’ils naissaient tous soumis à un être aussi malfaisant que malheureux, qui, pour se venger de son supplice leur inspirerait toutes ses fureurs, on verrait tous les matins les maris assassinés par leurs femmes, et les pères par leurs enfants, comme on voit à l’aube du jour des poules étranglées par une fouine qui est venue sucer leur sang.

S’il y a un milliard d’hommes sur la terre, c’est beaucoup; cela donne environ cinq cents millions de femmes qui cousent, qui filent, qui nourrissent leurs petits, qui tiennent la maison ou la cabane propre, et qui médisent un peu de leurs voisines. Je ne vois pas quel grand mal ces pauvres innocentes font sur la terre. Sur ce nombre d’habitants du globe, il y a deux cents millions d’enfants au moins, qui certainement ne tuent ni ne pillent, et environ autant de vieillards ou de malades qui n’en ont pas le pouvoir. Restera tout au plus cent millions de jeunes gens robustes et capables du crime. De ces cent millions il y en a quatre-vingt-dix continuellement occupés à forcer la terre, par un travail prodigieux, à leur fournir la nourriture et le vêtement; ceux-là n’ont guère le temps de mal faire.

Dans les dix millions restants seront compris les gens oisifs et de bonne compagnie, qui veulent jouir doucement; les hommes à talents occupés de leurs professions; les magistrats, les prêtres, visiblement intéressés à mener une vie pure, au moins en apparence. Il ne restera donc de vrais méchants que quelques politiques, soit séculiers, soit réguliers, qui veulent toujours troubler le monde, et quelques milliers de vagabonds qui louent leurs services à ces politiques. Or il n’y a jamais à la fois un million de ces bêtes féroces employées; et dans ce nombre je compte les voleurs de grands chemins. Vous avez donc tout au plus sur la terre, dans les temps les plus orageux, un homme sur mille qu’on peut appeler méchant, encore ne l’est-il pas toujours.

Il y a donc infiniment moins de mal sur la terre qu’on ne dit et qu’on ne croit. Il y en a encore trop sans doute; on voit des malheurs et des crimes horribles: mais le plaisir de se plaindre et d’exagérer est si grand, qu’à la moindre égratignure vous criez que la terre regorge de sang. Avez-vous été trompé, tous les hommes sont des parjures. Un esprit mélancolique qui a souffert une injustice voit l’univers couvert de damnés, comme un jeune voluptueux soupant avec sa dame, au sortir de l’opéra, n’imagine pas qu’il y ait des infortunés.


Cruauté.

La cruauté est une soif du sang humain ; c'est une espece de maladie qui vient du tempéramment mélancolique. L'homme cruel est un malheureux accablé du poids de son existence, qui hait tout ce qui l'environne , & qui voudroit avoir des compagnons d'infortune. Cette façon d'être produit dans l'ame une fureur qui est l'effet de la force jointe à l'inquiétude.

TORTURE

Quoiqu’il y ait peu d’articles de jurisprudence dans ces honnêtes réflexions alphabétiques, il faut pourtant dire un mot de la torture, autrement nommée question. C’est une étrange manière de questionner les hommes. Ce ne sont pourtant pas de simples curieux qui l’ont inventée; toutes les apparences sont que cette partie de notre législation doit sa première origine à un voleur de grand chemin. La plupart de ces messieurs sont encore dans l’usage de serrer les pouces, de brûler les pieds, et de questionner par d’autres tourments ceux qui refusent de leur dire où ils ont mis leur argent.

Les conquérants, ayant succédé à ces voleurs, trouvèrent l’invention fort utile à leurs intérêts; ils la mirent en usage quand ils soupçonnèrent qu’on avait contre eux quelques mauvais desseins, comme, par exemple, celui d’être libre; c’était un crime de lèse-majesté divine et humaine. Il fallait connaître les complices; et pour y parvenir on faisait souffrir mille morts à ceux qu’on soupçonnait, parce que, selon la jurisprudence de ces premiers héros, quiconque était soupçonné d’avoir eu seulement contre eux quelque pensée peu respectueuse était digne de mort. Dès qu’on a mérité ainsi la mort, il importe peu qu’on y ajoute des tourments épouvantables de plusieurs jours, et même de plusieurs semaines; cela même tient je ne sais quoi de la Divinité. La Providence nous met quelquefois à la torture en y employant la pierre, la gravelle, la goutte, le scorbut, la lèpre, la vérole grande ou petite, le déchirement d’entrailles, les convulsions de nerfs, et autres exécuteurs des vengeances de la Providence.

Or, comme les premiers despotes furent, de l’aveu de tous leurs courtisans, des images de la Divinité, ils l’imitèrent tant qu’ils purent.

Ce qui est très singulier, c’est qu’il n’est jamais parlé de question, de torture dans les livres juifs. C’est bien dommage qu’une nation si douce, si honnête, si compatissante, n’ait pas connu cette façon de savoir la vérité. La raison en est, à mon avis, qu’ils n’en avaient pas besoin. Dieu la leur faisait toujours connaître comme à son peuple chéri. Tantôt on jouait la vérité aux dés, et le coupable qu’on soupçonnait avait toujours rafle de six. Tantôt on allait au grand prêtre, qui consultait Dieu sur-le-champ par l’urim et le thummim. Tantôt on s’adressait au voyant, au prophète, et vous croyez bien que le voyant et prophète découvrait tout aussi bien les choses les plus cachées que l’urim et le thummim du grand prêtre. Le peuple de Dieu n’était pas réduit comme nous à interroger, à conjecturer; ainsi la torture ne put être chez lui en usage. Ce fut la seule chose qui manquât aux moeurs du peuple saint. Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves, mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes. Il n’y a pas d’apparence non plus qu’un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu’on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l’appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d’un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort, après quoi on recommence; et, comme dit très bien la comédie des Plaideurs: « Cela fait toujours passer une heure ou deux. »

Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s’est passé le matin. La première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu’après tout les femmes sont curieuses; et ensuite la première chose qu’elle lui dit lorsqu’il rentre en robe chez lui: « Mon petit coeur, n’avez-vous fait donner aujourd’hui la question à personne? »

Les Franc qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s’étonnent que les Anglais, qui ont eu l’inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.

Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on brûlât son corps à petit feu; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.

Ce n’est pas dans le xiiie ou dans le xive siècle que cette aventure est arrivée, c’est dans le xviiie. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d’Opéra, qui ont les moeurs fort douces, par nos danseurs d’Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la française.

Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu’en 1769; une impératrice(37) vient de donner à ce vaste État des lois qui auraient fait honneur à Minos, à Numa et à Solon, s’ils avaient eu assez d’esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l’abolition de la torture. La justice et l’humanité ont conduit sa plume; elle a tout réformé. Malheur à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore conduite par d’anciens usages atroces! « Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence? dit-elle: l’Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers; donc nos lois sont bonnes. »

Voltaire
Dictionnaire Philosophique


cf. une dissertation sur l´article "méchant"
http://lalettredarago.over-blog.com/article-le-mal-sujet-et-corrige-voltaire-mechant-70340008.html

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