domingo, 15 de enero de 2012

Sade, Histoire de Juliette




- Il est bien certain, dit Cornaro, que je n'admets absolument rien de respectable parmi les hommes, et cela par la grande raison que tout ce que les hommes ont fait n'est absolument chez eux que l'ouvrage de l'intérêt et des préjugés. Y a-t-il un seul homme au monde qui puisse légitimement assurer qu'il en sait plus que moi ? Quand une fois on ne croit plus à la religion, et par conséquent aux imbéciles confidences d'un Dieu avec les hommes, tout ce qui vient de ces mêmes hommes doit être soumis à l'examen, et livré sur-le-champ au plus vil mépris, si la nature m'inspire de fouler aux pieds ces mensonges. Dès qu'il sera donc prouvé qu'en religion, en morale et en politique, nul homme ne peut en avoir appris plus que moi, je puis, de ce moment, être aussi savant que lui, et rien de ce qu'il m'annonce, dès lors, ne peut plus être respecté de moi. Aucun être n'a le droit despotique de me soumettre à ce qu'il a dit ou pensé ; et à quelque point que j'enfreigne ces rêveries humaines, il n'est aucun individu sur la terre qui puisse acquérir le droit de m'en blâmer ou de m'en punir. Dans quel gouffre d'erreurs ou d'imbécillités nous plongerions-nous, si tous les hommes suivaient aveuglément ce qu'il a plu à d'autres hommes d'établir ? Et par quelle incroyable injustice nommerez-vous moral ce qui vient de vous, immoral ce qui vient de moi ? A qui nous en rapporterons-nous, pour savoir de quel côté se trouve la raison ?
Mais, objecte-t-on, il y a des choses si visiblement infâmes qu'il est impossible de douter de leur danger ou de leur horreur. Pour moi, j'avoue sincèrement que je ne connais aucune action de ce genre... aucune qui, conseillée par la nature, n'ait fait autrefois la base de quelques coutumes anciennes ; aucune enfin qui, n'étant assaisonnée de quelques attraits, ne devienne, par cela seul, légitime et bonne. D'où je conclus qu'il n'en est pas une seule à laquelle on doive résister, pas une qui ne soit utile, pas une enfin qui n'ait eu pour elle la sanction de quelques peuples.
Mais, vous dit-on imbécilement encore, puisque vous êtes né dans ce climat-ci, vous devez en respecter les usages. Pas un mot : il est absurde à vous de vouloir me persuader que je doive souffrir des torts de ma naissance ; je suis tel que la nature m'a formé ; et s'il existe une contrariété entre mes penchants et les lois de mon pays, ce tort, appartenant uniquement à la nature, ne doit jamais m'être imputé...
Mais, ajoute-t-on encore, nous nuirez à la société, si l'on ne vous en soustrait. Platitudes que cela ! Abandonnez vos stupides freins, et donnez également à tous les êtres le droit de se venger du tort qu'ils reçurent : vous n'aurez plus besoin du code, vous n'aurez plus besoin du sot calcul de ces pédants boursouflés, plaisamment nommés criminalistes, qui, pesant lourdement, dans la balance de leur ineptie, des actions incomprises de leur sombre génie, ne veulent pas sentir que quand la nature a des roses pour nous, elle ne peut nécessairement avoir que des chardons pour eux.
Abandonnez l'homme à la nature, elle le conduira beaucoup mieux que vos lois. Détruisez surtout ces vastes cités, où l'entassement des vices vous contraint à des lois répressives. Quelle nécessité y a-t-il que l'homme vive en société ? Rendez-le au sein des agrestes forêts qui le virent naître, et laissez-lui faire là tout ce qui pourra lui plaire : ses crimes alors, aussi isolés que lui, n'auront plus nul inconvénient, et vos freins deviendront inutiles. L'homme sauvage ne connaît que deux besoins : celui de foutre, et celui de manger ; tous deux lui viennent de la nature : rien de ce qu'il fera, pour parvenir à l'un ou l'autre de ces besoins, ne saurait être criminel. Tout ce qui fait naître en lui des passions différentes n'est dû qu'à la civilisation et la société. Or, dès que ces nouveaux délits ne sont le fruit que des circonstances, qu'ils deviennent inhérents à la manière d'être de l'homme social, de quel droit, je vous prie, les lui reprocherez-vous ?
Voilà donc les deux seules espèces de délits auxquels l'homme peut être sujet : 1° Ceux que l'état de sauvage lui impose : or, n'y aura-t-il pas de la folie, à vous, de le punir de ceux-là ? 2° Ceux que sa réunion aux autres hommes lui inspire : ne serait-il pas plus extravagant encore de sévir contre ceux-là ? Que vous reste-t-il donc à faire, hommes ignorants et stupides, lorsque vous voyez commettre des crimes ? Vous devez admirer et vous taire ; admirer... très certainement, car rien n'est intéressant, rien n'est beau comme l'homme que ses passions entraînent ; vous taire... bien plus sûrement encore, car ce que vous voyez est l'ouvrage de la nature, qui ne doit vous inspirer pour elle que du respect et du silence.
A l'égard de ce qui me regarde, je conviens avec vous, mes amies, qu'il n'existe pas au monde un homme plus immoral que moi ; il n'est pas un seul frein que je n'aie brisé, pas un principe dont je ne me sois affranchi, pas une vertu que je n'aie outragée, pas un seul crime que je n'aie commis ; et, je dois l'avouer, ce n'est jamais qu'au bouleversement constaté de toutes les conventions sociales, de toutes les lois humaines, que j'ai vraiment senti la luxure palpiter dans mon cœur et l'embraser de ses feux divins. Je bande à toutes les actions criminelles ou féroces ; je banderais à assassiner sur les grands chemins ; je banderais à exercer le métier de bourreau. Eh ! pourquoi donc se refuser ces actions, dès qu'elles apportent à nos sens un trouble aussi voluptueux ?
- Ah ! dit Laurentia... assassiner sur les grands chemins !
- Assurément. C'est une violence : toute violence agite les sens ; toute émotion, dans le genre nerveux, dirigée par l'imagination, réveille essentiellement la volupté. Si donc je bande à aller assassiner un homme sur le grand chemin, cette action ayant le même principe que celle qui me fait déboutonner ma culotte ou trousser une jupe, doit être excusée comme elle, et je la commettrai dès lors avec la même indifférence, mais cependant avec plus de plaisir, parce qu'elle a quelque chose de plus irritant.
- Comment, dit ma compagne, jamais l'idée d'un Dieu n'arrêta tes écarts ?
- Ah ! ne me parle pas de cette indigne chimère ! Je n'avais pas douze ans qu'elle était déjà l'objet de ma dérision. Je ne concevrai jamais que des hommes sensés pussent s'arrêter un moment à cette fable dégoûtante que le cœur abjure, que la raison désavoue, et qui ne peut trouver de partisans que parmi des sots, des fripons ou des fourbes. S'il était vrai qu'il y eût un Dieu, maître et créateur de l'univers, ce serait, incontestablement, d'après les notions reçues par ses sectateurs, l'être le plus bizarre, le plus cruel, le plus méchant et le plus sanguinaire ; et, de ce moment, nous n'aurions pas en nous assez d'énergie, assez de puissance pour le haïr, pour l'exécrer, pour l'avilir et le profaner au point où il mériterait de l'être. Le plus grand service que pourraient rendre des législateurs serait une loi sévère contre la théocratie. On n'imagine pas à quel point il est important de culbuter les funestes autels de cet horrible Dieu : tant que pourront renaître ces fatales idées, il n'y aura pour les hommes ni repos, ni tranquillité sur la terre, et le flambeau des guerres religieuses sera toujours suspendu sur nos têtes. Un gouvernement qui permet tous les cultes n'a pas absolument rempli le but philosophique auquel tous doivent tendre : il doit aller plus loin, il doit expulser de son sein tous ceux qui peuvent troubler son action. Or, je vous démontrerai, quand vous voudrez, que jamais un gouvernement ne sera vigoureux ni stable, tant qu'il admettra chez lui le culte d'un Être suprême, c'est-à-dire la boîte de Pandore, l'arme acérée et destructive de tout gouvernement, le système effrayant en vertu duquel les hommes se croient journellement en droit de s'égorger entre eux. Qu'il périsse mille et mille fois, celui qui s'avisera de parler d'un Dieu dans un gouvernement quelconque ! Le fourbe, à ce nom sacré et révéré des sots, n'a d'autre objet que d'ébranler les bases de l'État ; il veut y former une caste indépendante, toujours ennemie du bonheur et de l'égalité ; il veut maîtriser ses compatriotes, il veut allumer les feux de la discorde, et finir par enchaîner le peuple, dont il sait bien qu'il fera toujours ce qu'il voudra, en l'aveuglant par la superstition, et l'empoisonnant par le fanatisme.
- Mais, dit la Durand dans la seule vue de faire jaser notre homme, la religion est la base de la morale ; et la morale, quelles que soient les entorses que tu viennes de lui donner, n'en est pas moins très essentielle dans un gouvernement.
- De quelque nature que vous supposiez ce gouvernement, reprit Cornaro, je vous prouverai que la morale y est inutile. Et qu'entendez-vous, en effet, par morale ? N'est-ce pas la pratique de toutes les vertus sociales ? Or, qu'importe, je vous prie, le respect de toutes les vertus, aux ressorts du gouvernement ? Craignez-vous que le vice, contraire à ces vertus, puisse entraver ses ressorts ? Jamais. Il est même bien plus important que l'action du gouvernement agisse sur des êtres corrompus que sur des êtres moraux. Ceux-ci raisonnent, et jamais vous n'aurez de gouvernement solide, partout où l'homme raisonnera ; car le gouvernement est le frein de l'homme, et l'homme d'esprit ne veut aucun frein. Voilà d'où vient que les plus adroits législateurs désiraient ensevelir dans l'ignorance les hommes qu'ils voulaient régir ; ils sentaient que leurs chaînes assujettissaient bien plus constamment l'imbécile que l'homme de génie. Dans un gouvernement libre, allez-vous me répondre, ce désir ne peut être celui du législateur. Et quel est, selon vous, le gouvernement libre ? En existe-t-il un seul sur la terre ? Je dis plus, en peut-il exister un seul ? L'homme n'est-il pas partout l'esclave des lois, et, de ce moment, ne le voilà-t-il pas enchaîné ? Dès qu'il l'est, son oppresseur, quel qu'il soit, ne doit-il pas désirer qu'il se maintienne toujours dans l'état où il peut être le plus facilement captivé ? Or, cet état n'est-il pas visiblement celui de l'immoralité ? L'espèce d'ivresse dans laquelle végète perpétuellement l'homme immoral et corrompu, n'est-il pas l'état où son législateur le fixe avec le plus de facilité ? Pourquoi donc lui donnerait-il des vertus ? Ce n'est jamais que quand l'homme s'épure qu'il secoue ses freins... qu'il examine son gouvernement, et qu'il en change. Pour l'intérêt de ce gouvernement, fixez-le par l'immoralité, et il vous sera toujours soumis. Je vous le demande, d'ailleurs, les choses vues en grand, de quelle conséquence sont les vices entre les hommes ? Qu'importe à l'État que Pierre vole Jean, ou qu'à son tour celui-ci assassine Pierre ? Il est parfaitement absurde d'imaginer que ces différents délits réciproques puissent être de la plus légère importance à l'État. Mais il faut des lois qui captivent le crime... A quoi bon ? Quelle nécessité y a-t-il de captiver le crime ? Le crime est nécessaire aux lois de la nature, il est le contrepoids de la vertu : il convient bien aux hommes de vouloir le réprimer ! L'homme des forêts avait-il des lois qui continssent ses passions, et n'existait-il pas aussi heureux que vous ? Ne craignez pas que la force soit jamais entamée par la faiblesse ; si celle-ci souffre, c'est une des lois de la nature : il ne vous appartient pas de vous y opposer.
- Voilà, dis-je, un système qui ouvre la porte à toutes les horreurs.
- Mais elles sont nécessaires, les horreurs : la nature ne nous en convainc-t-elle pas, en faisant naître les poisons les plus dangereux au pied même des plantes les plus salutaires ? Pourquoi blâmez-vous le crime ? Ce n'est point parce que vous le croyez mal en lui-même, c'est parce qu'il vous nuit : croyez-vous que celui qu'il sert s'avise de le blâmer ? Eh ! non, non. Si donc le crime fait sur la terre autant d'heureux que de malheureux, la loi qui le réprimera sera-t-elle juste ? Le caractère d'une bonne loi doit être de rendre tout le monde heureux : celle que vous aurez promulguée contre le crime n'aura pas ce grand but ; elle n'aura satisfait que la victime du délit, et sans doute elle aura déplu souverainement à l'agent. Le grand malheur des hommes est de ne jamais, en législation, regarder qu'une portion de l'humanité, sans faire la moindre attention à l'autre ; et voilà d'où viennent tant de bévues.

D. A. F. de SADE, Histoire de Juliette ou Les Prospérités du vice (1801)
Sixième Partie
http://www.sade-ecrivain.com/juliette/6.htm

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