domingo, 15 de enero de 2012

Sade, La Philosophie dans le Boudoir



Dolmancé — Ne divisons pas cette portion de sensibilité que nous avons reçue de la nature: c'est l'anéantir que de l'étendre. Que me font à moi les maux des autres! N'ai-je donc point assez des miens, sans aller m'affliger de ceux qui me sont étrangers! Que le foyer de cette sensibilité n'allume jamais que nos plaisirs! Soyons sensibles à tout ce qui les flatte, absolument inflexibles sur tout le reste. Il résulte de cet état de l'âme une sorte de cruauté, qui n'est quelquefois pas sans délices. On ne peut pas toujours faire le mal. Privés du plaisir qu'il donne, équivalons au moins cette sensation par la méchanceté piquante de ne jamais faire le bien.

Eugénie — Ah! Dieu! comme vos leçons m'enflamment! je crois qu'on me tuerait plutôt maintenant que de me faire faire une bonne action!

Mme de Saint-Ange — Et s'il s'en présentait une mauvaise, serais-tu de même prête à la commettre?

Eugénie — Tais-toi, séductrice; je ne répondrai sur cela que lorsque tu auras fini de m'instruire. Il me paraît que, d'après tout ce que vous me dites, Dolmancé, rien n'est aussi indifférent sur la terre que d'y commettre le bien ou le mal; nos goûts, notre tempérament doivent seuls être respectés?

Dolmancé — Ah! n'en doutez pas, Eugénie, ces mots de vice et de vertu ne nous donnent que des idées purement locales. Il n'y a aucune action, quelque singulière que vous puissiez la supposer, qui soit vraiment criminelle; aucune qui puisse réellement s'appeler vertueuse. Tout est en raison de nos mœurs et du climat que nous habitons; ce qui est crime ici est souvent vertu quelque cent lieues plus bas, et les vertus d'un autre hémisphère pourraient bien réversiblement être des crimes pour nous. Il n'y a pas d'horreur qui n'ait été divinisée, pas une vertu qui n'ait été flétrie. De ces différences purement géographiques naît le peu de cas que nous devons faire de l'estime ou du mépris des hommes, sentiments ridicules et frivoles, au-dessus desquels nous devons nous mettre, au point même de préférer sans crainte leur mépris, pour peu que les actions qui nous le méritent soient de quelques volupté pour nous.

Eugénie — Mais il me semble pourtant qu'il doit y avoir des actions assez dangereuses, assez mauvaises en elles-mêmes, pour avoir été généralement considérées comme criminelles, et punies comme telles d'un bout de l'univers à l'autre?

Mme de Saint-Ange — Aucune, mon amour, aucune, pas même le viol ni l'inceste, pas même le meurtre ni le parricide.

Eugénie — Quoi! ces horreurs ont pu s'excuser quelque part?

Dolmancé — Elles y ont été honorées, couronnées, considérées comme d'excellentes actions, tandis qu'en d'autres lieux, l'humanité, la candeur, la bienfaisance, la chasteté, toutes nos vertus, enfin, étaient regardées comme des monstruosités.

(...)
Eugénie — Oh! mes divins instituteurs, je vois bien que, d'après vos principes, il est très peu de crimes sur la terre, et que nous pouvons nous livrer en paix à tous nos désirs, quelque singuliers qu'ils puissent paraître aux sots qui, s'offensant et s'alarmant de tout, prennent imbécilement les institutions sociales pour les divines lois de la nature. Mais cependant, mes amis, n'admettez-vous pas au moins qu'il existe de certaines actions absolument révoltantes et décidément criminelles, quoique dictées par la nature? Je veux bien convenir avec vous que cette nature, aussi singulière dans les productions qu'elle crée que variée dans les penchants qu'elle nous donne, nous porte quelquefois à des actions cruelles; mais si, livrés à cette dépravation, nous cédions aux inspirations de cette bizarre nature, au point d'attenter, je le suppose, à la vie de nos semblables, vous m'accorderez bien, du moins je l'espère, que cette action serait un crime?

Dolmancé — Il s'en faut bien, Eugénie, que nous puissions vous accorder une telle chose. La destruction étant une des premières lois de la nature, rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. Comment une action qui sert aussi bien la nature pourrait-elle jamais l'outrager? Cette destruction, dont l'homme se flatte, n'est d'ailleurs qu'une chimère; le meurtre n'est point une destruction; celui qui le commet ne fait que varier les formes; s'il rend à la nature des éléments dont la main de cette nature habile se sert aussitôt pour récompenser d'autres êtres; or, comme les créations ne peuvent être que des jouissances pour celui qui s'y livre, le meurtrier en prépare donc une à la nature; il lui fournit des matériaux qu'elle emploie sur-le-champ, et l'action que des sots ont eu la folie de blâmer ne devient plus qu'un mérite aux yeux de cette agente universelle. C'est notre orgueil qui s'avise d'ériger le meurtre en crime. Nous estimant les premières créatures de l'univers, nous avons sottement imaginé que toute lésion qu'endurerait cette sublime créature devrait nécessairement être un crime énorme; nous avons cru que la nature périrait si notre merveilleuse espèce venait à s'anéantir sur ce globe, tandis que l'entière destruction de cette espèce, en rendant à la nature la faculté créatrice qu'elle nous cède, lui redonnerait une énergie que nous lui enlevons en nous propageant; mais quelle inconséquence, Eugénie! Eh quoi! un souverain ambitieux pourra détruire à son aise et sans le moindre scrupule les ennemis qui nuisent à ses projets de grandeur... des lois cruelles, arbitraires, impérieuses, pourront de même assassiner chaque siècle des millions d'individus... et nous, faibles et malheureux particuliers, nous ne pourrons pas sacrifier un seul être à nos vengeances ou à nos caprices? Est-il rien de si barbare, de si ridiculement étrange, et ne devons-nous pas, sous le voile du plus profond mystère, nous venger amplement de cette ineptie3 ?

Eugénie — Assurément... Oh ! comme votre morale est séduisante, et comme je la goûte!... Mais, dites-moi, Dolmancé, là, bien en conscience, ne vous seriez-vous pas quelquefois satisfait en ce genre?

Dolmancé — Ne me forcez pas à vous dévoiler mes fautes: leur nombre et leur espèce me contraindraient trop à rougir. Je vous les avouerai peut-être un jour.
(...)
Les plaisirs de la cruauté sont les troisièmes que nous nous sommes promis d'analyser. Ces sortes de plaisirs sont aujourd'hui très communs parmi les hommes et voici l'argument dont ils se servent pour les légitimer. Nous voulons être émus, disent-ils, c'est le but de tout homme qui se livre à la volupté, et nous voulons l'être par les moyens les plus actifs. En partant de ce point, il ne s'agit pas de savoir si nos procédés plairont ou déplairont à l'objet qui nous sert, il s'agit seulement d'ébranler la masse de nos nerfs par le choc le plus violent possible; or, il n'est pas douteux que la douleur affectant bien plus vivement que le plaisir, les chocs résultatifs sur nous de cette sensation produite sur les autres seront essentiellement d'une vibration plus vigoureuse, retentiront plus énergiquement en nous, mettront dans une circulation plus violente les esprits animaux qui, se déterminant sur les basses régions par le mouvement de rétrogradation qui leur est essentiel alors, embraseront aussitôt les organes de la volupté et les disposeront au plaisir. Les effets du plaisir sont toujours trompeurs dans les femmes; il est d'ailleurs très difficile qu'un homme laid ou vieux les produise. Y parviennent-ils? ils sont faibles, et les chocs beaucoup moins nerveux. Il faut donc préférer la douleur, dont les effets ne peuvent tromper et dont les vibrations sont plus actives. Mais, objecte-t-on aux hommes entichés de cette manie, cette douleur afflige le prochain; est-il charitable de faire du mal aux autres pour se délecter soi-même? Les coquins vous répondent à cela qu'accoutumés, dans l'acte du plaisir, à se compter pour tout et les autres pour rien, ils sont persuadés qu'il est tout simple, d'après les impulsions de la nature, de préférer ce qu'ils sentent à ce qu'ils ne sentent point. Que nous font, osent-ils dire, les douleurs occasionnées sur le prochain? Les ressentons-nous? Non; au contraire, nous venons de démontrer que de leur production résulte une sensation délicieuse pour nous. A quel titre ménagerions-nous donc un individu qui ne nous touche en rien? A quel titre lui éviterions-nous une douleur qui ne nous coûtera jamais une larme, quand il est certain que de cette douleur va naître un très grand plaisir pour nous? Avons-nous jamais éprouvé une seule impulsion de la nature qui nous conseille de préférer les autres à nous, et chacun n'est-il pas pour soi dans le monde? Vous nous parlez d'une voix chimérique de cette nature, qui nous dit de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fût fait; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu que des hommes, et d'hommes faibles. L'homme puissant ne s'avisera jamais de parler un tel langage. Ce furent les premiers chrétiens qui, journellement persécutés pour leur imbécile système, criaient à qui voulait l'entendre: "Ne nous brûlez pas, ne nous écorchez pas! La nature dit qu'il ne faut pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fût fait." Imbéciles! Comment la nature, qui nous conseille toujours de nous délecter, qui n'imprime jamais en nous d'autres mouvements, d'autres inspirations, pourrait-elle, le moment d'après, par une inconséquence sans exemple, nous assurer qu'il ne faut pourtant pas nous aviser de nous délecter si cela peut faire de la peine aux autres? Ah! croyons-le, croyons-le, Eugénie, la nature, notre mère à tous, ne nous parle jamais que de nous; rien n'est égoïste comme sa voix, et ce que nous y reconnaissons de plus clair est l'immuable et saint conseil qu'elle nous donne de nous délecter, n'importe aux dépens de qui. Mais les autres, vous dit-on à cela, peuvent se venger... A la bonne heure, le plus fort seul aura raison. Eh bien, voilà l'état primitif de guerre et de destruction perpétuelles pour lequel sa main nous créa, et dans lequel seul il lui est avantageux que nous soyons.

Voilà, ma chère Eugénie, comme raisonnent ces gens-là, et moi j'y ajoute, d'après mon expérience et mes études, que la cruauté, bien loin d'être un vice, est le premier sentiment qu'imprime en nous la nature. L'enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d'avoir l'âge de raison. La cruauté est empreinte dans les animaux, chez lesquels, ainsi que je crois vous l'avoir dit, les lois de la nature se lisent bien plus énergiquement que chez nous; elle est chez les sauvages bien plus rapprochée de la nature que chez l'homme civilisé: il serait donc absurde d'établir qu'elle est une suite de la dépravation. Ce système est faux, je le répète. La cruauté est dans la nature; nous naissons tous avec une dose de cruauté que la seule éducation modifie; mais l'éducation n'est pas dans la nature, elle nuit autant aux effets sacrés de la nature que la culture nuit aux arbres. Comparez dans vos vergers l'arbre abandonné aux soins de la nature, avec celui que votre art soigne en le contraignant, et vous verrez lequel est le plus beau, vous éprouverez lequel vous donnera de meilleurs fruits. La cruauté n'est autre chose que l'énergie de l'homme que la civilisation n'a point encore corrompue: elle est donc une vertu et non pas un vice. Retranchez vos lois, vos punitions, vos usages, et la cruauté n'aura plus d'effets dangereux, puisqu'elle n'agira jamais sans pouvoir être aussitôt repoussée par les mêmes voies; c'est dans l'état de civilisation qu'elle est dangereuse, parce que l'être lésé manque presque toujours, ou de la force, ou des moyens de repousser l'injure; mais dans l'état d'incivilisation, si elle agit sur le fort, elle sera repoussée par lui, et si elle agit sur le faible, ne lésant qu'un être qui cède au fort par les lois de la nature, elle n'a pas le moindre inconvénient.

Nous n'analyserons point la cruauté dans les plaisirs lubriques chez les hommes; vous voyez à peu près, Eugénie, les différents excès où ils doivent porter, et votre ardente imagination doit vous faire aisément comprendre que, dans une âme ferme et stoïque, ils ne doivent point avoir de bornes. Néron, Tibère, Héliogabale immolaient des enfants pour se faire bander; le maréchal de Retz, Charolais, l'oncle de Condé, commirent aussi des meurtres de débauche: le premier avoua dans son interrogatoire qu'il ne connaissait pas de volupté plus puissante que celle qu'il retirait du supplice infligé par son aumônier et lui sur de jeunes enfants des deux sexes. On en trouva sept ou huit cents d'immolés dans un de ses châteaux de Bretagne. Tout cela se conçoit, je viens de vous le prouver. Notre constitution, nos organes, le cours des liqueurs, l'énergie des esprits animaux, voilà les causes physiques qui font, dans la même heure, ou des Titus ou des Néron, des Messaline ou des Chantal; il ne faut pas plus s'enorgueillir de la vertu que se repentir du vice, pas plus accuser la nature de nous avoir fait naître bon que de nous avoir créé scélérat; elle a agi d'après ses vues, ses plans et ses besoins: soumettons-nous. Je n'examinerai donc ici que la cruauté des femmes, toujours bien plus active chez elles que chez les hommes, par la puissante raison de l'excessive sensibilité de leurs organes.

Nous distinguons en général deux sortes de cruauté: celle qui naît de la stupidité, qui, jamais raisonnée, jamais analysée, assimile l'individu né tel à la bête féroce: celle-là ne donne aucun plaisir parce que celui qui y est enclin n'est susceptible d'aucune recherche; les brutalités d'un tel être sont rarement dangereuses: il est toujours facile de s'en mettre à l'abri; l'autre espèce de cruauté, fruit de l'extrême sensibilité des organes, n'est connue que des êtres extrêmement délicats, et les excès où elle les porte ne sont que des raffinements de leur délicatesse; c'est cette délicatesse, trop promptement émoussée à cause de son excessive finesse, qui, pour se réveiller, met en usage toutes les ressources de la cruauté. Qu'il est peu de gens qui conçoivent ces différences!... Comme il en est peu qui les sentent! Elles existent pourtant, elles sont indubitables. Or, c'est ce second genre de cruauté dont les femmes sont le plus souvent affectées. Étudiez-les bien - vous verrez si ce n'est pas l'excès de leur sensibilité qui les a conduites là; vous verrez si ce n'est pas l'extrême activité de leur imagination, la force de leur esprit qui les rend scélérates et féroces; aussi celles-là sont-elles toutes charmantes; aussi n'en est-il pas une seule de cette espèce qui ne fasse tourner des têtes quand elle l'entreprend; malheureusement, la rigidité ou plutôt l'absurdité de nos mœurs laisse peu d'aliment à leur cruauté; elles sont obligées de se cacher, de dissimuler, de couvrir leur inclination par des actes de bienfaisance ostensibles qu'elles détestent au fond de leur cœur; ce ne peut plus être que sous le voile le plus obscur, avec les précautions les plus grandes, aidées de quelques amies sûres, qu'elles peuvent se livrer à leurs inclinations; et, comme il en est beaucoup de ce genre, il en est par conséquent beaucoup de malheureuses. Voulez-vous les connaître? annoncez-leur un spectacle cruel, celui d'un duel, d'un incendie, d'une bataille, d'un combat de gladiateurs: vous verrez comme elles accourront; mais ces occasions ne sont pas assez nombreuses pour alimenter leur fureur: elles se contiennent et elles souffrent.

Jetons un coup d'œil rapide sur les femmes de ce genre. Zingua, reine d'Angola, la plus cruelle des femmes, immolait ses amants dès qu'ils avaient joui d'elle; souvent elle faisait battre des guerriers sous ses yeux et devenait le prix du vainqueur; pour flatter son âme féroce, elle se divertissait à faire piler dans un mortier toutes les femmes devenues enceintes avant l'âge de trente ans6. Zoé, femme d'un empereur chinois, n'avait pas de plus grand plaisir que de voir exécuter des criminels sous ses yeux; à leur défaut, elle faisait immoler des esclaves pendant qu'elle foutait avec son mari, et proportionnait les élans de sa décharge à la cruauté des angoisses qu'elle faisait supporter à ces malheureux. Ce fut elle qui, raffinant sur le genre de supplice à imposer à ses victimes, inventa cette fameuse colonne d'airain creuse que l'on faisait rougir après y avoir enfermé le patient. Théodora, la femme de Justinien, s'amusait à voir faire des eunuques; et Messaline se branlait pendant que, par le procédé de la masturbation, on exténuait des hommes devant elle. Les Floridiennes faisaient grossir le membre de leurs époux et plaçaient de petits insectes sur le gland, ce qui leur faisait endurer des douleurs horribles; elles les attachaient pour cette opération et se réunissaient plusieurs autour d'un seul homme pour en venir plus sûrement à bout. Dès qu'elles aperçurent les Espagnols, elles tinrent elles-mêmes leurs époux pendant que ces barbares Européens les assassinaient. La Voisin, la Brinvilliers empoisonnaient pour leur seul plaisir de commettre un crime. L'histoire, en un mot, nous fournit mille et mille traits de la cruauté des femmes, et c'est en raison du penchant naturel qu'elles éprouvent à ces mouvements que je voudrais qu'elles s'accoutumassent à faire usage de la flagellation active, moyen par lequel les hommes cruels apaisent leur férocité. Quelques-unes d'entre elles en usent, je le sais, mais elle n'est pas encore en usage, parmi ce sexe, au point où je le désirerais. Au moyen de cette issue donnée à la barbarie des femmes, la société y gagnerait; car, ne pouvant être méchantes de cette manière, elles le sont d'une autre, et, répandant ainsi leur venin dans le monde, elles font le désespoir de leurs époux et de leur famille. Le refus de faire une bonne action, lorsque l'occasion s'en présente, celui de secourir l'infortune, donnent bien, si l'on veut, de l'essor à cette férocité où certaines femmes sont naturellement entraînées, mais cela est faible et souvent beaucoup trop loin du besoin qu'elles ont de faire pis. Il y aurait, sans doute, d'autres moyens par lesquels une femme, à la fois sensible et féroce, pourrait calmer ses fougueuses passions, mais ils sont dangereux, Eugénie, et je n'oserais jamais te les conseiller... Oh! ciel! qu'avez-vous donc, cher ange?... Madame, dans quel état voilà votre élève!...



http://fr.wikisource.org/wiki/La_Philosophie_dans_le_boudoir/Troisi%C3%A8me_Dialogue

No hay comentarios:

Publicar un comentario