tag:blogger.com,1999:blog-64429109032376111592024-03-05T07:16:59.937-08:00CRUAUTÉ, LITTERATURE ET CULTURE POPULAIREAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.comBlogger21125tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-46250934970897905792012-05-13T08:20:00.002-07:002012-05-13T08:27:26.526-07:00Droit de mort, pouvoir de vie<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjBJa-YkU_qKJTDbFj1i93nrKXgtVHy8aZyYRZerpzEIBmYqVtrdW7g62uIHMu3MWEuyqYVWeDWHOpfVJjEvdX60MmSLVblYXM9LrW-2YY4OaMawhoF-Eitfgo4B1vfMVQ6_-ie2EV2NBc/s1600/leviathan.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 320px; height: 254px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjBJa-YkU_qKJTDbFj1i93nrKXgtVHy8aZyYRZerpzEIBmYqVtrdW7g62uIHMu3MWEuyqYVWeDWHOpfVJjEvdX60MmSLVblYXM9LrW-2YY4OaMawhoF-Eitfgo4B1vfMVQ6_-ie2EV2NBc/s320/leviathan.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5742039841030235522" /></a><br />Retrouvez ce célèbre extrait de M. Foucault, <em>Histoire de la sexualité</em>, I, Gallimard, Tel, 1976, p. 177 à 191 réproduit dans<br /><br />http://medias.hachette-education.com/media/contenuNumerique/029/104297153.pdfAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-60923307843583355902012-02-27T17:33:00.002-08:002012-02-27T17:34:18.659-08:00Sade au XXe sièclevous pouvez écouter sur France Culture l´émission<br />Sade au XXe siècle (le lien peut expirer en une semaine)<br /><br />http://www.franceculture.fr/emission-repliques-sade-au-xx%C2%B0-siecle-2012-02-25Antonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-20034592453052274252012-02-24T13:16:00.003-08:002012-02-24T13:22:30.004-08:00La violence de la représentation<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiJADyWk03Or9jJHlaqeifpPaYlWv6jPK8inEuObDlVDeLYS0Nvona5mqYwpZDfSg6jx6WZfOQLX4OGtnT8mFPh92JrT2OqWV5n6p_HqREiWI4Cg6lAUXWwnvdMzsIIKzp1j9S0uH7k5Wo/s1600/pasolini.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 320px; height: 221px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiJADyWk03Or9jJHlaqeifpPaYlWv6jPK8inEuObDlVDeLYS0Nvona5mqYwpZDfSg6jx6WZfOQLX4OGtnT8mFPh92JrT2OqWV5n6p_HqREiWI4Cg6lAUXWwnvdMzsIIKzp1j9S0uH7k5Wo/s320/pasolini.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5712815568573580066" /></a><br /><br /><br />Violence ancienne, violence contemporaine<br /><br />Il est difficile de définir la violence dans l’absolu : les mêmes actes sont<br />appréciés diversement selon les cultures et les époques. On en a un exemple<br />proche avec la façon dont la violence sexuelle est perçue dans les sociétés<br />occidentales d’aujourd’hui. Les attitudes face au viol, et jusqu’à sa définition,<br />ont évolué fortement en quelques années : on est passé d’une quasi-impunité<br />à une dénonciation et une sanction juridique et sociale beaucoup plus fortes,<br />avec un changement de qualification des actes, comme par exemple la<br />reconnaissance récente (1990) du viol conjugal.<br /><br />La violence suppose l’exercice excessif ou illégitime de la force : un<br />accident n’est pas une violence. Mais la notion est éminemment variable, elle<br />est liée au contexte historique (les formes de violence ne sont pas les mêmes<br />d’une culture à l’autre), au contexte idéologique (le seuil de tolérance varie)<br />et au contexte juridique (quelle pénalisation pour quel type de fait ?). Les<br />historiens ont souligné, en Occident, un très fort déclin au fil des âges, les<br />actes se faisant moins nombreux, les seuils de tolérance baissant fortement,<br />avec un changement dans la nature même des faits considérés. La violence<br />sexuelle fournit un exemple éclatant de ces changements : considérée<br />autrefois comme une expression légitime de la virilité, elle est devenue<br />aujourd’hui une atteinte à la personne. L’un des principaux changements est<br />d’ordre légal et pénal : l’Occident est passé d’un système de représailles<br />individuelles à la médiation d’un pouvoir d’Etat, le tournant s’opérant aux<br />XVIe et XVIIe siècles, quand l’Etat a revendiqué l’apanage de violence, un<br />bon exemple étant, en France, l’interdiction du duel.<br /><br />On peut définir la violence de la Renaissance et de l’âge classique par<br />trois traits essentiels. Le premier est l’accoutumance à une brutalité dont l’existence quotidienne est saturée. Elle est acceptée – surtout de la part des<br />jeunes mâles, dont elle est l’expression normale – et elle est partout : rurale<br />aussi bien qu’urbaine, mais avec certains lieux de prédilection, comme la<br />taverne. Il n’y a donc pas de politisation de la violence : elle n’est pas un<br />scandale ; comme les accidents et les maladies, elle participe de l’ordre du<br />monde. On éprouve fatalisme et résignation devant quelque chose qui est<br />étroitement noué au tissu de la vie quotidienne. Il n’y a pas de tabou du sang,<br />car le rapport est différent au corps malade et à la mort : on est loin de<br />l’aseptisation de la vie civile contemporaine.<br /><br />Le deuxième trait est le caractère spectaculaire de la violence : le<br />voyeurisme est légitime (il n’est donc pas reçu comme tel), aussi bien pour<br />les spectacles cruels, comme les combats d’ours et de chien (bear baiting)<br />qui font courir les foules londoniennes de la fin du XVIe siècle, que pour les<br />parades judiciaires. Les exécutions publiques ne déploient pas seulement une<br />férocité inouïe – voir l’analyse de celle de Damien que M. Foucault fait dans<br />Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975) – elles suscitent une ferveur<br />collective qui prend les formes les plus diverses, du rituel maîtrisé d’une<br />liturgie supplicielle aux manifestations carnavalesques où des foules avides et<br />houleuses festoient à la vue du sang. Cette violence judiciaire est souvent<br />assez proche du théâtre et les contemporains spéculent volontiers sur le<br />recours au même mot (« échafaud » en français, « scaffold » en anglais) pour<br />désigner le lieu du supplice et celui du théâtre.<br /><br />La troisième caractéristique est un système pénal qui apprécie la gravité<br />des faits selon des critères très différents des nôtres. Certains délits, véniels à<br />nos yeux, sont sévèrement punis, car c’est moins le crime qui compte que la<br />relation entre le criminel et sa victime : ainsi, de la part d’un domestique, le<br />plus petit vol est passible de mort. Inversement, les violences sexuelles sont<br />beaucoup moins réprimées, et surtout les victimes sont considérées tout<br />autrement : violée, une femme est souillée et par conséquent responsable de<br />la tache infligée à l’honneur familial.<br /><br />A l’époque contemporaine, le paysage change radicalement. La tolérance<br />sociale est beaucoup plus faible. Il y a un tabou de violence et du sang et la<br />violence est réprimée parfois dès le plus petit acte : une bataille dans une cour<br />de récréation a récemment défrayé la chronique en France, en menant de<br />jeunes enfants au poste de police pour une véritable garde à vue. Du même<br />coup, la définition est bien plus étendue : la violence domestique est entrée<br />dans les statistiques officielles – et elle est à l’origine d’une bonne part des<br />homicides. Alors même que les faits sont moins nombreux, l’idée s’est<br />imposée d’une violence latente de la vie moderne, explorée dès les années 50<br />par les pièces de télévision de Pinter et confirmée par des affaires récentes de<br />suicides en série sur les lieux de travail. Du coup, la violence devient une<br />question politique, exploitée en tant que telle par les politiciens et déclinée en<br />différents thèmes médiatiques (insécurité, violence des banlieues, terrorisme,<br />etc.). Si la violence quotidienne a fortement décliné à l’époque<br />contemporaine, la violence guerrière a beaucoup évolué, avec les<br />développements technologiques et l’évolution constante des formes de la<br />guerre : infiltration quotidienne par le terrorisme, technologisation (la guerre<br />se fait en partie à distance, elle continue à tuer, mais sans passer<br />nécessairement par des combats au corps à corps ou même à vue). Le XXe<br />siècle a donné le sentiment d’une progression dans l’horreur : il n’a pas<br />inventé le génocide mais les guerres mondiales et l’horreur à l’échelle<br />industrielle. Au moment où les témoins de la Shoah commençaient à<br />disparaître et où la chape de silence se levait, la conviction de l’après-guerre<br />d’un « plus jamais ça » est brutalement démentie par de nouvelles horreurs<br />(la guerre des Balkans, celle du Rwanda). On a parfois lié la violence du<br />théâtre contemporain à la Shoah mais il est peut-être encore davantage lié au<br />deuil de l’espoir que la Shoah ait guéri l’humanité des massacres de masse.<br /><br />La caractéristique essentielle de la violence contemporaine est sans<br />doute la modification du rapport que les sociétés « avancées » d’aujourd’hui<br />entretiennent avec elle : un rapport essentiellement médiatisé. Nous n’avons<br />plus de contact avec le corps souffrant et saignant, mais un rapport qui passe<br />avant tout par l’image. Ce qui suppose un impact ambigu : une horreur mêlée<br />de jouissance voyeuriste, ainsi qu’une esthétisation de la souffrance – à<br />preuve le succès de certaines images « emblématiques », comme la célèbre<br />« pietà de Benthala », la photographie prise en 1997 par le photographe<br />Hocine Zaourar d’une femme accablée de douleur, pendant les massacres en<br />Algérie9. L’effet de cette esthétisation est un dédouanement de la sensibilité :<br />la violence devient affaire de réaction affective, l’événement est réduit à une<br />image pathétique, les media rivalisant dans la course au « sujet » porteur et à<br />l’image efficace, pour la plus grande gloire de l’audimat et de la société<br />marchande.<br /><br />Les dramaturges ne sont pas insensibles à la perception qu’ont, de la<br />violence, les sociétés où ils vivent : leurs oeuvres en portent la trace. Mais il est difficile de les réduire au statut de témoins car ils mènent une réflexion<br />sur la violence qui passe d’abord par le choix qu’ils font entre les différentes<br />options spectaculaires qui s’offrent à eux.<br /><br /><br />Les options spectaculaires : montrer ou cacher<br /><br />On pourrait être tenté de penser que le meilleur moyen d’avoir l’impact<br />le plus fort sur les affects des spectateurs est de montrer. C’est du reste le<br />principe antique que ce qu’on voit émeut davantage que ce qu’on entend<br />(« magis movent visa quam audita »), repris par Horace dans son Art<br />Poetique : « l’esprit est moins frappé par ce qui lui parvient par l’oreille que<br />par ce qui est mis sous les yeux, organes fiables (« Segnius inritant animos<br />demissa per aurem quam quae sunt oculis subiecta fidelibus », v. 180-181).<br />C’est aussi un principe rhétorique : Quintilien, dans son Institutio Oratoria,<br />préconise diverses techniques pour gagner les juges : des manipulations<br />verbales pour les persuader en emportant une conviction rationnelle (c’est le<br />propre de l’art oratoire), d’autres techniques plus propres à agir sur les<br />affects, comme de produire, par le verbe, l’illusion d’une présence, pour<br />donner réalité aux faits et faire naître des images dans l’imagination (VI, 2),<br />et enfin des techniques auxiliaires, extérieures à l’art oratoire mais efficaces,<br />comme de recourir à des traces concrètes de l’acte – par exemple brandir un<br />linge taché du sang de la victime (V, 9) – ou comme de montrer un tableau<br />représentant le crime – ce qui revient à un aveu de faiblesse de l’orateur,<br />incapable de produire une image vive du crime par la seule force de la parole.<br />Pour un dramaturge, montrer l’action violente présente des avantages.<br />Cela permet de répondre à une demande ou une attente du public et de<br />satisfaire un besoin que d’autres « spectacles » entretiennent, comme les<br />exécutions publiques ou les combats d’animaux. Cela produit en outre une<br />empreinte mémorable : l’action se grave dans la mémoire du public. Cela<br />présente enfin l’intérêt de forcer l’attention de spectateurs qui, dans l’Europe<br />moderne, sont souvent indociles, et de la retenir pour susciter les affects – de<br />terreur et de pitié ou d’horreur et de fureur – sans lesquels il n’est pas de<br />tragédie digne de ce nom.<br /><br />Ces avantages se doublent d’inconvénients : les dangers que j’évoquais<br />plus haut. Mais ce qui retient les dramaturges de montrer crûment est la<br />conscience qu’il n’est pas si simple de montrer ou plutôt que l’exhibition<br />pure et simple risque de tomber à plat car, pour être vraiment efficace, un<br />effet doit être construit. Les cinéastes l’ont compris fort bien et certains sont<br />passés maîtres en cet art : Hitchcock construit l’une des scènes de meurtre les<br />plus célèbres du cinéma – l’assassinat dans la douche de Psycho (1960) – par<br />un savant montage où l’on voit une succession d’images partielles : la vision<br />floue de l’assassin, à travers le rideau de la douche, des morceaux du corps de<br />la victime, le jet qui sort du pommeau, le tournoiement de l’eau qui se colore<br />dans le bac avant d’être évacuée. Dans cette mosaïque, presque rien qui<br />décrive le geste meurtrier : quelques photogrammes montrent une main qui<br />s’abat, crispée sur le manche d’un couteau. Le secret, pour être efficace, n’est<br />pas de planter une caméra face à l’action, c’est de suggérer, par des aperçus<br />bien choisis, ce que le spectateur est obligé de reconstruire dans sa tête.<br />Les dramaturges n’ont pas la possibilité de recourir à un montage habile,<br />ils n’ont à choisir qu’entre deux options : montrer ou ne pas montrer. Du<br />moins en apparence.<br /><br />Ne pas montrer est le parti qui stimule le plus l’ingéniosité des<br />dramaturges, car il les oblige à trouver des solutions de rechange, c’est-à-dire<br />de s’arranger pour que le spectateur comprenne ce qui se passe sans suivre<br />directement le déroulement des opérations. La première est d’éluder, c’est-àdire<br />d’escamoter le moment fatidique. C’est le précepte de la dramaturgie<br />classique française de ne pas ensanglanter la scène. A ceci près que cet<br />interdit n’a jamais été vraiment formulé comme tel, qu’il est une sorte de loi<br />implicite, c’est-à-dire de convention efficace10. Il est d’ailleurs loin d’être<br />absolu : il s’agit surtout d’empêcher la représentation complète et explicite<br />d’un acte sanglant. Chez Corneille, à la fin de Rodogune (V, 4), Cléopâtre<br />avale le poison sur scène et sort en s’appuyant sur sa suivante, pour tomber<br />dès qu’elle aura franchi le seuil de la coulisse. Chez Racine, dans Bajazet, le<br />meurtre essentiel se fait en coulisse : Roxane peut se contenter de lancer à<br />Bajazet un simple « sortez » (V, 4), car le spectateur sait que les muets du<br />sérail attendent celui-ci derrière la porte, pour l’étrangler. Mais il n’y en a pas<br />moins une mort en scène, à la fin (V, 12) : la pièce s’achève sur Atalide qui<br />se poignarde et sur sa suivante qui conclut, en deux vers, qu’elle meurt. Un<br />ordre mortel est plus spectaculaire qu’un coup discret, à cause de la distance<br />même entre une injonction banale et la signification qu’elle prend dans ces<br />conditions particulières.<br /><br />On s’est souvent trompé sur les raisons qui ont imposé ce refus du sang.<br />C’est d’abord le primat du verbe sur l’action : la tragédie est un univers<br />hiératique de déploration et de passions nobles. C’est ensuite un souci de<br />vraisemblance bien plus que de morale : il s’agit d’éviter tout ce qui pourrait<br />briser l’illusion ou, pire encore, faire sombrer dans le ridicule. Ce souci se<br />double d’un autre, d’ordre « social » : la violence est trop physique pour la<br />tragédie, qui tient le corps à distance et restreint les codes gestuels (les mains<br />ne doivent pas dépasser une zone qui va de la taille aux yeux), et elle est<br />indigne : les manifestations corporelles, même quand elles ne sont pas<br />sanglantes, sont bonnes pour le peuple et pour la comédie.<br /><br />Il y a des bénéfices à cette restriction. Elle ne permet pas seulement<br />d’éviter les risques mais aussi de contraindre les dramaturges à l’ingéniosité :<br />les façons indirectes de montrer sont une prime à l’intelligence et elles<br />incitent à recourir à l’imagination. Les dramaturges ont souvent cru aux<br />vertus de l’ellipse, et les cinéastes plus encore : il est beaucoup plus terrifiant<br />de faire saisir des signes indirects. Dans M… le Maudit, Fritz Lang rend le<br />meurtre de la petite fille par l’ombre du criminel qui vient recouvrir une<br />affiche et par un ballon qui roule. Dans Cat People, de Jacques Tourneur, où<br />l’héroïne lycanthrope se transforme en guépard et pourchasse une victime,<br />toute la peur et l’horreur sont suscitées par des jeux de lumière, sur l’eau<br />d’une piscine et l’ombre démesurée d’un félin, sur les murs.<br /><br />La façon la plus simple d’éluder l’acte sanglant est de le cantonner en<br />coulisse. Celle-ci se prête à deux utilisations. Elle peut fonctionner comme<br />censure : tout se passe à l’insu des spectateurs, pendant l’intervalle entre deux<br />actes – comme l’assassinat de Pyrrhus, dans Andromaque – voire entre deux<br />scènes, comme le suicide d’Hermione, un peu plus tard. Elle peut également<br />fonctionner comme écran : tout se passe hors des yeux du spectateur mais pas<br />à son insu : il peut suivre en direct une action qu’il ne voit pas mais qu’il<br />entend – comme l’infanticide, à la fin de la Médée d’Euripide – ou dont il<br />perçoit des échos, comme pour le meurtre de Duncan, dans Macbeth (II, 2) :<br />une cloche, le cri d’une chouette, l’angoisse de Lady Macbeth – tout dit le<br />meurtre sans qu’on ne le voie ni ne l’entende.<br /><br />Rejeter l’acte sanglant en coulisse ne sert pas seulement à éviter toute<br />déception et à stimuler l’imagination ; en recourant à la suggestion, il s’agit<br />aussi de faire sentir l’interdit et d’accroître ainsi l’horreur. Mais la Médée<br />d’Euripide va plus loin encore, en valorisant l’ouïe à l’extrême, puisque les<br />échos qu’on entend sont exceptionnels. On entend des voix d’enfant, ce qui<br />est pratiquement un hapax sur la scène grecque, et ces paroles sont inouïes :<br />les fils de Médée disent leur mort, de la façon la plus pathétique, en essayant<br />d’arrêter le bras de leur mère. Dans ce cas, supprimer la vue, c’est rendre<br />l’écoute encore plus intense : il ne s’agit donc pas simplement d’une facilité<br />de dramaturge cherchant à minimiser les risques, la scène a un tout autre<br />intérêt et elle s’avère particulièrement inventive, puisqu’elle manipule les<br />données sensorielles en jouant l’ouïe contre la vue et en élaborant, du même<br />coup, ce qu’on pourrait appeler une « représentation voilée ». C’est une façon<br />de gérer le paradoxe du sujet désirable et impossible, en recherchant le<br />pathétique le plus intense possible, mais sans aller trop loin puisque la<br />représentation est estompée.<br /><br /><br /><br />François LECERCLE<br />article complet sur<br />http://www.sidosoft.com/crlc/pdf_revue/revue2/Spectacle1.pdfAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-42572014550421877052012-02-24T12:53:00.001-08:002012-02-24T13:26:17.837-08:00Hubert Aquin<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh6Kp-MCJTB5fUbXqEzZAnGYRJskjzKiHlqZ1Suc0gmKRgVbXTKb4xiQsax7VttUnYptWMoDnFlW3sGnQOR07jxm6SAIdwjAJ7Ch_cK_psKkd3wQwctflMU15RCMu4O2F6RWNTvhr_ag6c/s1600/aquin.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 320px; height: 240px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh6Kp-MCJTB5fUbXqEzZAnGYRJskjzKiHlqZ1Suc0gmKRgVbXTKb4xiQsax7VttUnYptWMoDnFlW3sGnQOR07jxm6SAIdwjAJ7Ch_cK_psKkd3wQwctflMU15RCMu4O2F6RWNTvhr_ag6c/s320/aquin.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5712816619797998098" /></a><br />Le bonheur d’expression - Hubert Aquin 1961<br /> <br /><br />Le bonheur, c’est la morale. Il m’est difficile de dissocier ces deux termes que tant de directeurs de conscience ont liés l’un à l’autre et que bien des gens « évolués » persistent à disjoindre.<br /><br />On n’est heureux qu’à l’intérieur d’un système qu’on accepte et, en fait, le bonheur se réduit essentiellement à cette acceptation. Bien sûr, les modes de l’acceptation offrent de nombreuses catégories, depuis la sérénité jusqu’à la résignation chrétienne, de la bonne humeur au complexe d’Issac. Ces comportements multiformes, parfois même alternatifs, dérivent tous d’une attitude fondamentale qui est l’acceptation. Et je ne connais rien de moins révolutionnaire que cette attitude.<br /><br />Les gens heureux sont des contre-révolutionnaires ! On peut leur faire avaler n’importe quoi, ils en font leur bonheur, de la même façon que les bons chrétiens transforment leurs malheurs en épreuves et finissent ainsi par s’en réjouir. Quand on a commencé d’accepter, pourquoi s’arrêter sur cette voie ? D’ailleurs, les gens qui le veulent vraiment, deviennent heureux, quel que soit le prix qu’ils doivent payer ce bonheur, car le bonheur, on n’en sort pas, est affaire de volonté.<br /><br />N’est-il pas significatif, en ce sens, de voir les grands personnages de roman désirer le bonheur jusqu’au moment où ils doivent l’accepter, mais jamais plus loin ? Mathilde de la Mole ou Madame de Mortsauf demeurent intouchables, inaccessibles par un décret inavouable et profond de ceux qui parlent de se tuer pour elles. Et la femme rencontrée l’Année dernière à Marienbad, il importe de ne pas l’avoir rencontrée : tout le film de Resnais repose sur cette volonté obscure, hésitante aussi, de refuser un bonheur, fût-il passé. La convergence de tant de bonheurs manqués, dans le folklore universel de la fiction, pose un problème aux gens heureux. Pourquoi, en effet, les gens heureux (et il y en a !) se repaissent-ils de ces beaux désastres et de ces faillites éclatantes ! Pour se purger, dirait Aristote ; mais peut-être aussi pour se grandir !<br /><br />Car ceux qui ont choisi le bonheur ont en même temps choisi de n’être pas des héros. Je dirais même, inversant ma proposition jusqu’au paradoxe : qui choisit le bonheur renonce, ou devrait renoncer, à être un artiste.<br /><br />Que peuvent bien m’apprendre les artistes, s’ils se mettent à être heureux ? Comment pourront-ils encore m’étonner ? Je n’ai que faire des oeuvres nées dans le climat débilitant de l’acceptation. Romanciers, poètes ou peintres, les artistes sont des professionnels du malheur ! Je dis bien des professionnels, non des amateurs ...<br /><br />Qu’on me comprenne bien : la grandeur d’une oeuvre d’art n’est pas fatalement (!) proportionnelle au malheur de son auteur. Ce serait vraiment trop facile ! Le malheur aussi est un art. Le malheur dont je parle, le seul qui soit fécond, manifeste un choix profond ; c’est une vocation et non seulement un accident fortuit. Loin de considérer l’artiste comme une victime qui s’adonne à une activité compensatrice, je vois en lui un héros qui choisit pleinement son destin.<br /><br />Le malheur équivaut, selon moi, à un mode supérieur de connaissance et devient, par conséquent, la voie royale de l’artiste qui veut exprimer la réalité, la recréer, l’enfanter une seconde fois dans une forme nouvelle ! Dans cet ordre, le malheur apparaît comme une façon privilégiée d’expérimenter la vie et devient un préalable à toute entreprise artistique.<br /><br />Autant j’admire Beaudelaire, Dostoïevski, Balzac, Pascal, Pirandello ou Proust d’avoir poussé jusqu’au bout leur « difficulté d’être », car cette lutte a produit de grandes oeuvres, autant, d’autre part, je plains les petits malheureux, les tragiques, les masochistes à faible rendement, ceux qui sont nés pour un petit pain noir ! Ce sont des amateurs, c’est tout dire.<br /><br />Ici je ne puis m’empêcher de pousser une pointe du côté des « nôtres » qui, à quelques exceptions près de chez les vivants et les morts, vivent dans la ouate psychologique et sociale. Hélas, trop de nos artistes sont heureux et acceptent en fait une société qu’ils dénoncent à hauts cris. Ceux-là sont mangés par le système et ne font appel, quand ils produisent, qu’à la couche de leur être qu’on appelle talent, soit la plus mince. Inutile de cacher qu’une telle somme de bonheur artistique m’inquiète beaucoup.<br /><br />Pourtant, si je m’examine froidement, je ne crois rien avoir d’un charognard attiré par le malheur des autres. Ce sont les oeuvres qui m’intéressent, les grandes : celles que je regrette de ne pas avoir engendrées moi-même, celles pour lesquelles j’aurais donné dix ans de ma vie ! Quand je suis en présence d’une grande oeuvre, j’ai le sentiment intolérable d’avoir été volé (ce qui indique, je le reconnais, que je n’ai pas encore choisi ma « vocation »). Ce sentiment, je dis cela avec peine, je ne l’ai pas souvent éprouvé devant les oeuvres de notre terroir. Par exemple, la plupart de nos romans sont lamentablement imprégnés de morale. Et Dieu sait que rien n’est plus éloigné de la beauté et du tragique que la morale. La morale tue le tragique. Nietzsche nous l’a enseigné. La littérature canadienne ne compte pas de tragédie, mais beaucoup de drames de conscience. Pour tout dire, toute morale est une morale de bonheur ...<br /><br />Un vieil adage, sans doute d’origine anglaise, dit que le Canadien français est passif et, comme se plaisait à le répéter un de mes professeurs, un peu « mouton ». En d’autres mots, les miens, les Canadiens français semblent heureux. Même politiquement, cela est connu de longue date. Nous avons glorifié ceux de nos chefs politiques qui ont le plus accepté ! On nous a enseigné à admirer Lafontaine, G.-E. Cartier, Laurier, Bourassa, mais le moins possible Papineau ! Nous sommes heureux politiquement parce que nous avons accepté de négocier indéfiniment des chèques bilingues et un drapeau, mais jamais l’essentiel. Deux siècles de conquête ont fait de nous des contre-révolutionnaires heureux et reconnaissants.<br /><br />Dans l’ordre de la révolution il ne peut y avoir de modérés, de la même façon qu’il n’y a pas de place pour les amateurs en art ! Une conjonction évidente existe entre ces deux aspects de notre vie nationale. Pour le moment, l’intuition que j’en ai me convainc ; j’entreprendrai une autre fois ...<br /><br />De notre faible productivité politique et artistique, je ne conclus pas que nous soyons un peuple heureux. Du moins je n’accepte pas ce bonheur. En assumant mon identité de Canadien français, je choisis le malheur ! Et je crois que minoritaires et conquis, nous sommes profondément malheureux. Ce malheur, collectif ou individuel, on nous a appris à le réduire à sa plus faible expression, à l’accepter, à en prendre notre parti. On nous a enseigné à nous en réjouir, comme on dit à un infirme de sourire.<br /><br />Mais il se trouvera sans doute, au Canada français, des hommes politiques pour mesurer lucidement ce « malheur » et le pousser à bout. Que viennent aussi les écrivains et les artistes capables d’aller jusqu’au bout de leur malheur d’expression !Antonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-54080341033158406862012-02-23T14:31:00.000-08:002012-02-24T13:27:11.269-08:00Lavelle, La mechanceté<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi5jN1vOlX9S6X4cEXB0slbthDVMSXotW-RIzLqGK79DIIC8CeCqO57z-CLHX9bMGQMcijgcYmdgfDDjlg9xyB7Y_G3Au1CO-Rg4yLZaRU4uGcYJPVfaFqOAe0G0wyr6gszJM-Rdl1KGdU/s1600/lavelle+le+mal.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 240px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi5jN1vOlX9S6X4cEXB0slbthDVMSXotW-RIzLqGK79DIIC8CeCqO57z-CLHX9bMGQMcijgcYmdgfDDjlg9xyB7Y_G3Au1CO-Rg4yLZaRU4uGcYJPVfaFqOAe0G0wyr6gszJM-Rdl1KGdU/s320/lavelle+le+mal.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5706154236956971682" /></a><br /><br />"Lorsqu’on voit le méchant heureux et l’homme de bien malheureux, à supposer qu’il puisse en être ainsi, il semble que l’on se trouve en présence d’un désordre qui pourrait bien être pour la conscience le mal véritable. Cette non coïncidence du bonheur et du bien, du mal et de la souffrance est un scandale contre lequel s’insurgent la volonté et la raison. Car nous n’acceptons pas que l’unité de notre vie puisse être rompue, que les états que notre sensibilité éprouve ne soient pas l’écho fidèle des actes que notre volonté a accomplis, qu’une bonne action engendre en nous de l’affliction, une mauvaise de la joie. Contre de telles suites, c’est notre logique qui s’irrite autant que notre vertu. Le bonheur, même apparent, du méchant, le malheur, même accepté, de l’homme de bien sont des atteintes portées à la fois à l’intelligibilité et à la justice : nous ne pouvons pas comprendre que la conscience puisse sentir un accroissement, un épanouissement, là où elle poursuit un effet négatif et destructif, ni qu’elle se sente limitée et contrainte là où son action est elle même bienfaisante et généreuse. Nous consentons à admettre sans doute que le bien le plus haut ne puisse être obtenu parfois que par une douleur que nous devons subir sur un autre plan de notre conscience ; encore voulons nous non seulement que cette douleur soit consentie, mais que nous éprouvions de la joie à la subir.<br /><br />VI. — La méchanceté.<br />@<br />Lorsque nous distinguons le mal et la douleur, c’est pour marquer que la douleur n’est qu’une affection de la sensibilité, par conséquent un fait que nous subissons, au lieu que le mal qui dépend de la volonté est un acte que nous accomplissons. Mais cela seul suffit à témoigner de l’étroite liaison qui subsiste toujours entre la douleur et le mal : car si la douleur, en tant qu’elle est subie, n’est un mal que dans la mesure où elle exprime en nous une limitation, le mal lui-même est une douleur que nous faisons subir à autrui, c’est à dire une limitation que nous lui imposons. La douleur est toujours la marque d’une limitation ou d’une destruction qui peuvent être le moyen d’une purification ou d’une croissance : et la distance entre la douleur et le mal est celle qui sépare une limitation ou une destruction involontaires d’une limitation ou d’une destruction volontaires.<br />On pensera donc qu’il est trop étroit de définir le mal par la simple production de la douleur, que la douleur parfois peut être voulue en vue d’un plus grand bien, et que la perversité cherche moins à faire souffrir qu’à avilir par l’usage même du plaisir. Ce qui suffit en effet à montrer que la douleur n’est un mal que quand elle est seulement le témoignage d’une diminution d’être qui a été elle même voulue ; c’est cette diminution que la perversité aussi se propose d’atteindre. Et le plaisir peut être l’étape par laquelle elle est obtenue.<br />Mais qu’il y ait un lien impossible à briser entre la douleur et le mal, c’est ce que prouve sans doute l’analyse de la méchanceté. Car le méchant a d’abord comme but la souffrance des autres ; et sans doute cette souffrance est elle pour lui une diminution d’être chez celui qu’il voit souffrir, une diminution d’être dont il est la cause, et qui relève en lui le sentiment de la puissance même dont il dispose ; mais il s’y joint aussi une sorte de satisfaction de voir souffrir un être dont la conscience doit témoigner encore de la misère même où elle se sent réduite. Et l’on dira peut être qu’une telle méchanceté est rare, mais il n’est pas sûr qu’elle ne traverse jamais comme un éclair les consciences les plus bienveillantes et les plus pures : tant il est vrai que la condition humaine obéit à des lois communes dont aucun individu dans le monde ne peut se regarder comme délivré.<br />On voit donc ici la ligne de démarcation et le point de contact entre la douleur et le mal. Le mal ne peut pas être défini, quoi qu’on en pense, par son rapport avec la sensibilité, mais par son rapport avec la volonté. Seulement, la volonté et la sensibilité sont toujours impliquées l’une par l’autre. La sensibilité est à l’égard de la volonté le témoignage de sa puissance et de son impuissance. Ainsi la douleur même n’est un mal que par son rapport avec la volonté : quand c’est la nature qui nous l’impose, elle est regardée comme un mal dans la mesure où elle est un obstacle à notre propre développement, où elle paralyse la volonté et l’anéantit ; et quand elle est l’effet de la volonté d’un autre, nous éprouvons alors un sentiment d’horreur comme si, en ajoutant à une limitation de la nature une limitation volontaire, c’était l’Esprit lui-même qui se tournait contre sa propre fin et qui contribuait à assurer sa défaite.<br />On ne pense pas que, dans la méchanceté, la volonté de faire souffrir soit jamais isolée. Il s’y associe toujours quelque motif extérieur, comme on le voit par l’exemple de la vengeance où la volonté d’imposer une souffrance à celui par qui nous avons souffert est toujours alliée soit au besoin de vaincre après avoir été vaincu, soit même à l’idée d’un équilibre rétabli et d’une justice satisfaite. Mais ce qui montre bien que la douleur n’est jamais qu’un signe du mal, c’est que la méchanceté la plus subtile et la plus profonde ne s’arrête pas à la douleur : elle ne voit en elle qu’un moyen dont le plaisir même pourrait tenir lieu, en ayant même sur elle l’avantage de tromper autrui par une fausse apparence. Car ce qu’elle vise, c’est la diminution d’être elle même, une sorte d’inversion du développement de la conscience, de corruption et de déchéance, sans que l’on puisse regarder pourtant un tel état comme libre de toute douleur secrète, que le méchant goûte par avance avec une sorte de délectation.<br /><br />VII. — La définition du mal.<br />@<br />Il est bien remarquable que nous ne puissions jamais définir le mal d’une manière positive. Non seulement il entre dans un couple dont le bien est l’autre terme. Mais encore il est impossible de le nommer sans évoquer le bien dont il est précisément la privation.<br />Il y a plus. Il existe, semble t il, des formes très nombreuses du mal et l’on peut manquer le bien de beaucoup de manières auxquelles on donne pourtant le même nom. Selon le mot d’un ancien, le bien a un caractère fini, au lieu que le mal a un caractère infini. On reconnaît ici cette conception commune à tous les Grecs, c’est que le fini, c’est l’achevé et le parfait, ce à quoi précisément il ne manque rien, tandis que l’infini, c’est l’indéterminé, le désordre, le chaos, ce à quoi il manque tout ce qui pourrait lui donner un sens et une valeur, c’est à dire l’acte de pensée qui permettrait de l’organiser, de le circonscrire et d’en prendre possession. Laissons de côté cette opposition qui pourrait être contestée : du moins faut il reconnaître que toutes les formes du bien convergent les unes avec les autres. Nous pouvons multiplier les vertus et même les opposer entre elles, insister sur la diversité des vocations morales : pourtant le propre de ces vertus, c’est de produire un accord entre les différentes puissances de la conscience, le propre de ces vocations c’est de produire un accord entre les différentes consciences, alors que le mal se définit toujours comme une séparation, la rupture d’une harmonie, soit dans le même être, soit entre tous les êtres. C’est que toute volonté mauvaise poursuit des fins isolées qui, sacrifiant le Tout à la partie, portent toujours atteinte à l’intégrité du Tout et menacent de l’anéantir. On comprend donc qu’il y ait des formes innombrables du mal, bien qu’elles possèdent toutes ce caractère commun de diviser et de détruire, ce que l’on peut observer à l’intérieur d’une même conscience où le mal produit un déchirement intérieur, où la perversité elle même nous donne un plaisir amer, et dans les rapports des consciences entre elles qui ne cherchent qu’à se porter des coups et à se nuire. L’entente entre des criminels ne fait pas exception à cette loi, s’il est vrai qu’elle est toujours précaire, et qu’elle est tournée contre le reste de l’humanité. Dans la mesure où elle est une entente véritable, elle imite encore le bien et elle est l’ébauche d’une société morale. De telle sorte que, si la solidarité dans le bien ne cesse de rendre à la fois plus complexe et plus étroite l’unité de chaque être ou l’union des différents êtres, la solidarité dans le mal ne peut se poursuivre indéfiniment sans produire assez vite un désaccord, une dissonance, qui ne manque pas de nous opposer aussi bien à nous même qu’à tout l’univers.<br /><br />Louis LAVELLE<br />LA SOUFFRANCE ET LE MALAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-64563364541385705602012-02-06T17:37:00.000-08:002012-02-06T17:37:00.295-08:00Dostoievksi, Les Frères Karamazov<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgRAAimeLLXiqSnokh_hgA8JuNuTLS6KA-ShyphenhyphenpZbw7U2ftHKB0SbXNLJw_ebs5WsxAItItv7LjX-guzP5Z80VCdqpZir0ZHJPG8-TsltzZixw3DEvGN1gvo-JwCNkyY1k3j2v8r-McgwHQ/s1600/karamazov.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 320px; height: 230px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgRAAimeLLXiqSnokh_hgA8JuNuTLS6KA-ShyphenhyphenpZbw7U2ftHKB0SbXNLJw_ebs5WsxAItItv7LjX-guzP5Z80VCdqpZir0ZHJPG8-TsltzZixw3DEvGN1gvo-JwCNkyY1k3j2v8r-McgwHQ/s320/karamazov.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5706154626504339410" /></a><br /><br /><br />Ivan se tut un instant et son visage s’attrista soudain.<br />« Écoute, je me suis borné aux enfants pour être plus clair. Je n’ai rien dit des larmes humaines dont la terre est saturée, abrégeant à dessein mon sujet. J’avoue humblement ne pas comprendre la raison de cet état de choses. Les hommes sont seuls coupables : on leur avait donné le paradis ; ils ont convoité la liberté et ravi le feu du ciel, sachant qu’ils seraient malheu-reux ; ils ne méritent donc aucune pitié. D’après mon pauvre esprit terrestre, je sais seulement que la souffrance existe, qu’il n’y a pas de coupables, que tout s’enchaîne, que tout passe et s’équilibre. Ce sont là sornettes d’Euclide, je le sais, mais je ne puis consentir à vivre en m’appuyant là-dessus. Qu’est-ce que tout cela peut bien me faire ? Ce qu’il me faut, c’est une com-pensation, sinon je me détruirai. Et non une compensation quelque part, dans l’infini, mais ici-bas, une compensation que je voie moi-même. J’ai cru, je veux être témoin, et si je suis déjà mort, qu’on me ressuscite ; si tout se passait sans moi, ce serait trop affligeant. Je ne veux pas que mon corps avec ses souf-frances et ses fautes serve uniquement à fumer l’harmonie fu-ture, à l’intention de je ne sais qui. Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier. C’est sur ce désir que reposent toutes les religions, et j’ai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des choses. Mais les enfants, qu’en ferai-je ? Je ne peux résoudre cette question. Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à l’harmonie éternelle, quel est le rôle des enfants ? On ne comprend pas pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de l’harmonie. Pourquoi serviraient-ils de matériaux destinés à la préparer ? Je comprends bien la solidarité du pé-ché et du châtiment, mais elle ne peut s’appliquer aux petits in-nocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, c’est une vérité qui n’est pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher, mais il n’a pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. Aliocha, je ne blas-phème pas. Je comprends comment tressaillira l’univers, lors-que le ciel et la terre s’uniront dans le même cri d’allégresse, lorsque tout ce qui vit ou a vécu proclamera : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées ! », lorsque le bour-reau, la mère, l’enfant s’embrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! » Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué. Le malheur, c’est que je ne puis admettre une solution de ce genre. Et je prends mes mesures à cet égard, tandis que je suis encore sur la terre. Crois-moi, Alio-cha, il se peut que je vive jusqu’à ce moment ou que je ressuscite alors, et je m’écrierai peut-être avec les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison, Sei-gneur ! » mais ce sera contre mon gré. Pendant qu’il est encore temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu’elle ne vaut pas une larme d’enfant, une larme de cette petite victime qui se frappait la poitrine et priait le « bon Dieu » dans son coin infect ; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes n’ont pas été rachetées. Tant qu’il en est ainsi, il ne sau-rait être question d’harmonie. Or, comment les racheter, c’est impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer ? D’ailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. Si le droit de pardonner n’existe pas, que devient l’harmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit ? C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère gar-der mes souffrances non rachetées et mon indignation persis-tante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on a surfait cette harmo-nie ; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet90.<br />– Mais c’est de la révolte, prononça doucement Aliocha, les yeux baissés.<br />– De la révolte ? Je n’aurais pas voulu te voir employer ce mot. Peut-on vivre révolté ? Or, je veux vivre. Réponds-moi franchement. Imagine-toi que les destinées de l’humanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heu-reux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, il soit indis-pensable de mettre à la torture ne fût-ce qu’un seul être, l’enfant qui se frappait la poitrine de son petit poing, et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu, dans ces conditions, à édifier un pareil bonheur ? Réponds sans mentir.<br />– Non, je n’y consentirais pas.<br />– Alors, peux-tu admettre que les hommes consentiraient à accepter ce bonheur au prix du sang d’un petit martyr ?<br />– Non, je ne puis l’admettre, mon frère, prononça Aliocha, les yeux étincelants. Tu as demandé s’il existe dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner. Oui, cet Être existe. Il peut tout pardonner, tous et pour tout, car c’est Lui qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu l’as oublié, c’est lui la pierre angulaire de l’édifice, et c’est à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées. »<br />– Ah ! oui, « le seul sans péché » et « qui a versé son sang ». Non, je ne l’ai pas oublié, je m’étonnais, au contraire, que tu ne l’aies pas encore mentionné, car dans les discussions les vôtres commencent par le mettre en avant, d’habitude. Sais-tu, mais ne ris pas, que j’ai composé un poème, l’année der-nière ? Si tu peux m’accorder encore dix minutes, je te le racon-terai.<br />– Tu as écrit un poème ?<br />– Non, fit Ivan en riant, car je n’ai jamais fait deux vers dans ma vie. Mais j’ai rêvé ce poème et je m’en souviens. Tu se-ras mon premier lecteur, ou plutôt mon premier auditeur. Pourquoi ne pas profiter de ta présence ? Veux-tu ?<br />– Je suis tout oreilles.<br />– Mon poème s’intitule le Grand Inquisiteur, il est ab-surde, mais je veux te le faire connaître. »<br /><br />La suite dans la version intégrale<br />http://www.ebooksgratuits.com/pdf/dostoievski_freres_karamazov.pdfAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-23208335739980473402012-02-05T17:35:00.000-08:002012-02-06T14:31:16.715-08:00Nietzsche, Généalogie de la Morale<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj3-omgjJDdt918DViLRJcXcPgzYR5ZPu_oQbhkR1GFt3W8OUxkvm3B6UVTZrZnQbZ3j5imjFFrK37qoJ3IDl1pw5Rn57rpevDOLVxMGGdmhP45mG8lpObsTtIDdQgAi_hgpDjbu25CWY4/s1600/Nietzsche_paul-ree_lou-von-salome188.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 214px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj3-omgjJDdt918DViLRJcXcPgzYR5ZPu_oQbhkR1GFt3W8OUxkvm3B6UVTZrZnQbZ3j5imjFFrK37qoJ3IDl1pw5Rn57rpevDOLVxMGGdmhP45mG8lpObsTtIDdQgAi_hgpDjbu25CWY4/s320/Nietzsche_paul-ree_lou-von-salome188.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5706153659044691010" /></a><br /><br />— L’indication de la véritable méthode à suivre m’a été donnée par cette question : Quel est exactement, au point de vue étymologique, le sens des désignations du mot « bon » dans les diverses langues ? C’est alors que je découvris qu’elles dérivent toutes d’une même transformation d’idées, — que partout l’idée de « distinction », de « noblesse », au sens du rang social, est l’idée mère d’où naît et se développe nécessairement l’idée de « bon » au sens « distingué quant à l’âme », et celle de « noble », au sens de « ayant une âme d’essence supérieure », « privilégié quant à l’âme ». Et ce développement est toujours parallèle à celui qui finit par transformer les notions de « vulgaire », « plébéien », « bas » en celle de « mauvais ». L’exemple le plus frappant de cette dernière métamorphose c’est le mot allemand schlecht (mauvais) qui est identique à schlicht (simple) — comparez schlechtweg (simplement), schlechterdings (absolument) — et qui, à l’origine, désignait l’homme simple, l’homme du commun, sans équivoque et sans regard oblique, uniquement en opposition avec l’homme noble. Ce n’est que vers l’époque de la guerre de Trente Ans, assez tardivement comme on voit, que ce sens, détourné de sa source, est devenu celui qui est aujourd’hui en usage. — Voilà une constatation qui me paraît être essentielle au point de vue de la généalogie de la morale ; si elle a été faite si tard, la faute en est à l’influence enrayante qu’exerce au sein du monde moderne, le préjugé démocratique, mettant obstacle à toute recherche touchant la question des origines. Et cela, jusque dans le domaine qui semble le plus objectif, celui des sciences naturelles et de la physiologie, un fait que je me contenterai d’indiquer ici. Mais pour juger du désordre que ce préjugé, une fois déchaîné jusqu’à la haine, peut jeter en particulier dans la morale et dans l’étude de l’histoire, il suffira d’examiner le cas trop fameux de Buckle ; le plébéisme de l’esprit moderne qui est d’origine anglaise fit éruption une fois encore sur son sol natal, avec la violence d’un volcan de boue et avec cette faconde salée, tapageuse et vulgaire qui a toujours caractérisé les discours des volcans. —<br /><br /><br />5.<br /><br />En ce qui concerne notre problème qui peut être appelé, à bon droit, un problème intime et qui, de propos délibéré, ne s’adresse qu’à l’oreille du petit nombre, il est du plus haut intérêt d’établir que, fréquemment encore, à travers les mots et les racines qui signifient « bon », transparaît la nuance principale grâce à laquelle les « nobles » se sentaient hommes d’un rang supérieur. Il est vrai que, peut-être dans la plupart des cas, ils tirent simplement leur nom de la supériorité de leur puissance (soit « les puissants », les maîtres », « les chefs »), ou des signes extérieurs de cette supériorité, par exemple « les riches », « les possesseurs » (tel est le sens de arya, sens qui se retrouve dans le groupe éranien et slave). Pourtant, parfois un trait typique du caractère détermine l’appellation, et c’est le cas qui nous intéresse ici. Ils se nomment par exemple « les véridiques » : et c’est en premier lieu la noblesse grecque qui se désigne ainsi par la bouche du poète mégarien Théogonis. Le mot ἐσθλός, formé à cet usage, signifie d’après sa racine quelqu’un qui est, qui a de la réalité, qui est réel, qui est vrai ; puis, par une modification subjective, le vrai devient le véridique : à cette phase de la transformation de l’idée nous voyons le terme qui l’exprime devenir le mot d’ordre et le signe de ralliement de la noblesse, prendre absolument le sens de « noble », par opposition à l’homme « menteur » du commun, tel que Théogonis le conçoit et le dépeint, — jusqu’à ce qu’enfin, après le déclin de la noblesse, le mot ne désigne plus que la noblesse d’âme et prenne, en même temps, le sens de quelque chose de mûri et d’adouci. Le mot de ϰαϰός comme celui de δειλός (qui désigne le plébéien par opposition à l’ἀγαθός) souligne la lâcheté : voilà qui indiquera peut-être dans quelle direction il faut chercher l’étymologie du mot ἀγαθός, qu’on peut interpréter de plusieurs manières. Le latin malus (que je mets en regard de μέλας, noir) pourrait avoir désigné l’homme du commun d’après sa couleur foncée, et surtout d’après ses cheveux noirs (hic niger est), l’autochtone pré-aryen du sol italique se distinguant le plus clairement par sa couleur sombre de la race dominante, de la race des conquérants aryens aux cheveux blonds. Du moins le gaëlique m’a fourni une indication absolument similaire : — c’est le mot fin (par exemple dans Fin-Gal), le terme distinctif de la noblesse, en dernière analyse le bon, le noble, le pur, signifiait à l’origine : la tête blonde, en opposition à l’autochtone foncé aux cheveux noirs. Les Celtes, soit dit en passant, étaient une race absolument blonde ; quant à ces zones de populations aux cheveux essentiellement foncés que l’on remarque sur les cartes ethnographiques de l’Allemagne faites avec quelque soin, on a tort de les attribuer à une origine celtique et à un mélange de sang celte, comme fait encore Virchow : c’est plutôt la population pré-aryenne de l’Allemagne qui perce dans ces régions. (La même observation s’applique à presque toute l’Europe : en fait, la race soumise a fini par y reprendre la prépondérance, avec sa couleur, la forme raccourcie du crâne et peut-être même les instincts intellectuels et sociaux : — qui nous garantit que la démocratie moderne, l’anarchisme encore plus moderne et surtout cette tendance à la Commune, à la forme sociale la plus primitive, chère aujourd’hui à tous les socialistes d’Europe, ne soient pas, dans l’essence, un monstrueux effet d’ atavisme — et que la race des conquérants et des maîtres, celle des aryens, ne soit pas en train de succomber même physiologiquement ?…) Je crois pouvoir interpréter le latin bonus par « le guerrier » : en supposant qu’avec raison je ramène bonus à sa forme plus ancienne de duonus (comparez : bellum = duellum = duen-lum, où ce duonus me paraît être conservé). D’après cela, le bonus serait l’homme du duel, de la dispute (duo), le guerrier : on voit donc ce qui constituait la « bonté » d’un homme de la Rome antique. Notre mot allemand gut (bon) lui-même ne devait-il pas signifier der Göttliche (le divin), l’homme d’extraction divine ? Et ne serait-il pas synonyme de Goth, le nom d’un peuple, mais primitivement d’une noblesse seulement ? Les raisons en faveur de cette hypothèse ne peuvent être exposées ici. —<br /><br /><br />6.<br /><br />Si la transformation du concept politique de la prééminence en un concept psychologique est la règle, ce n’est point par une exception à cette règle (quoique toute règle donne lieu à des exceptions) que la caste la plus haute forme en même temps la caste sacerdotale et que par conséquent elle préfère, pour sa désignation générale, un titre qui rappelle ses fonctions spéciales. C’est là que par exemple le contraste entre « pur » et « impur » sert pour la première fois à la distinction des castes ; et là encore se développe plus tard une différence entre « bon » et « mauvais » dans un sens qui n’est plus limité à la caste. Du reste qu’on se garde bien de prêter de prime abord à ces concepts de « pur » et d’« impur » un sens trop rigoureux, trop vaste, voire même un sens symbolique : tous les concepts de l’humanité primitive ont commencé par être pris à un degré que nous n’imaginons point, dans un sens grossier, brut, sommaire, borné, et surtout et avant tout dans un sens non symbolique. Le « pur » est d’abord simplement un homme qui se lave, qui s’interdit certains aliments provoquant des maladies de la peau, qui ne cohabite pas avec les femmes malpropres du bas peuple, qui a l’horreur du sang, — et rien de plus, ou en tous les cas peu de chose en plus ! D’autre part, les procédés particuliers aux aristocraties sacerdotales font comprendre pourquoi c’est précisément ici que les contrastes d’évaluation ont pu se spiritualiser et s’accentuer très vite. Et, de fait, ce sont elles qui ont fini par creuser entre les hommes des abîmes que même un Achille de pensée libre ne saurait franchir sans frissonner. Il y a, dès le principe, quelque chose de morbide dans ces aristocraties sacerdotales et dans leurs habitudes dominantes, hostiles à l’action, voulant que l’homme tantôt couve ses songes, tantôt soit bouleversé par des explosions de sentiments, — la conséquence paraît en être cette débilité intestinale et cette neurasthénie presque fatalement inhérentes aux prêtres de tous les temps. Et le remède préconisé par eux contre cet état morbide, comment ne pas affirmer qu’en fin de compte il s’est trouvé cent fois plus dangereux encore que la maladie dont il s’agissait de se débarrasser ? L’humanité tout entière souffre encore des suites de ce traitement naïf, imaginé par les prêtres. Il suffira de rappeler certaines particularités du régime diététique (privation de viande), le jeûne, la continence sexuelle, la fuite « dans le désert » (l’isolement à la Weir Mitchell, bien entendu sans la cure d’engraissement et de suralimentation qui le suit et qui constitue le remède le plus efficace contre toute hystérie de l’idéal ascétique). Joignez à cela la métaphysique sacerdotale hostile aux sens, qui rend paresseux et raffiné, l’hypnotisme par autosuggestion que pratiquent les prêtres à la manière des fakirs et des brahmanes — Brahma tenant lieu de bouton de cristal ou d’idée fixe — et la satiété universelle et finale, bien compréhensible d’ailleurs avec la cure radicale du prêtre, le néant (ou Dieu : — car l’aspiration à une union mystique avec Dieu n’est que l’aspiration du bouddhiste au néant, au Nirvâna — et pas autre chose !). C’est que, chez le prêtre, tout devient plus dangereux, non seulement les traitements et les thérapeutiques, mais encore l’orgueil, la vengeance, la perspicacité, la débauche, l’amour, l’ambition, la vertu, la maladie ; — avec un peu d’équité, on pourrait, il est vrai, ajouter que c’est sur le terrain même de cette forme d’existence essentiellement dangereuse, la sacerdotale, que l’homme a commencé à devenir un animal intéressant ; c’est ici que, dans un sens sublime, l’âme humaine a acquis la profondeur et la méchanceté — et certes ce sont là les deux attributs capitaux qui ont assuré jusqu’ici à l’homme la suprématie sur le reste du règne animal !…<br /><br /><br />7.<br /><br />— On devine avec combien de facilité la façon d’apprécier propre au prêtre se détachera de celle de l’aristocratie guerrière, pour se développer en une appréciation tout à fait contraire ; le terrain sera surtout favorable au conflit lorsque la caste des prêtres et celle des guerriers se jalouseront mutuellement et n’arriveront plus à s’entendre sur le rang. Les jugements de valeurs de l’aristocratie guerrière sont fondés sur une puissante constitution corporelle, une santé florissante, sans oublier ce qui est nécessaire à l’entretien de cette vigueur débordante : la guerre, l’aventure, la chasse, la danse, les jeux et exercices physiques et en général tout ce qui implique une activité robuste, libre et joyeuse. La façon d’apprécier de la haute classe sacerdotale repose sur d’autres conditions premières : tant pis pour elle quand il s’agit de guerre. Les prêtres, le fait est notoire, sont les ennemis les plus méchants — pourquoi donc ? Parce qu’ils sont les plus incapables. L’impuissance fait croître en eux une haine monstrueuse, sinistre, intellectuelle et venimeuse. Les grands vindicatifs, dans l’histoire, ont toujours été des prêtres, comme aussi les vindicatifs les plus spirituels : — auprès de l’esprit que déploie la vengeance du prêtre tout autre esprit entre à peine en ligne de compte. L’histoire de l’humanité serait à vrai dire une chose bien inepte sans l’esprit dont les impuissants l’ont animée. Allons droit à l’exemple le plus saillant. Tout ce qui sur terre a été entrepris contre les « nobles », les « puissants », les « maîtres », le « pouvoir », n’entre pas en ligne de compte, si on le compare à ce que les Juifs ont fait : les Juifs, ce peuple sacerdotal qui a fini par ne pouvoir trouver satisfaction contre ses ennemis et ses dominateurs que par une radicale transmutation de toutes les valeurs, c’est-à-dire par un acte de vindicte essentiellement spirituel. Seul un peuple de prêtres pouvait agir ainsi, ce peuple qui vengeait d’une façon sacerdotale sa haine rentrée. Ce sont des Juifs, qui, avec une formidable logique, ont osé le renversement de l’aristocratique équation des valeurs (bon, noble, puissant, beau, heureux, aimé de Dieu.) Ils ont maintenu ce renversement avec l’acharnement d’une haine sans borne (la haine de l’impuissance) et ils ont affirmé : « Les misérables seuls sont les bons ; les pauvres, les impuissants, les petits seuls sont les bons ; ceux qui souffrent, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis de Dieu ; c’est à eux seuls qu’appartiendra la béatitude — par contre, vous autres, vous qui êtes nobles et puissants, vous êtes de toute éternité les mauvais, les cruels, les avides, les insatiables, les impies, et, éternellement, vous demeurerez aussi les réprouvés, les maudits, les damnés ! »… On sait qui a recueilli l’héritage de cette dépréciation judaïque… Je rappelle, à propos de l’initiative monstrueuse et néfaste au-delà de toute expression que les Juifs ont prise par cette déclaration de guerre radicale entre toutes, la conclusion à laquelle je suis arrivé en un autre endroit (Par delà le bien et le mal, aph. 195). — Je veux dire que c’est avec les Juifs que commence le soulèvement des esclaves dans la morale : ce soulèvement qui traîne à sa suite une histoire longue de vingt siècles et que nous ne perdons aujourd’hui de vue que — parce qu’il a été victorieux…<br /><br /><br />8.<br /><br />— Mais vous ne comprenez pas ? Vous n’avez pas d’yeux pour une chose qui a eu besoin de deux mille ans pour triompher ?… Il n’y a pas lieu de s’en étonner : tout ce qui est long est difficile à voir, à embrasser d’un coup d’œil. Or, voici ce qui s’est passé : sur le tronc de cet arbre de la vengeance et de la haine, de la haine judaïque — la plus profonde et la plus sublime que le monde ait jamais connue, de la haine créatrice de l’idéal, de la haine qui transmue les valeurs, une haine qui n’eut jamais sa pareille sur la terre — de cette haine sortit quelque chose de non moins incomparable, un amour nouveau, la plus profonde et la plus sublime de toutes les formes de l’amour : — et d’ailleurs sur quel autre tronc cet amour aurait-il pu s’épanouir ?… Mais que l’on ne s’imagine pas qu’il se développa sous forme de négation de cette soif de vengeance, comme antithèse de la haine judaïque ! Non, tout au contraire. L’amour est sorti de cette haine, s’épanouissant comme sa couronne, une couronne triomphante qui s’élargit sous les chauds rayons d’un soleil de pureté, mais qui, dans ce domaine nouveau, sous le règne de la lumière et du sublime, poursuit toujours encore les mêmes buts que la haine : la victoire, la conquête, la séduction, tandis que les racines de la haine pénétraient, avides et opiniâtres, dans le domaine souterrain des ténèbres et du mal. Ce Jésus de Nazareth, cet évangile incarné de l’amour, ce « Sauveur » qui apportait aux pauvres, aux malades, aux pécheurs, la béatitude et la victoire — n’était-il pas précisément la séduction dans sa forme la plus sinistre et la plus irrésistible, la séduction qui devait mener par un détour à ces valeurs judaïques, à ces rénovations de l’idéal ? Le peuple d’Israël n’a-t-il pas atteint, par la voie détournée de ce Sauveur, de cet apparent adversaire qui semblait vouloir disperser Israël, le dernier but de sa sublime rancune ? N’est-ce pas par l’occulte magie noire d’une politique vraiment grandiose de la vengeance, d’une vengeance prévoyante, souterraine, lente à saisir et à calculer ses coups, qu’Israël même a dû renier et mettre en croix, à la face du monde, le véritable instrument de sa vengeance, comme si cet instrument était son ennemi mortel, afin que le « monde entier », c’est-à-dire tous les ennemis d’Israël, eussent moins de scrupules à mordre à cet appât ? Pourrait-on d’ailleurs s’imaginer, en s’aidant de tous les raffinements de l’esprit, un appât plus dangereux encore ? Quelque chose qui égalerait par sa puissance de séduction, par sa force de leurre et d’étourdissement ce symbole de la « sainte croix », cet horrible paradoxe d’un « Dieu mis en croix », ce mystère d’une inimaginable et dernière cruauté, la cruauté folle d’un Dieu se crucifiant lui-même pour le salut de l’humanité ?… Il est du moins certain qu’avec sa vengeance et sa transmutation de toutes les valeurs, Israël a toujours triomphé de nouveau sub hoc signo, de tout autre idéal, de tout idéal plus noble.<br /><br /><br />9.<br /><br />— « Mais que nous parlez-vous encore d’un idéal plus noble ! Inclinons-nous devant le fait accompli : c’est le peuple qui l’a emporté — ou bien « les esclaves », ou bien « la populace », ou bien « le troupeau », nommez-les comme vous voudrez —, si c’est aux Juifs qu’on le doit, eh bien ! jamais peuple n’a eu une mission historique plus considérable. Les « maîtres » sont abolis ; la morale de l’homme du commun a triomphé. Libre à vous de comparer cette victoire à un empoisonnement du sang (elle a opéré le mélange des races) — je n’y contredis pas ; mais il est indubitable que cette intoxication a réussi. La « rédemption ou la délivrance » du genre humain (je veux dire l’affranchissement du joug des « maîtres ») est en excellente voie ; tout se judaïse, ou se christianise, ou se voyoucratise à vue d’œil (que nous importent les mots ! ). Les progrès de cet empoisonnement de l’humanité par tout le corps semblent irrésistibles, son allure et sa marche pourront même dès aujourd’hui se ralentir toujours davantage, devenir toujours plus délicates, plus imperceptibles, plus réfléchies — on a du temps devant soi… L’Église a-t-elle encore dans cette sphère une tâche nécessaire à remplir ? a-t-elle, d’une façon générale, encore un droit à l’existence ? Ou bien pourrait-on s’en passer ? Quæritur.. Il semble qu’elle entrave et retarde cette marche plutôt que de l’accélérer ? Eh bien ! voilà qui pourrait constituer précisément son utilité… Assurément, elle a quelque chose de grossier et de rustique qui répugne à une intelligence un peu délicate et à un goût vraiment moderne. Ne devrait-elle pas, pour le moins, gagner un peu en raffinement ?… Elle repousse aujourd’hui plus qu’elle ne séduit… Qui de nous voudrait être libre penseur si l’Église n’existait pas ? L’Église nous répugne, mais non pas son poison… Mettez de côté l’Église, et nous aimerons aussi le poison… » — Tel fut l’épilogue que fit à mon discours un « libre penseur », un honnête animal, comme il l’a surabondamment prouvé, et de plus un démocrate ; il m’avait écouté jusque-là, mais il ne put pas supporter mon silence. Or, en cet endroit j’ai beaucoup de choses à taire. — <br /><br />Nietzsche Généalogie de la Morale<br /><br /><br /><br />"229.<br /><br />Les époques tardives, qui auraient le droit d’être fières de leur humanité, gardent encore tant de crainte, tant de superstition craintive au sujet de la « bête sauvage et cruelle » dont l’assujettissement fait la gloire de cette époque plus humaine, que les vérités les plus tangibles restent même inexprimées pendant des siècles, comme si l’on s’était donné le mot pour cela, parce qu’elles semblent vouloir rendre l’éxistence à cette bête sauvage enfin mise à mort. Je suis peut-être bien hardi de laisser échapper une telle vérité. Puissent d’autres la reprendre et lui faire boire tant de « lait des pieuses vertus » [3] qu’elle en restera tranquille et oubliée dans son coin ! — Il faut qu’on change d’idée au sujet de la cruauté et qu’on ouvre les yeux. Il faut qu’on apprenne enfin à être impatient, afin que de grosses et immodestes erreurs de cette espèce ne se pavanent plus insolemment avec leur air de vertu, des erreurs comme celles qu’ont nourries par oxcmple les philosophes anciens et modernes au sujet de la tragédie. Presque tout ce que nous appelons « culture supérieure » repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté, — telle est ma thèse. Cette « hôte sauvage » n’a pas été tuée ; elle vit, elle prospère, elle s’est seulement... divinisée. Ce qui produit la volupté douloureuse de la tragédie, c’est la cruauté ; ce qui produit une impression agréable dans ce qu’on appelle pitié tragique, et même dans tout ce qui est sublime, jusque dans les plus hauts et les plus délicieux frémissements de la métaphysique, lire sa douceur uniquement des ingrédients de cruauté qui y sont mêlés. Les Romains, dans les spectacles du cirque, les chrétiens dans le ravissement de la Croix, les Espagnols à la vue des bûchers et des combats de taureaux, les Japonais modernes qui se pressent au théâtre, les ouvriers parisiens des faubourgs qui ont la nostalgie des révolutions sanglantes, la wagnérienne qui « laisse passer sur elle », avec sa volonté démontée, la musique de Tristan et Yseult, — ce dont tous ils jouissent, ce qu’ils cherchent à boire avec des lèvres mystérieusement altérées, c’est le philtre de la grande Circé « cruauté ». Pour comprendre cela il faut bannir, il est vrai, la sotte psychologie de jadis qui sur la cruauté ne sut enseigner qu’une seule chose : c’est qu’elle naît à la vue de la souffrance d’autrui. Il y a une jouissance puissante, débordante à assister à ses propres souffrances, à se faire souffrir soi-même, — et partout où l’homme se laisse entraîner jusqu’à l’abnégation (au sens religieux), ou à la mutilation de son propre corps, comme chez les Phéniciens et les ascètes, ou en général au renoncement de la chair, à la macération et à la contrition, aux spasmes puritains de la pénitence, à la vivisection de la conscience, au sacrifizio dell’ intelletto de Pascal, — il est attiré secrètement par sa propre cruauté, tournée contre elle-même. Que l’on considère enfin que le Connaisseur lui-même, tandis qu’il force son esprit à la connaissance, contre le penchant de l’esprit et souvent même contre le vœu de son cœur, — c’est-à-dire à nier, alors qu’il voudrait affirmer, aimer, adorer, — agit comme artiste et transfigure la cruauté. Toute tentative d’aller au fond des choses, d’éclaircir les mystères est déjà une violence, une volonté de faire souffrir, la volonté essentielle de l’esprit qui tend toujours vers l’apparence et le superficiel, — dans toute volonté de connaître il y a une goutte du cruauté.<br /><br />Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal<br />§229Antonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-59600309141160572692012-02-05T17:30:00.000-08:002012-02-06T14:29:12.303-08:00Les Chants de Maldodor<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEic6N_tHfzIK4i6sv7vWC8SLzrT3_FMjLEZWqkSWXuJ7-6Nb1n8keKHrlITh1uIl9eMRCNc6biMl2XO3S-v0O6dXO82TeR-U5OWUfRHVfU7LfpU9sxb79L7rOduk-36T-gb0-rhjvsOwQI/s1600/maldoror.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 225px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEic6N_tHfzIK4i6sv7vWC8SLzrT3_FMjLEZWqkSWXuJ7-6Nb1n8keKHrlITh1uIl9eMRCNc6biMl2XO3S-v0O6dXO82TeR-U5OWUfRHVfU7LfpU9sxb79L7rOduk-36T-gb0-rhjvsOwQI/s320/maldoror.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5706153309009113138" /></a><br /><br /><br />"J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu'il put pendant un grand nombre d'années ; mais à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête, jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolûment dans la carrière du mal… ; atmosphère douce ! Qui l'aurait dit ? lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l'aurait fait très-souvent, si Justice, avec son long cortége de châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché, Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu ? il ose le redire avec cette plume qui tremble. Ainsi donc il est une puissance plus forte que la volonté ! Malédiction ! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ! Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le bien ! C'est ce que je disais plus haut.<br /><br />__________<br /><br />Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains au moyen de nobles qualités du cœur que l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir. Moi je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté, délices non passagères, artificielles, mais qui ont commencé avec l'homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s'allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce qu'on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le voulez bien… ; Pardon, il me semblait que mes cheveux s'étaient dressés sur ma tête ; mais ce n'est rien, car avec ma main je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de Maldoror soient dans tous les hommes :<br /><br />__________<br /><br />J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, mettre l'or d'autrui dans la poche et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres, mais cela, étrange imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté. C'était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si c'était là vraiment le rire des autres. Mais après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c'est-à-dire que je ne riais pas. J'ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l'acier fondu, la cruauté du requin, l'insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire tomber sur eux la colère implacable d'en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux pleins d'un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n'oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables qui n'avaient pas le sens commun contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes ; mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans, firmament bleuâtre dont je n'admets pas la beauté, mer hypocrite, image de mon cœur, terre au sein mystérieux, habitants des sphères, univers entier, Dieu qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que j'invoque : montre-moi un homme qui soit bon !… ; Mais que ta grâce décuple mes forces naturelles, car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d'étonnement : on meurt à moins. Qu'ai-je dit contre les hommes ? Est-ce bien moi qui me permets de leur reprocher quelque chose ? Je suis plus cruel qu'eux :<br /><br />__________<br /><br />On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Ah ! qu'il est doux de se coucher avec un enfant qui n'a rien encore sur la lèvre supérieure, et de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux ! Puis, tout à coup, d'enfoncer ses ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu'il ne meure pas ; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de ses misères. Ensuite on boit le sang en léchant les blessures ; et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'éternité dure, l'enfant pleure. Rien n'est si bon que son sang extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce n'est ces larmes amères comme le sel. Homme, n'as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t'es coupé le doigt ? Comme il est bon, n'est-ce pas, car il n'a aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas d'avoir un jour, dans tes réflexions lugubres, porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée par ce qui tombait des yeux, laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche qui puisait à longs traits, dans cette coupe tremblante comme les dents de l'élève qui regarde obliquement celui qui est né pour l'oppresser, les larmes ? Comme elles sont bonnes, n'est-ce pas, car elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus ; mais les larmes de l'enfant sont meilleures au palais ; lui ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal : celle qui aime le plus trahit tôt ou tard… ; je le sais. Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux pendant que tu déchireras ses chairs palpitantes ; et, après avoir entendu de longues heures ses cris sublimes semblables aux râles perçants que poussent dans une bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, t'ayant écarté, comme une avalanche tu te précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant d'arriver à son secours. Tu lui délieras les mains aux nerfs et aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te remettant à lécher ses larmes et son sang. Oh ! comme alors le repentir est vrai. L'étincelle divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre ; trop tard ! Comme le cœur déborde de pouvoir consoler l'innocent à qui l'on a fait du mal : "Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom qualifier ! Malheureux que vous êtes ! comme vous devez souffrir ! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis maintenant. Hélas ! qu'est-ce donc que le bien et le mal ? Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini par les moyens même les plus insensés ? Ou bien sont-ce deux choses différentes ? Oui, que ce soit plutôt une même chose, car sinon que deviendrai-je au jour du jugement ? Adolescent, pardonne-moi ; c'est celui qui est devant ta figure noble et sacrée qui a brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l'aigle déchirant sa proie, qui m'a poussé à commettre ce crime ; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais ! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l'éternité ; ne former qu'un seul être, ma bouche collée à ta bouche ; même, de cette manière, mon expiation ne sera pas complète. Alors tu me déchireras sans jamais t'arrêter ; fais-le avec les dents et les ongles à la fois. Je me laisserai faire, et nous souffrirons tous les deux, moi d'être déchiré ; toi de me déchirer, ma bouche collée à ta bouche. Ô adolescent aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je te conseille ? Malgré toi je veux que tu le fasses, et tu rendras heureuse ma conscience." Après avoir parlé ainsi, en même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé du même être : ce qui est le bonheur le plus grand que l'on puisse concevoir. Plus tard tu pourras le mettre à l'hôpital ; car le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t'appellera bon, et les couronnes de lauriers et les médailles d'or cacheront tes pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille. O toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui rend le crime sacré, je sais que ton pardon fut immense comme l'univers. Mais moi j'existe encore !"<br /><br /><br />Isidore Ducasse, Chants de Maldoror<br />http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Chants_de_Maldoror,_Chant_premier_%281868%29Antonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-46031045355414304662012-02-05T13:55:00.000-08:002012-02-06T14:26:01.890-08:00Baudelaire, Le Mauvais Vitrier<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgXxm5cgV8c16As-wMuAzX8uPQLKSzKoRvP0C49i2EPCHHicppC8F5Voh0f_BLS7ZX18UEZqNj4jUy8qDNSLa7u9gqz7Q6_3itTgZwYxojONhz5aGlcDGYQSP-M1QFWw2T9RhbDJgfE-9w/s1600/vitrier.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 254px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgXxm5cgV8c16As-wMuAzX8uPQLKSzKoRvP0C49i2EPCHHicppC8F5Voh0f_BLS7ZX18UEZqNj4jUy8qDNSLa7u9gqz7Q6_3itTgZwYxojONhz5aGlcDGYQSP-M1QFWw2T9RhbDJgfE-9w/s320/vitrier.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5706152466727590274" /></a><br /><br />Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l'action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.<br /> Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu'au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l'action par une force irrésistible, comme la flèche d'un arc. Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d'accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.<br /> Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu'on l'affirme généralement. Dix fois de suite, l'expérience manqua; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.<br /> Un autre allumera un cigare à côté d'un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d'énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l'anxiété, pour rien, par caprice, par désoeuvrement.<br /> C'est une espèce d'énergie qui jaillit de l'ennui et de la rêverie; et ceux en qui elle se manifeste si inopinément sont, en général, comme je l'ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.<br /> Un autre, timide à ce point qu'il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d'Eaque et de Rhadamante, sautera brusquement au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui et l'embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.<br /> - Pourquoi? Parce que... parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique? Peut-être; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.<br /> J'ai été plus d'une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.<br /> Un matin je m'étais levé maussade, triste, fatigué d'oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d'éclat; et j'ouvris la fenêtre, hélas!<br /> (Observez, je vous prie, que l'esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n'est pas le résultat d'un travail ou d'une combinaison, mais d'une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l'ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d'actions dangereuses ou inconvenantes.)<br /> La première personne que j'aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu'à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d'ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine aussi soudaine que despotique.<br /> "- Hé! hé!" et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l'escalier fort étroit, l'homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.<br /> Enfin il parut: j'examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis: "Comment? vous n'avez pas de verres de couleur? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis? Impudent que vous êtes! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau!" Et je le poussai vivement vers l'escalier, où il trébucha en grognant.<br /> Je m'approchai du balcon et je me saisis d'un petit pot de fleurs, et quand l'homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d'un palais de cristal crevé par la foudre.<br /> Et, ivre de ma folie, le lui criai furieusement: "La vie en beau! la vie en beau!"<br /> Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance?" <br /><br /><br /><br />v. sur Baudelaire et le Mal, ces notes d´un cours:<br />http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/2/59/74/13/dimeo/Cours_Di_M-o_-_MLEM13B_-_Baudelaire_-1-.pdfAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-46675564697219628342012-02-05T13:35:00.000-08:002012-02-06T14:27:43.505-08:00Le Démon de la Perversité<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhJvfiiypZwRUOH6gFdxoj8MoORSKSY3QX6n1wBdy3-T6l8WNjhrT4MIDXdfosb52xeGJrpDO0djfbLK3q6UmGOxJPMGi20n2MdUmlDOrPDiFG3SbHLZjFhJ8pabWujPtJD3C3KJHW32qg/s1600/perverse+poe.bmp"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 212px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhJvfiiypZwRUOH6gFdxoj8MoORSKSY3QX6n1wBdy3-T6l8WNjhrT4MIDXdfosb52xeGJrpDO0djfbLK3q6UmGOxJPMGi20n2MdUmlDOrPDiFG3SbHLZjFhJ8pabWujPtJD3C3KJHW32qg/s320/perverse+poe.bmp" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5706152914500322274" /></a><br /><br /><br /><br />Edgar Allan Poe<br />Le Démon de Perversité (1845)<br />traduction de Charles Baudelaire<br /><br /><br />"Dans l'examen des facultés et des penchants, - des mobiles primordiaux de l’âme humaine, - les phrénologistes ont oublié de faire une part à une tendance qui, bien qu’existant visiblement comme sentiment primitif, radical, irréductible, a été également omise par tous les moralistes qui les ont précédés. Dans la parfaite infatuation de notre raison, nous l'avons tous omise. Nous avons permis que son existence échappât à notre vue, uniquement par manque de croyance, de foi, - que ce soit la foi dans la Révélation ou la foi dans la Cabale. L'idée ne nous en est jamais venue, simplement à cause de sa qualité surérogatoire. Nous n'avons pas senti le besoin de constater cette impulsion, - cette tendance. Nous ne pouvions pas en concevoir la nécessité. Nous ne pouvions pas saisir la notion de ce primum mobile, et, quand même elle se serait introduite de force en nous, nous n'aurions jamais pu comprendre quel rôle il jouait dans l'économie des choses humaines, temporelles ou éternelles. Il est impossible de nier que la phrénologie et une bonne partie des sciences métaphysiques ont été brassées a priori. L'homme de la métaphysique ou de la logique, bien plutôt que l'homme de intelligence et de l'observation, prétend concevoir les desseins de Dieu, - lui dicter des plans. Ayant ainsi approfondi à sa pleine satisfaction les intentions de Jéhovah, d’après ces dites intentions, il a bâti ses innombrables et capricieux systèmes. En matière de phrénologie, par exemple, nous avons d'abord établi, assez naturellement d'ailleurs, qu'il était dans les desseins de la Divinité que l'homme mangeât. Puis nous avons assigné à l'homme un organe d'alimentivité, et cet organe est le fouet avec lequel Dieu contraint l'homme à manger, bon gré, mal gré. En second lieu, ayant décidé que c'était la volonté de Dieu que l'homme continuât son espèce, nous avons découvert tout de suite un organe d'amativité. Et ainsi ceux de la combativité, de l'idéalité, de la causalité, de la constructivité, - bref, tout organe représentant un penchant, un sentiment moral ou une faculté de la pure intelligence. Et dans cet emménagement des principes de l'action humaine, des Spurzheimistes, à tort ou à raison, en partie ou en totalité, n'ont fait que suivre, en principe, les traces de leurs devanciers; déduisant et établissant chaque chose d'après la destinée préconçue de l'homme et prenant pour base les intentions de son Créateur.<br />Il eût été plus sage, il eût été plus sûr de baser notre classification (puisqu'il nous faut absolument classifier) sur les actes que l'homme accomplit habituellement et ceux qu'il accomplit occasionnellement, toujours occasionnellement, plutôt que sur l’hypothèse que c'est la Divinité elle-même qui les lui fait accomplir. Si nous ne pouvons pas comprendre Dieu dans ses oeuvres visibles, comment donc le comprendrions-nous dans ses inconcevables pensées, qui appellent ces oeuvres à la Vie? Si nous ne pouvons le concevoir dans ses créatures objectives, comment le concevrons-nous dans ses modes inconditionnels et dans ses phases de création?<br />L’induction a posteriori aurait conduit la phrénologie à admettre comme principe primitif et inné de l’action humaine un je ne sais quoi paradoxal, que nous nommerons perversité, faute d’un terme plus caractéristique. Dans le sens que j'y attache, c'est, en réalité, un mobile sans motif, un motif non motivé. Sous son influence, nous agissons sans but intelligible; ou, si cela apparaît comme une contradiction dans les termes, nous pouvons modifier la proposition jusqu'à dire que, sous son influence, nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas. En théorie, il ne peut pas y avoir de raison plus déraisonnable; mais, en fait, il n'y en a pas de plus forte. Pour certains esprits, dans de certaines conditions, elle devient absolument irrésistible. Ma vie n’est pas une chose plus certaine pour moi que cette proposition: la certitude du péché ou de l'erreur inclus dans un acte quelconque est souvent l'unique force invincible qui nous pousse, et seule nous pousse à son accomplissement. Et cette tendance accablante à faire le mal pour l'amour du mal n'admettra aucune analyse, aucune résolution en éléments ultérieurs. C’est un mouvement radical, primitif, - élémentaire. On dira, je m'y attends, que, si nous persistons dans certains actes parce que nous sentons que nous ne devrions pas y persister, notre conduite n’est qu’une modification de celle qui dérive ordinairement de la combativité phrénologique. Mais un simple coup d’oeil suffira pour découvrir la fausseté de cette idée. La combativité phrénologique a pour cause d'existence la nécessité de la défense personnelle. Elle est notre sauvegarde contre l'injustice. Son principe regarde notre bien-être; et ainsi, en même temps qu’elle se développe, nous sentons s'exalter en nous le désir du bien-être. Il suivrait de là que le désir du bien-être devrait être simultanément excité avec tout principe qui ne serait qu’une modification de la combativité; mais, dans le cas de ce je ne sais quoi que je définis perversité, non seulement le désir du bien-être n'est pas éveillé, mais encore apparaît un sentiment singulièrement contradictoire.<br />Tout homme, en faisant appel à son propre coeur, trouvera, après tout, la meilleure réponse au sophisme dont il s'agit. Quiconque consultera loyalement et interrogera soigneusement son âme, n'osera pas nier l’absolue radicalité du penchant en question. Il n'est pas moins caractérisé qu'incompréhensible. Il n'existe pas d’homme, par exemple, qui à un certain moment n'ait été dévoré d'un ardent désir de torturer son auditeur par des circonlocutions. Celui qui parle sait bien qu'il déplaît; il a la meilleure intention de plaire; il est habituellement bref, précis et clair; le langage le plus laconique et le plus lumineux s'agite et se débat sur sa langue; ce n'est qu'avec peine qu'il se contraint lui-même à lui refuser le passage, il redoute et conjure la mauvaise humeur de celui auquel il s'adresse. Cependant, cette pensée le frappe, que par certaines incises et parenthèses il pourrait engendrer cette colère. Cette simple pensée suffit. Le mouvement devient une velléité, la velléité se grossit en désir, le désir se change en un besoin irrésistible, et le besoin se satisfait, - au profond regret et à la mortification du parleur, et au mépris de toutes les conséquences.<br />Nous avons devant nous une tâche qu'il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c'est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d'une trompette l'action et l'énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l'impatience de nous mettre à l'ouvrage; l’avant-goût d'un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, - et cependant nous la renvoyons à demain; - et pourquoi? Il n'y a pas d'explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers; - servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxété de faire notre devoir; mais avec ce surcroît d'anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyne, de différer encore, - désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de force. Il n'y a plus qu'une heure pour l'action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s'agite en nous, - de la bataille entre le positif et l'indéfini, entre la substance et l'ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l'ombre qui l'emporte, - nous nous débattons en vain. L'horloge sonne, et c'est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l'ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s'envole, - elle disparaît, - nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas! il est trop tard.<br />Nous sommes sur le bord d'un précipice, Nous regardons dans l’abîme, - nous éprouvons du malaise et du vertige. Notre premier mouvement est de reculer devant le danger. Inexplicablement nous restons. Peu à peu notre malaise, notre vertige, notre horreur se confondent dans un sentiment nuageux et indéfinissable. Graduellement, insensiblement, ce nuage prend une forme, comme la vapeur de la bouteille d’ou s'élevait le génie des Mille et une Nuits. Mais de notre nuage, sur le bord du précipice, s'élève, de plus en plus palpable, une forme mille fois plus terrible qu'aucun génie, qu'aucun démon des fables; et cependant ce n'est qu’une pensée, mais une pensée effroyable, une pensée qui glace la moelle même de nos os, et les pénètre des féroces délices de son horreur. C’est simplement cette idée : Quelles seraient nos sensations durant le parcours d'une chute faite d’une telle hauteur ? Et cette chute, - cet anéantissement foudroyant, - par la simple raison qu'ils impliquent la plus affreuse, la plus odieuse de toutes les plus affreuses et de toutes les plus odieuses images de mort et de souffrance qui se soient jamais présentées à notre imagination, - par cette simple raison, nous les désirons alors plus ardemment. Et parce que notre jugement nous éloigne violemment du bord, à cause de cela même, nous nous en rapprochons plus impétueusement. Il n’est pas dans la nature de passion plus diaboliquement impatiente que celle d’un homme qui, frissonnant sur l’arête d’un précipice, rêve de s'y jeter. Se permettre, essayer de penser un instant seulement, c'est être inévitablement perdu ; car la réflexion nous commande de nous en abstenir, et c'est à cause de cela même, dis-je, que nous ne le pouvons pas. S'il n'y a pas là un bras ami pour nous arrêter, ou si nous sommes incapables d'un soudain effort pour nous rejeter loin de l’abîme, nous nous élançons, nous sommes anéantis.<br />Examinons ces actions et d’autres analogues, nous trouverons qu’elles résultent uniquement de l’esprit de perversité. Nous les perpétrons simplement à cause que nous sentons que nous ne le devrions pas. En deçà ou au-delà, il n’y a pas de principe intelligible; et nous pourrions, en vérité, considérer cette perversité comme une instigation directe de l'Archidémon, s'il n’était pas reconnu que parfois elle sert à l’accomplissement du bien.<br />Si je vous en ai dit aussi long, c’était pour répondre en quelque sorte à votre question, - pour vous expliquer pourquoi je suis ici, - pour avoir à vous montrer un semblant de cause quelconque qui motive ces fers que je porte et cette cellule de condamné que j’habite. Si je n'avais pas été si prolixe, ou vous ne m'auriez pas du tout compris, ou, comme la foule, vous m'auriez cru fou. Maintenant vous percevrez facilement que je suis une des victimes innombrables du Démon de la Perversité.<br />Il est impossible qu’une action ait jamais été manigancée avec une plus parfaite délibération. Pendant des semaines, pendant des mois, je méditai sur les moyens d’assassinat. Je rejetai mille plans, parce que l'accomplissement de chacun impliquait une chance de révélation. A la longue, lisant un jour quelques mémoires français, je trouvai l'histoire d’une maladie presque mortelle qui arriva à madame Pilau, par le fait d'une chandelle accidentellement empoisonnée. L'idée frappa soudainement mon imagination. Je savais que ma victime avait l'habitude de lire dans son lit. Je savais aussi que sa chambre était petite et mal aérée. Mais je n’ai pas besoin de vous fatiguer de détails oiseux. Je ne vous raconterai pas les ruses faciles à l'aide desquelles je substituai, dans le bougeoir de sa chambre à coucher, une bougie de ma composition à celle que j'y trouvai. Le matin, on trouva l'homme mort dans son lit, et le verdict du coroner fut: Mort par la visitation de Dieu.<br />J'héritai de sa fortune, et tout alla pour le mieux pendant plusieurs années. L’idée d'une révélation n'entra pas une seule fois dans ma cervelle. Quant aux restes de la fatale bougie, je les avais moi-même anéantis. Je n'avais pas laissé l'ombre d’un fil qui pût servir à me convaincre ou même me faire soupçonner du crime. On ne saurait concevoir quel magnifique sentiment de satisfaction s'élevait dans mon sein quand je réfléchissais sur mon absolue sécurité. Pendant une longue période de temps, je m'accoutumai à me délecter dans ce sentiment. Il me donnait un plus réel plaisir que tous les bénéfices purement matériels résultant de mon crime. Mais à la longue arriva une époque à partir de laquelle le sentiment de plaisir se transforma, par une gradation presque imperceptible, en une pensée qui me harassait. Elle me harassait parce qu'elle me hantait. A peine pouvais-je m'en délivrer pour un instant. C’est une chose tout à fait ordinaire que d'avoir les oreilles fatiguées, ou plutôt la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par le refrain d'une chanson vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants d’opéra. Et la torture ne sera pas moindre, si la chanson est bonne en elle-même ou si l’air d’opéra est estimable. C’est ainsi qu’à la fin je me surprenais sans cesse rêvant à ma sécurité, et répétant cette phrase à voix basse: Je suis sauvé!<br />Un jour, tout en flânant dans les rues, je me surpris moi-même à murmurer, presque à haute voix, ces syllabes accoutumées. Dans un accès de pétulance, je les exprimais sous cette forme nouvelle: Je suis sauvé, - je suis sauvé; - oui, - pourvu que je ne sois pas assez sot pour confesser moi-même mon cas!<br />A peine avais-je prononcé ces paroles, que je sentis un froid de glace filtrer jusqu'à mon coeur. J’avais acquis quelque expérience de ces accès de perversité (dont je n'ai pas sans peine expliqué la singulière nature), et je me rappelais fort bien que dans aucun cas je n’avais su résister à ces victorieuses attaques. Et maintenant cette suggestion fortuite, venant de moi-même,- que je pourrais bien être assez sot pour confesser le meurtre dont je m’étais rendu coupable, - me confrontait comme l'ombre même de celui que j’ai assassiné, - et m'appelait vers la mort.<br />D’abord, je fis un effort pour secouer ce cauchemar de mon âme. Je marchai vigoureusement, - plus vite, - toujours plus vite; - à la longue je courus. J'éprouvais un désir enivrant de crier de toute ma force. Chaque flot successif de ma pensée m'accablait d'une nouvelle terreur; car, hélas! je comprenais bien, trop bien, que penser, dans ma situation, c'était me perdre. J’accélérai encore ma course. Je bondissais comme un fou à travers les rues encombrées de monde. A la longue, la populace prit l'alarme et courut après moi. Je sentis alors la consommation de ma destinée. Si j'avais pu m'arracher la langue, je l'eusse fait; - mais une voix rude résonna dans mes oreilles, - une main plus rude encore m'empoigna par l'épaule. Je me retournai, j'ouvris la bouche pour aspirer. Pendant un moment, j'éprouvai toutes les angoisses de la suffocation; je devins aveugle, sourd, ivre: et alors quelque démon invisible, pensai-je, me frappa dans le dos avec sa large main. Le secret si longtemps emprisonné s'élança de mon âme.<br />On dit que je parlai, que je m'énonçai très distinctement, mais avec une énergie marquée et une ardente précipitation, comme si je craignais d’être interrompu avant d'avoir achevé les phrases brèves, mais grosses d’importance, qui me livraient au bourreau et à l’enfer.<br />Ayant relaté tout ce qui était nécessaire pour la pleine conviction de la justice, je tombai terrassé évanoui.<br />Mais pourquoi en dirais-je plus? Aujourd'hui je porte ces chaînes, et suis ici! Demain, je serai libre! -mais où? <br /><br /><br /><br /><br />Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe:<br /><br />"Mais voici plus important que tout : nous noterons que cet auteur, produit d’un siècle infatué de lui-même, enfant d’une nation plus infatuée d’elle-même qu’aucune autre, a vu clairement, a imperturbablement affirmé la méchanceté naturelle de l’homme. Il y a dans l'homme, dit-il, une force mystérieuse dont la philosophie moderne ne veut pas tenir compte; et cependant, sans cette force innommée, sans ce penchant primordial, une foule d'actions humaines resteront inexpliquées, inexplicables. Ces actions n'ont d'attrait que parce que elles sont mauvaises, dangereuses; elles possèdent l'attirance du gouffre. Cette force primitive, irrésistible, est la perversité naturelle, qui fait que l'homme est sans cesse et à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau; - car, ajoute-t-il, avec une subtilité remarquablement satanique, l'impossibilité de trouver un motif raisonnable suffisant pour certaines actions mauvaises et périlleuses, pourrait nous conduire à les considérer comme le résultat des suggestions du Diable, si l'expérience et l'histoire ne nous enseignaient pas que Dieu en tire souvent l'établissement de l'ordre et le châtiment des coquins; - après s'être servi des mêmes coquins comme de complices! tel est le mot qui se glisse, je l'avoue, dans mon esprit, comme un sous-entendu aussi perfide qu'inévitable. Mais je ne veux, pour le présent, tenir compte que de la grande vérité oubliée, - la perversité primordiale de l'homme, - et ce n'est pas sans une certaine satisfaction que je vois quelques épaves de l'antique sagesse nous revenir d'un pays d'où on ne les attendait pas. Il est agréable que quelques explosions de vieille vérité sautent ainsi au visage de tous les complimenteurs de l'humanité, de tous ces dorloteurs et endormeurs qui répètent sur toutes les variations possibles de ton: "Je suis né bon, et vous aussi, et nous tous, nous sommes nés bons!" oubliant, non! feignant d'oublier, ces égalitaires à contre-sens, que nous sommes tous nés marqués pour le mal!<br />(...)<br />N’est-ce pas un sujet d’étonnement que cette idée si simple n’éclate pas dans tous les cerveaux : que le progrès (en tant que progrès il y ait) perfectionne la douleur à la proportion qu’il raffine la volupté, et que, si l’épiderme des peuples va se délicatisant, ils ne poursuivent évidemment qu’une Italiam fugientem, une conquête à chaque minute perdue, un progrès toujours négateur de lui-même ?<br /><br />Mais ces illusions, intéressées d’ailleurs, tirent leur origine d’un fonds de perversité et de mensonge, — météores des marécages, — qui poussent au dédain les âmes amoureuses du feu éternel, comme Edgar Poe, et exaspèrent les intelligences obscures, comme Jean-Jacques, à qui une sensibilité blessée et prompte à la révolte tient lieu de philosophie. Que celui-ci eût raison contre l’animal dépravé, cela est incontestable ; mais l’animal dépravé a le droit de lui reprocher d’invoquer la simple nature. La nature ne fait que des monstres, et toute la question est de s’entendre sur le mot sauvages. Nul philosophe n’osera proposer pour modèles ces malheureuses hordes pourries, victimes des éléments, pâture des bêtes, aussi incapables de fabriquer des armes que de concevoir l’idée d’un pouvoir spirituel et suprême. Mais, si l’on veut comparer l’homme moderne, l’homme civilisé, avec l’homme sauvage, ou plutôt une nation dite civilisée avec une nation dite sauvage, c’est-à-dire privée de toutes les ingénieuses inventions qui dispensent l’individu d’héroïsme, qui ne voit que tout l’honneur est pour le sauvage ? Par sa nature, par nécessité même, il est encyclopédique, tandis que l’homme civilisé se trouve confiné dans les régions infiniment petites de la spécialité. L’homme civilisé invente la philosophie du progrès pour se consoler de son abdication et de sa déchéance ; cependant que l’homme sauvage, époux redouté et respecté, guerrier contraint à la bravoure personnelle, poète aux heures mélancoliques où le soleil déclinant invite à chanter le passé et les ancêtres, rase de plus près la lisière de l’idéal. Quelle lacune oserons-nous lui reprocher ? Il a le prêtre, il a le sorcier et le médecin. Que dis-je ? Il a le dandy, suprême incarnation de l’idée du beau transportée dans la vie matérielle, celui qui dicte la forme et règle les manières. Ses vêtements, ses parures, ses armes, son calumet, témoignent d’une faculté inventive qui nous a depuis longtemps désertés. Comparerons-nous nos yeux paresseux et nos oreilles assourdies à ces yeux qui percent la brume, à ces oreilles qui entendraient l’herbe qui pousse ? Et la sauvagesse, à l’âme simple et enfantine, animal obéissant et câlin, se donnant tout entier et sachant qu’il n’est que la moitié d’une destinée, la déclarerons-nous inférieure à la dame américaine dont M. Bellegarigue (rédacteur du Moniteur de l’épicerie !) a cru faire l’éloge en disant qu’elle était l’idéal de la femme entretenue ? Cette même femme, dont les mœurs trop positives ont inspiré à Edgar Poe, — lui si galant, si respectueux de la beauté, — les tristes lignes suivantes : « Ces immenses bourses, semblables au concombre géant, qui sont à la mode parmi nos belles, n’ont pas, comme on le croit, une origine parisienne ; elles sont parfaitement indigènes. Pourquoi une pareille mode à Paris, où une femme ne serre dans sa bourse que son argent ? Mais la bourse d’une Américaine ! Il faut que cette bourse soit assez vaste pour qu’elle y puisse enfermer tout son argent, — plus toute son âme ! » — Quant à la religion, je ne parlerai pas de Vitzilipoutzli aussi légèrement que l’a fait Alfred de Musset ; j’avoue sans honte que je préfère de beaucoup le culte de Teutatès à celui de Mammon et le prêtre qui offre au cruel extorqueur d’hosties humaines des victimes qui meurent honorablement, des victimes qui veulent mourir, me paraît un être tout à fait doux et humain, comparé au financier qui n’immole les populations qu’à son intérêt propre. De loin en loin, ces choses sont encore entrevues, et j’ai trouvé une fois dans un article de M. Barbey d’Aurevilly une exclamation de tristesse philosophique qui résume tout ce que je voudrais dire à ce sujet : « Peuples civilisés, qui jetez sans cesse la pierre aux sauvages, bientôt vous ne mériterez même plus d’être idolâtres ! »<br /><br />cf. l´intégrale de l´article sur http://fr.wikisource.org/wiki/Notes_nouvelles_sur_Edgar_PoeAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-68336270193847623982012-01-28T14:18:00.000-08:002012-01-28T14:33:29.553-08:00Sade parodique<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhUaG3noz4FDUXAltI-C2YZ9X8mXfFesTp2bz0kn7utBWprnjceRfzRh_kmBIcwRfGGI4DtXxObcCH81HMTZnG9Wo85DLF9kAIZ1813S0OBncqmh-DICiEvnPwSH4dFs4zGAZPN7b94JjE/s1600/sade+front.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 229px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhUaG3noz4FDUXAltI-C2YZ9X8mXfFesTp2bz0kn7utBWprnjceRfzRh_kmBIcwRfGGI4DtXxObcCH81HMTZnG9Wo85DLF9kAIZ1813S0OBncqmh-DICiEvnPwSH4dFs4zGAZPN7b94JjE/s320/sade+front.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5702813505426583122" /></a><br />Une hypothèse, lʼoeuvre sadienne comme parodie<br /><br />Il nous importait dʼévoquer ici quelques positions dans la critique sadienne, et de<br />problématiser déjà la réduction à lʼimmoralisme. Nous pouvons maintenant annoncer en quoi nous désirons nous en démarquer. Lʼétude que nous présentons ici se défend toute réduction. Nous avons pour objectif de développer une approche qui soit capable de rendre compte de la duplicité apparente, voire des contradictions dans lʼoeuvre sadienne. La solution consiste à se placer à un point de vue supérieur, cʼest-à-dire au deuxième degré, mais sans réduire lʼoeuvre à un seul sens ou un sens allégorique trop spécifique. Ce faisant nous serons même en mesure dʼexpliquer les contradictions de la critique sadienne, de montrer comment des interprétations diamétralement opposées découlent de traits divergents attestés et attestables dans lʼoeuvre sadienne, mais saisis au pied de la lettre et hors contexte.<br /><br />Nous suivrons une intuition de Simone de Beauvoir, qui dès 1955, lorsquʼelle publiait Faut-il brûler Sade ?, formulait lʼhypothèse dʼune nature parodique du texte sadien.42 Il nous semble en effet que seule une lecture parodique de lʼoeuvre dans son ensemble permet dʼexpliquer ce qui, chez Sade, autorise à la fois des interprétations allant pour ou contre la morale, pour ou contre la philosophie, pour ou contre les Lumières, pour ou contre la femme, pour ou contre la liberté, etc. Sade<br />sʼest auto-parodié à plusieurs reprises, de manière à créer des contradictions logiques patentes : ce que lʼon oublie trop souvent dans ce contexte, cʼest de rendre<br />compte de la nature littéraire de lʼoeuvre. Rien nʼempêche les contradictions dans la<br />fiction et dans le discours métaphorique : lʼinterprétation peut en tirer du sens,<br />reconstruire un effet, découvrir des stratégies de manipulation. En lisant le texte au euxième degré, il apparaît que des contradictions apparentes font sens à lʼintérieur dʼune stratégie dʼinversion ou de caricaturisation parodique. Car la parodie est ellemême un procédé double : elle modifie, renverse, chamboule, certes, mais cʼest toujours en sélectionnant des traits de lʼoriginal, quʼelle conserve et peut même renforcer. Nous expliquerons plus loin la possibilité de parodier sans inversion des valeurs, par une imitation fidèle mais grossière et caricaturale.<br /><br />Il sʼentend que nous ne traitons pas la parodie comme un procédé léger et comique, inférieur dans la hiérarchie des genres et des procédés littéraires. Nous proposons ici un développement de lʼidée de parodie « sérieuse » suggérée par Gérard Genette.43 Ce constat qui place la parodie au coeur de la grande littérature permet aussi de comprendre que notre interprétation ne consistera pas à nier tout sens dans lʼoeuvre de Sade : cela reste une oeuvre profonde non pas malgré la parodie, mais grâce à la parodie.<br /><br />La parodie est dʼailleurs un des grands procédés à lʼépoque des Lumières. Dans le domaine de lʼart dramatique, la parodie pouvait servir à rentabiliser la scène grâce à une multiplication des pièces à peu de frais, par autant de récritures parodiques : celles-ci permettaient de faire payer le même public une deuxième et une troisième fois. Gustave Lanson a été le premier à presenter la parodie théâtrale au XVIIIe siècle.44 Mais, comme nous lʼavons dit, lʼépoque ne limitait pas la parodie à un public populaire comme celui du théâtre de la foire, et elle nʼétait pas toujours la<br />conséquence dʼun jeu ni même toujours motivée par le besoin dʼargent. En dehors du<br />théâtre, la parodie sʼattaquait de préférence aux matières épiques, en première ligne<br />aux poèmes homériens ; que lʼon songe au Télémaque travesti et à lʼHomère travesti<br />de Marivaux (1715-1716). Au cours du XVIIIe siècle, la parodie entame son expansion sur tout le domaine de la littérature : Fougeret de Monbron par exemple chatouille Voltaire avec La Henriade travestie (Berlin 1745), lʼabbé Du Laurens sʼattaque à lʼEmile de Rousseau avec Irmice ou la fille de la nature (La Haie 1765).<br /><br />Nous voyons que des philosophes ont manié la parodie. Montesquieu en use dans les Lettres persanes. Voltaire parodie les récits bibliques, dans de nombreux textes ;<br />et comme le démontre Gérard Genette, Diderot pratique la parodie avec une "continuation infidèle », le Supplément au Voyage de Bougainville.45<br /><br />Il devient même possible de persifler des classes entières de textes anonymes, un genre en tant que tel, peu importe quʼil soit majeur ou mineur : à lʼinstar de Sterne, Diderot parodie le roman dans Jacques le fataliste et en 1799, un certain Bellin de La Liborlière publie La Nuit anglaise, une parodie du genre populaire du roman gothique.46 Deux formes fragmentaires importantes à lʼépoque, lettres et articles dans les genres épistolaire et encyclopédique, se prêtent de manière idéale au recyclage de textes par leur forme ouverte : ils conviennent de ce fait aussi à la citation détournée et partant à la parodie. Diderot lui-même avoue que certains « renvois » dans lʼEncyclopédie sont « satyriques » : dans la mesure où ils font appel à des termes « burlesques », ils sont intimement liés à des procédés traditionnels de la parodie.47 Nous pourrions récrire lʼhistoire de la littérature du XVIIIe siècle en la relisant à la lumière de la parodie : il semble quʼau cours de cette période, la<br />littérature use et abuse du principe dʼimitation au coeur de la poétique classique des<br />règles de lʼAncien régime pour arriver à un principe dʼimitation oblique qui entame la<br />dissolution du vieux système, révolution parachevée plus tard par les romantiques et<br />coïncidant avec la liquidation même du genre parodique.48<br /><br />Le point de vue adopté nous oblige donc à lire Sade de manière intertextuelle et interdiscursive. Il faudra étendre le champ des cibles de la parodie sur des séries de textes anonymes, sans exclure les genres non littéraires voire les discours de<br />tradition orale.49 Sʼil est vrai que tout texte peut être perçu comme intertextuel, la<br />parodie ne dépend pas pour autant de lʼimpression du lecteur : nous nous intéresserons seulement à lʼintertextualité au sens restreint, à ce que Gérard Genette<br />appelle « hypertextualité », le terme dʼ« hypertexte » étant synonyme pour nous du<br />texte imitateur et parodique, le texte sous-jacent, cʼest-à-dire le modèle et la cible de la parodie, étant désigné par le terme dʼ« hypotexte ».<br /><br />Il ne sera pas question de suivre lʼidée dʼun « plagiat par anticipation », proposée par Pierre Bayard,50 qui abolit la chronologie et met lʼhistoire littéraire sens dessus dessous : la parodie a non seulement besoin de ressemblances de forme et de fond entre hypotexte et hypertexte, il faut présupposer un lien direct entre les deux. Il faut quʼun hypotexte ait fait partie du vécu historique dʼun auteur pour quʼon<br />puisse le lire comme hypertexte. Concrètement, si Sade ne pouvait pas disposer dʼun<br />texte publié de son vivant, et sʼil ne pouvait pas connaître un discours de son époque<br />dʼaprès ce que nous enseigne la recherche actuelle, il ne peut être question de parodie. Cʼest pourquoi nous nʼaurions pu entreprendre notre travail sans les informations bibliographiques quʼa fournies Hans-Ulrich Seifert dans sa thèse, ainsi<br />quʼAlice Laborde et Alain Mothu, et sans les annotations de Michel Delon et Jean<br />Deprun dans la bibliothèque de la Pléiade.51 Seule une combinaison de lectures immanentes et transcendantes, dʼanalyse textuelle et dʼhistoire nous semble adaptée à la problématique de la parodie chez Sade. Nous mesurerons toute théorie au mètre-étalon du bon sens, quʼAntoine Compagnon, dans son Démon de la théorie, avait raison dʼopposer aux aspirations irrédentistes de toute école critique.<br /><br />Nous pourrons donc nous limiter au domaine des textes et des discours, et faire abstraction de la biographie de Sade. Nous observons qu'une des contradictions des interprétations de son oeuvre, c'est que surtout les défenseurs dʼapproches théoriques et philosophiques procèdent par un double mouvement : ils décontextualisent en oubliant que Sade dialogue avec les textes et les théories de<br />contemporains et prédécesseurs, et ils recontextualisent de manière très sélective en<br />faisant de son oeuvre le reflet de certains éléments de sa biographie. Aussi lʼexplication biographique se prête-t-elle de manière idéale pour combler les lacunes<br />de la théorie. Etant donné le caractère de la parodie, il nous semble malaisé de<br />psychanalyser Sade à travers ses textes : la psychanalyse nous semble difficile à<br />concilier avec un procédé qui exprime aussi peu le soi que la parodie. Lʼanalogie<br />entre inconscient et second degré ne convainc pas. Le second degré relève d'un<br />choix bien moins inconscient ; il est même possible dʼy voir un degré extrême de<br />conscience, dans la mesure où la parodie peut révéler des traits structurels ou<br />stylistiques enfouis dans les profondeurs subtiles dʼun hypotexte : par son manque<br />même dʼobjectivité, la parodie révèle et fait exister des traits imperceptibles sans elle.<br /><br />Sa subjectivité consiste moins en ce quʼelle dévoile sous une transformation, mais<br />dans le choix de ce quʼelle décide de supprimer pour mieux révéler. Car la caricature<br />même possède une valeur de vérité par les propriétés bien réelles quʼelle choisit de<br />grossir.<br /><br />Le point de vue de la parodie nous empêchera de souscrire à dʼautres interprétations, souvent réductrices et anachroniques : il deviendra difficile de réduire Sade à une quelconque tendance politique, de gauche ou de droite. Il faudra alors critiquer ceux qui ont voulu faire de notre auteur un apôtre de la libération sexuelle, voire de la libération de la femme ou un apôtre de la liberté absolue, comme le voulaient les surréalistes et Bataille à la suite de Guillaume Apollinaire ; même si on a en effet utilisé son mythe à cet effet. Il faudra aussi critiquer ceux qui ont voulu<br />réduire Sade à lʼunivers satanique,53 ou en faire un prophète de la société totalitaire, du fascisme et du nazisme.54 Au marquis de Sade comme apôtre de la<br />transgression, on opposera lʼimage dʼun Sade, imitateur au moyen de la parodie. Il<br />est par contre vrai que la parodie se plaît dans les effets choquants ; il est aussi vrai quʼen elle une tendance au persiflage peut favoriser la critique de la morale et des idéologies des temps qui courent.<br /><br />Lʼopposition entre les deux images traditionnelles, « divin » marquis ou auteur exécrable, est dénuée de sens pour notre propos. Nous verrons un vaste éventail de transformations très variées qui, peu importe la nature de lʼhypotexte, contribuent à former les mêmes effets parodiques. Cette variation incessante dʼopérations que Sade applique à sa matière dans un but précis nous a inspiré notre titre : Sade fait flèche de tout bois. Mais il ne tire pas à lʼaveuglette : son oeuvre se révèle à nous dans une grande cohérence thématique et poétologique. Nous ne pouvons pas suivre Annie Le Brun pour rejeter le théâtre apparemment anodin du marquis à cause de lʼécart incommensurable qui le distinguerait de ses textes sulfureux.55 Il nʼest pas légitime de séparer la graine de lʼivraie pour ne pas troubler lʼimage traditionnelle de lʼauteur ou sauver une interprétation. Nous fournissons ici une lecture intégrale en raison du lien profond qui relie tous les textes, connus et moins connus. Si un texte exotérique et anodin cache souvent des messages subversifs, lʼobscénité peut à son tour cacher des hypotextes appartenant à des discours « sérieux » comme la religion ou la médecine. Cela est typique de Sade. Dʼun point de vue esthétique, Sade nous présente une oeuvre paradoxale, où la littérarité se constitue aussi par ce qui se situe en dehors du canon des genres et des oeuvres, par ce qui, à la limite de la littérature, colle de plus près soit à la paralittérature soit à la non-fiction. A lʼépoque de Sade, on ne peut pas exclure du domaine littéraire les ouvrages historiques, les documents utilitaires comme les manuels, les dictionnaires, les encyclopédies.56 Oui, répondrons-nous à ceux qui cherchent un quelque réel, des savoirs scientifiques ou philosophiques chez Sade : oui, ces savoirs sont présents dans lʼoeuvre sadienne, mais au deuxième degré. Ils assument une autre fonction et ne signifient rien à eux seuls, en dehors du contexte. Si la critique littéraire a largement discuté lʼimportance des savoirs et de la philosophie (surtout matérialiste) dans lʼoeuvre du marquis, nous serons amené à mettre en évidence lʼimportance dʼautres savoirs, ayant pour objet les croyances, les religions, le folklore, lʼhistoire en général. Car lʼhistoire, au sens large quʼavait ce mot à lʼépoque de Sade, nʼexcluait pas en principe lʼ« histoire » naturelle ; aussi lʼhistoriographie soulevait-elle des problèmes éminemment littéraires, auxquels la poétique des règles du XVIIIe siècle apportait des réponses valables aussi pour les ouvrages de fiction : il fallait respecter des bienséances, rester dans le vraisemblable. Les lettres – dont lʼhistoire et lʼhistoire de la nature faisaient partie intégrante – étaient unies dans le but commun de plaire et instruire, en combattant tout ce que le siècle éclairé des Lumières classait dans le repoussoir de la « fable ».<br /><br />Homme de son époque sous cet égard aussi, homme des Lumières, Sade semble lui-même vouloir faire place nette de toutes les fables du passé, des croyances, de la tradition, à travers la parodie. Mais tout discours critique est condamné à rendre, cʼest-à-dire reproduire dʼune manière ce quʼil est censé dénoncer, dégrader ou amender. Cette vérité vaut dʼautant plus pour un procédé mihommage mi-réprimande que la parodie qui ne transforme, magnifie ou blâme jamais sans imiter. Les idées et les savoirs mêmes des Lumières – comme la justice, lʼutilité, le progrès – peuvent tomber, chez Sade, dans la catégorie repoussoir de la fable, de sorte que la parodie se retourne contre elle-même, et que la révolution littéraire dévore les enfants dont elle accouche. Quʼil soit symptôme dans lʼoeuvre ou sa cause, le dépassement des Lumières se fait jour dans un passéisme partiellement visionnaire. La parodie, nous semble-t-il, ne donne pas seulement une fonction littéraire et un sens à une combinaison de genres et de discours aussi divergents chez Sade, cʼest elle aussi qui permet de comprendre la dialectique des Lumières chez cet auteur entre deux siècles.<br /><br />Nous précisons encore que nous ferons abstraction du parcours chronologique de la vie de Sade et de lʼordre de composition de ses oeuvres. Lʼévolution de cet auteur qui nʼa cessé de se répéter nous paraît minimale. La manie dʼécrire a conduit Sade à rédiger plusieurs fois un même livre dans sa carrière : le cycle des soeurs Justine et Juliette nʼen forme quʼun exemple.<br /><br />Schorderet, A<br />Faire flèche de tout bois : Sade et la poétique de la parodie<br />http://www.zora.uzh.ch/48959/4/Schorderet_Faire_fleche_de_tout_bois-V.pdfAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-30186400839618823282012-01-28T13:36:00.002-08:002012-09-08T08:51:22.269-07:00Biblios sadiennesPetite bibliographie sadienne<br />
<br />
Quelques classiques, outre le Lectures de Sade cité dans votre bibliographie<br />
<br />
R. BARTHES, Sade, Tournier, Loyola, Paris, Seuil, 1971.<br />
<br />
G. BATAILLE, La littérature et le mal, Paris, Gallimard (Folio, Essais), 1957.<br />
<br />
M. BLANCHOT, Lautréamont et Sade, Paris, Editions de Minuit (collection 10/18), 1963.<br />
<br />
G. DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Editions de Minuit, 1967.<br />
<br />
J .-B. JEANGENE VILMER, Sade moraliste, Genève, Droz, 2005.<br />
<br />
M. HENAFF, Sade. L’invention du corps libertin, Paris, PUF, 1978.<br />
<br />
H. JALLON, Sade, le corps constituant, Paris, Editions Michalon, 1997.<br />
<br />
P. KLOSSOWSKI, Sade, mon prochain, Paris, Seuil (Points, Essais), 1967.<br />
<br />
A. LEBRUN, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Editions Pauvert, 1986.<br />
<br />
G. LELY, Vie du Marquis de Sade, éd. définitive, Mercure de France, 1989<br />
<br />
M. LEVER, Sade, Paris, Fayard, 1991.<br />
<br />
J.-L. MARION, Le phénomène érotique, Paris, Grasset, 1976.<br />
<br />
E. MARTY, Pourquoi le xxe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? Seuil, 2011<br />
<br />
Ph. MENGUE, L’ordre sadien. Loi et narration dans la philosophie de Sade, Paris, Editions<br />
<br />
Kimé, 1996.<br />
<br />
F. OST, Sade et la loi, Paris, Odile Jacob, 2005.<br />
<br />
Ph. ROGER, Sade, le philosophe dans le pressoir, Paris, Grasset, 1976.<br />
<br />
SADE, OEuvres, édition établie par M. Delon, Paris, Gallimard, collection de la Pleïade, 3<br />
<br />
tomes.<br />
<br />
D. SIBONY, Perversions.Dialogue sur des folies actuelles, Paris, Seuil (Points, Essais), 2000<br />
<br />
En Ligne<br />
<br />
Sade, Idées sur les Romans<br />
<br />
http://www.archive.org/details/idesurlesromans00sadegoog<br />
<br />
L´oeuvre de Sade présentée par Apollinaire (anthologie et étude)<br />
<br />
http://www.archive.org/details/loeuvredumarquis00sadeuoft<br />
<br />
Matthew Bridge A Monster for Our Times: Reading Sade across the Centuries<br />
<br />
(étude de la réception critique, en anglais)<br />
<br />
Petite présentation journalistique<br />
<br />
http://www.rpdroit.com/index.php?option=com_content&view=article&id=90:sade&catid=56:le-point&Itemid=96<br />
<br />
et<br />
<br />
http://www.erudit.org/culture/nb1073421/nb1103821/21677ac.pdf<br />
<br />
Le Mal dans la Justine de Sade Maîtrise en ligne<br />
<br />
http://spinner.cofc.edu/desade/papers/sade-memoire.pdf?referrer=webcluster&<br />
<br />
Sade et la poétique de la parodie (Thèse en ligne)<br />
<br />
http://www.zora.uzh.ch/48959/4/Schorderet_Faire_fleche_de_tout_bois-V.pdf<br />
<br />
Sade fantôme de la modernité (mémoire en ligne)<br />
<br />
https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/4096/4/Tailly_Martin_2009_memoire.pdf<br />
<br />
Sade politique<br />
<br />
http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=SC_008_0059<br />
<br />
et<br />
<br />
http://ledeliberant.wordpress.com/2010/09/16/sade-les-dessous-dune-oeuvre/<br />
<br />
L´écriture du corps dans les 120 Journées<br />
<br />
http://www.erudit.org/revue/tce/1999/v/n60/008085ar.pdf<br />
<br />
La figure du Bourreau chez Sade<br />
<br />
http://labyrinthe.revues.org/1510?&id=1510<br />
<br />
Sur quelques lectures féministes de Sade (en anglais)<br />
<br />
http://www.ual.es/odisea/Odisea06_AcostaBustamante.pdf<br />
<br />
Lacan, Kant avec Sade<br />
<br />
http://www.ecole-lacanienne.net/documents/1962-09-00.doc<br />
<br />
Kant et Sade: les Lumières sont-elles totalitaires?<br />
<br />
http://www.cairn.info.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/resume.php?ID_ARTICLE=RAI_033_0149<br />
<br />
J. Terrasse Sade ou les infortunes des Lumières<br />
<br />
http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html<br />
<br />
Michel Brix, Sade est-il un philosophe des Lumières ? <br />
<br />
http://www2.marilia.unesp.br/revistas/index.php/transformacao/article/viewFile/948/852<br />
<br />
Willis Philosophie et libertinage chez Sade et XVIII, place de la femme<br />
<br />
http://athenaeum.libs.uga.edu/bitstream/handle/10724/6750/wills_warren_w_200308_ma.pdf?sequence=1<br />
<br />
Delon la copie sadienne<br />
<br />
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1988_num_69_1_1459<br />
<br />
Kathleen Hayes Rapport de l'immoralisme sadien au matérialisme des Lumières<br />
<br />
https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/7548/1/Hayes_Kathleen_2008_memoire.pdf<br />
<br />
Intertextuality and Urtextuality: Sade's Justine Palimpsest<br />
<br />
http://qmul.academia.edu/WMcMorran/Papers/1303603/Intertextuality_and_Urtextuality_Sades_Justine_Palimpsest<br />
<br />
Foucault, Sade sergeant du sexe<br />
<br />
https://docs.google.com/file/d/0B2Wu0151kkrTYTMwMWYyOWItNTY2YS00MTY1LTgwYjctY2I0MDBiMjBhNDgy/edit?authkey=CLnS75YC&hl=en<br />
<br />
Compte-rendu du Sade Moraliste<br />
<br />
http://spinner.cofc.edu/desade/french/compte/Brix.pdf?referrer=webcluster&<br />
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<br />
<span lang="FR" style="font-family: "Times New Roman"; font-size: 12.0pt; mso-ansi-language: FR; mso-bidi-language: AR-SA; mso-fareast-font-family: SimSun; mso-fareast-language: ZH-CN;">Castanet Sade le mal la perversion </span><br />
<span lang="FR" style="font-family: "Times New Roman"; font-size: 12.0pt; mso-ansi-language: FR; mso-bidi-language: AR-SA; mso-fareast-font-family: SimSun; mso-fareast-language: ZH-CN;"><a href="http://section-clinique.org/dossiers-etudes_psychanalytiques-herve_castanet-hcastanetsadele_malla_perversion">http://section-clinique.org/dossiers-etudes_psychanalytiques-herve_castanet-hcastanetsadele_malla_perversion</a></span><br />
<br />
Camille Pompée Les enjeux des lectures esthétisantes de la pornographie sadienne (Maîtrise en ligne)<br />
<br />
http://dumas.ccsd.cnrs.fr/docs/00/45/02/21/PDF/Pompee_C._memoire_sans_images.pdf<br />
<br />
un classique oublié en anglais<br />
<br />
G. Gorer The Revolutionary Ideas Of The Marquis De Sade<br />
<br />
http://www.archive.org/details/revolutionaryide029234mbp<br />
<br />
Sgard, Jean (1988) "De Prévost à Sade," Eighteenth-Century Fiction: Vol. 1: Iss. 1, Article 3.<br />
<br />
Available at: http://digitalcommons.mcmaster.ca/ecf/vol1/iss1/3<br />
<br />
Le délire dans les Lettres à sa femme<br />
<br />
http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/65/51/76/PDF/Porc_frais-publication.pdf<br />
<br />
revenge of the sadian woman 1970s woman fiction<br />
<br />
http://thesis.ekt.gr/thesisBookReader/id/25741#page/1/mode/2up Antonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-89603269704522104272012-01-16T10:27:00.000-08:002012-09-08T10:34:19.675-07:00Le système de Sade<br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhtmTyet7hHyoGc5hE8Z_lqfayGwvLLuZn51SNp5WqZ0O6r98ilnlsNA6VZqq5P5LYFHVyFL4Q2h81ma11sVuWw-c4M4OmTMMw1YEU7OP5Bu6nQh2WE1D3Gj6E_2uR3mVk_SAcIuHZLu4M/s1600/Sade-debauche.jpg" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="640" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhtmTyet7hHyoGc5hE8Z_lqfayGwvLLuZn51SNp5WqZ0O6r98ilnlsNA6VZqq5P5LYFHVyFL4Q2h81ma11sVuWw-c4M4OmTMMw1YEU7OP5Bu6nQh2WE1D3Gj6E_2uR3mVk_SAcIuHZLu4M/s640/Sade-debauche.jpg" width="424" /></a></div>
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Présentation de "l´Esquisse du système de Sade" de P. Klossowski (in <i>Sade, mon prochain</i>) par H. Castanet<br />
<br />
Klossowski traque chez le marquis les forces psychiques, obscures et
impulsives. Elles se manifestent comme énergies diffuses, non centrées,
non contraintes, toujours cachées parce qu’incompatibles avec toute
organisation socio-politique. Pareilles forces apparaissent au sujet
sous forme d’impulsions qui font son expérience singulière et unique.
Sade s’y est trouvé affronté ; Il n’a accepté de ne pas taire.
Fallait-il encore que Sade ait une structure problématique, qu’il soit
d’une sensibilité polymorphe pour que ces forces obscures ne lui soient
pas totalement étrangères. En ce point se noue l’histoire - celle de la
Révolution et de la position sociale de Sade - et le destin personnel du
sujet Sade. Assurément, la perversion libère ces forces psychiques -
les réalise dans une manière d’agir et de penser où se spécifie le sujet
pervers. Forces psychiques obscures et perversion sont indissolublement
nouées. Ce rapport entre Sade et la Révolution ne doit pas faire
oublier que la doctrine de Sade n’est pas une. Il y a un processus
dialectique qui la structure. <br />
Prendre Sade au mot, c’est repérer les termes qu’il emploie pour assurer
ses démonstrations. Klossowski insiste sur son propre angle d’attaque
comme commentateur : « Aimantées par les événements qui se préparent au
dehors (assaut livré aux principes de l’autorité religieuse et sociale)
des forces obscures se lèvent au dedans d’un homme, et voici qu’il se
sent contraint de les déclarer à ses contemporains, sous peine de vivre
parmi eux comme un contrebandier moral ». Mais comment faire pour
exprimer ce témoignage ? Sade s’expliquera dans les termes de la
terminologie reçue. L’originalité du marquis est de poser « que c’est le
tempérament qui inspire le choix d’une philosophie et que la raison
elle-même qu’invoquent les philosophes de son temps n’est qu’une forme
de la passion ». Le texte d’un philosophe ne se réduit pas à une série
d’énoncés déconnectés de celui qui énonce. Au contraire, le choix d’une
idée se fait, mobilisé par la passion - même si le sujet concerné
l’ignore. Ces forces psychiques conduisent le sujet et déterminent ses
choix. Tel est le drame du marquis : Sade sera prisonnier « au nom de la
raison et de la philosophie des lumières, parce qu’ayant voulu traduire
dans les termes du sens commun ce que ce sens doit taire et abolir pour
rester commun, sous peine d’en être lui-même aboli ». Sade, en montrant
et démontrant par son œuvre et sa vie, que le tempérament, les forces
obscures et non la toute puissante raison, gouvernent le sujet,
s’attaque à la raison directement et à ceux qui la promeuvent. Il est un
ennemi de la raison pour les révolutionnaires rationnels puisqu’il
prétend révéler ce que la raison cache et annule - les forces psychiques
qui sont à elles-mêmes leur propre but. <br />
Sade ne fait pas preuve d’originalité théorique lorsqu’il constate que «
la religion est une entreprise de mystification et que les actes
humains n’ont d’autre mobile que l’intérêt ». Telles étaient les
conclusions du matérialisme rationnel en place dans la philosophie -
rationalisme de Voltaire et des Encyclopédistes, matérialisme de
d’Holbach et de La Mettrie - qui aboutit à l’explication mécaniciste de
l’homme et la nature. Sade n’ajoute rien à ce type de démonstrations. Il
les reprend et les détourne de leur usage avoué. Par exemple à propos
de la « suspicion », il énoncera : « On me trompe ? Par conséquent il
faut tromper. On dissimule ? Il faut donc se dissimuler. On simule et
l’on se masque ? À nous le simulacre et le masque. » Sade utilise le
raisonnement et le langage de son interlocuteur pour aussitôt s’en
servir contre lui avec surenchère et provocation. C’est pourquoi, il se
plie à la terminologie en place et à ses formes logiques. Son but est
simple : faire rendre au raisonnement langagier « tout ce qu’il est
capable de rendre ». Ainsi, « il poussera l’explication mécaniciste de
l’homme jusqu’au délire [...] ». Par un tel procédé, il vise à démontrer
l’absurdité de son raisonnement. Dénoncer le mensonge, la tricherie de
l’autre, est son but. En cela, Sade révèle les forces obscures présentes
dans la philosophie matérialiste et mécaniciste de son temps. <br />
Pour avancer dans cette voie de destruction, l’athéisme matérialiste de
l’époque est réinterrogé. « La négation de Dieu n’entraînerait-elle pas
la négation du prochain ? » La supposition est terrible, car si le
prochain est nié, que deviennent la liberté, l’égalité et la fraternité
des citoyens ? « Dès que Dieu est nié, soit le Juge, que devient le
Coupable ? » <br />
Klossowski insiste sur l’avancée dialectique de notre auteur. En 1782,
Sade rédige le Dialogue entre un prêtre et un moribond où se lit qu’il «
croit encore à la possibilité de maintenir les catégories morales sans
tirer les conséquences qui peuvent résulter de l’inexistence de Dieu ».
Cinq ans plus tard (1787), dans Les Infortunes de la vertu, le problème
du mal prend une autre coloration. « Ouvrage dans un goût tout à fait
nouveau. D’un bout à l’autre, le vice triomphe, et la vertu se trouve
dans l’humiliation, le dénouement rend seul à la vertu tout le lustre
qui lui est dû et il n’est aucun être qui en finissant cette lecture,
n’abhorre le faux triomphe du crime et ne chérisse les humiliations de
la vertu. » <br />
C’est autour de la question du mal que se noue l’avancée de Sade - cette
question faisant son drame subjectif. Il faudra néanmoins attendre sa
première grande œuvre datée de 1785, Les 120 Journées de Sodome, en tant
qu’elle développe une véritable « théorie des perversions », pour
trouver une exacte définition du mal telle que la subjective la
conscience sadiste - « le malheur d’être vertueux dans le crime et
criminel dans la vertu. » <br />
Sade ne se satisfait pas, à l’orée de son œuvre, de la négation du mal.
C’est la présence du prochain qui complique son raisonnement : « Tant
que le prochain existe pour l’ego, il lui révèle la présence de Dieu. »
Comment résoudre cette nouvelle aporie ? Notre commentateur consigne
trois phases dans cette liquidation de la notion de mal : <br />
· la théologie destructrice [A] <br />
· la théorie matérialiste du crime pur [B] <br />
· l’ascèse de l’apathie [C] <br />
Les reprendre une à une, c’est déplier le système de Sade. <br />
A : Selon Klossowski, la théologie destructrice sadienne naît de la «
mauvaise conscience du grand seigneur libertin ». C’est un « état
d’esprit transitoire » entre deux moments clefs de la pensée du marquis :
d’une part l’homme social, d’autre part la conscience athée de la
philosophie de la Nature aboutissant à la morale du mouvement perpétuel.
<br />
Parce que c’est une théologie, elle pose, en son cœur, la question de
Dieu. Mais c’est une théologie destructive, c’est-à-dire que son rapport
à Dieu est négatif. Cette conscience n’est pas athée de sang froid.
Elle est mue par le ressentiment. « Son athéisme n’est qu’une forme du
sacrilège : la profanation des symboles de la religion peut seule
convaincre de son athéisme apparent. » Cette théologie admet Dieu pour
aussitôt l’annuler. Ce combat implique son maintien. Cet athéisme prend
la forme d’une « provocation à l’adresse du Dieu absent, comme si le
scandale était un moyen de forcer Dieu à manifester son existence ».
Paradoxalement, cet athéisme fait consister ce qu’il prétend absent. Le
Dieu de Sade, à ce moment de son avancée dialectique, consiste par son
absence. C’est un Dieu imaginarisé comme adversaire qu’il s’agit de
faire sortir du bois où il se terre. « S’il y avait un Dieu, clame le
marquis, [...] permettrait-il [...] que cette faible créature
l’insultât, le bafouât, le défiât, le bravât et l’offensât comme je fais
à plaisir à chaque instant de la journée. » C’est la stricte prise en
compte de pareilles formulations qui pousse Klossowski à dégager une
théologie chez Sade - effectivement destructrice soit négative, mais une
théologie néanmoins. <br />
Le débauché libertin n’est pas encore le philosophe athée des œuvres de
la maturité. Le grand seigneur amateur du vice est fasciné par le mal en
tant qu’il est moyen pour faire consister Dieu négativement. Or Dieu ne
répond pas. Le crime libertin reste impuni par Lui. L’effet de cette
impunité est immédiat. Les crimes doivent être multipliés
frénétiquement. Sade l’avoue : « Ce n’est pas l’objet du libertinage,
qui nous anime, c’est l’idée du mal. » Faire le mal sous le regard de
Dieu pour immédiatement le Lui adresser en guise de provocation. Toute
l’action du libertin se fait sous ce regard de l’Autre divin sans cesse
convoqué, sans cesse contraint à être témoin de son envers radical
supposé - le mal ! Cette théologie conserve les catégories classiques de
la morale chrétienne. Dans un tel raisonnement, la possibilité de faire
le bien n’est pas exclue. Au contraire, c’est par rapport au bien que
pratiquer le mal prend toute va valeur négative. Cette théologie
maintient le libre arbitre. Le sujet peut choisir le bien ou le mal. Une
telle position est en contradiction avec l’athéisme. Elle maintient
Dieu pour choisir contre. <br />
Ce point est particulièrement important. C’est en référence à cette
théologie destructrice que peut se comprendre cette contradiction
souvent repérée chez Sade - affirmation de l’athéisme d’un côté,
élaboration de l’Être suprême en méchanceté de l’autre. « Cette religion
du mal ne consiste pas encore à nier le crime comme la philosophie du
mouvement perpétuel, mais à l’admettre comme découverte de l’existence
d’un Dieu infernal. » Que découvre Sade ? Non pas l’inexistence
recherchée de Dieu, mais sa présence comme Dieu infernal, réalisation
absolue du mal. La relation entre le libertin et Dieu se construit en
miroir sur l’axe duel de la rivalité imaginaire. Dieu est le « coupable
originel [...] qui aurait attaqué l’homme avant que l’homme ne
l’attaquât [...] » Voilà l’apothéose de cette lutte à mort entre Dieu et
le grand seigneur dépravé. Comment combattre effectivement ? De cette
conception d’un Dieu coupable, Sade déduit une conséquence : « L’homme
aurait acquis le droit et la force d’attaquer son semblable. Or, cette
agression divine serait tellement incommensurable qu’elle légitimerait à
jamais l’impunité du coupable et le sacrifice de l’innocent. » La
boucle serait bouclée. Dieu et le semblable - le prochain - sont
inséparablement noués. Attaquer l’un, c’est combattre l’autre. Sade
insiste sur ce point : « [...] si je reçois du mal des autres, je jouis
du droit de le leur rendre, de la facilité même de leur en faire le
premier : voilà dès lors le mal un bien pour moi comme il l’est pour
l’auteur de mes jours [...] je suis heureux du mal que je fais aux
autres comme Dieu est heureux de celui qu’il me fait. » La logique
duelle, symétrique et réciproque, ne saurait être plus claire, plus
explicite que dans de telles formulations. Le mal est premier - il est
la cause de tout. Dieu l’incarne c’est-à-dire le réalise : « [le mal
est] [...] un être éternel et non pas périssable qui existait avant le
monde, qui constituait l’être monstrueux, exécrable qui put créer un
monde aussi bizarre. » La créature, elle-même, sauf à nier ce qui la
constitue, vit de et par ce mal. Sade le martèle : « [...] Dieu qui
n’est que le Mal, qui ne veut que le Mal, qui n’exige que le Mal » <br />
Ce qui se déduit de ces affirmations est que le libertin admet Dieu - le
reconnaît avec tous ses vices, avec toutes ses horreurs comme le mal
absolu. Au sens strict, Sade n’est ni athée ni déiste dans la forme
courante. C’est néanmoins un déiste, certes bien singulier, qui hait le
coupable originel, qui vomit le criminel éternel. <br />
Précisons les conséquences pour le rapport au prochain. Évidemment, Sade
reprend la formule chrétienne : « Aimer son prochain comme soi-même »
pour la réduire à néant en en saisissant l’envers. Le rapport au
prochain est calqué sur celui à Dieu - il est négatif. La catégorie du
semblable, de l’alter ego est parfaitement maintenue. En disant « je
suis heureux du mal que je fais aux autres comme Dieu est heureux du mal
qu’il me fait », le débauché libertin maintient les catégories morales
en les inversant quant à leur valeur. Klossowski insiste sur cette
logique purement imaginaire : « En comparant sa situation à celle du
malheureux, l’homme fortuné s’identifie fatalement à lui. En suppliciant
l’objet de sa luxure pour jouir de sa douleur, le débauché se
représentera sa propre douleur et, en se représentant ainsi son propre
supplice, il se représentera aussi sa propre punition. » Cette bascule
du moi de l’un dans le moi de l’autre, la réversibilité qui en résulte,
est déterminante pour aborder la logique subjective à l’œuvre. C’est
l’intersubjectivité imaginaire intensifiée - celle-là même dont Lacan
nous rappelle, dès son premier séminaire dans les leçons de juin 1954,
qu’elle spécifie la structure perverse et rend compte de ses
manifestation phénoménologiques concrètes. Klossowski revient sur cet
exemple de Saint-Fond qui après son agression d’une pauvre famille se
fait lui-même agressé, sur son ordre, par deux voyous. Pourquoi ? Il
répond : « [...] j’aime à leur faire éprouver l’espèce de chose qui
trouble et bouleverse si cruellement mon existence [...] » La réciproque
est totalement vérifiée. L’éternité est engagée dans un pareil
dispositif. L’identification imaginaire au partenaire est cruciale pour
saisir cette intersubjectivité. <br />
La référence à l’enfer ou à la possibilité d’un tourment infligé
éternellement à la victime, qui surprend sous la plume de Sade, résulte
de cette place accordée au prochain dans cette logique intersubjective.
La conscience du libertin « ne peut renoncer à l’espoir singulier d’une
vie future, infernale, c’est-à-dire qu’elle ne peut consentir à
l’anéantissement de son « corps de péché », et cela même par son désir
insensé de s’acharner éternellement sur la même victime ». Au Mal qui
caractérise Dieu correspond la pratique du mal chez le libertin, à son
éternité fait pendant l’éternisation du mal accompli et ainsi de suite. <br />
Le mérite de Klossowski est d’avoir isolé cette véritable position
théologique de Sade - position qui n’est pas sans recouper l’analyse du
Mal pour le Mal de saint Augustin. Notre commentateur ne s’est pas
laissé fasciner par les proclamations athéistes du marquis. Il a su
repérer des moments théologiques dans cette pensée - notamment ce moment
où elle renverse toutes les valeurs morales établies par la religion
sous la royauté - dont il dit qu’ils sont inséparables de celui qui les
énonce. Ce moment est celui, subjectif, où notre marquis fait
l’expérience qu’il y a un exercice du « droit aux expériences défendues
». C’est dans sa propre conscience que Sade éprouve cette possibilité de
la pensée. C’est le Sade libertin, pas encore le Sade sadiste. Mais
sans le Sade libertin, sans le Sade débauché, le Sade sadiste n’aurait
pu advenir. <br />
<br />
B : Dix ans après avoir rédigé son Dialogue entre un prêtre et un
moribond - dans les années 1792 -, Sade opère un renversement. Il prend à
son compte la thèse des matérialistes de son temps - La Mettrie,
Helvétius, d’Holbach notamment - : L’agent universel qui fait tourner le
monde matériel et social est l’état de mouvement perpétuel. Une telle
thèse exclut, parce qu’elle construit une cause universelle, la
nécessité [logique] de l’existence d’un Dieu. Pour ces matérialistes et
les Encyclopédistes, la thèse du mouvement perpétuel signifie la mise en
place d’une humanité plus heureuse. Sade reprend donc cette thèse,
mais, pour lui, elle actualise, dans ses conséquences, bien autre chose :
« [...] le commencement de la tragédie, [...] son acceptation
consciente et volontaire [...] » L’athéisme du marquis est profondément
différend de celui de ses contemporains : « Admettre la matière à l’état
de mouvement perpétuel comme seul et unique agent universel équivaut à
consentir à vivre comme individu dans un état de mouvement perpétuel. »
Or ce mouvement incessant, appliqué à une vie, est l’opposé de la
pastorale du bonheur retrouvé après la parenthèse de la tyrannie des
maîtres et des prêtres. Sade anticipe des formulations dignes de
Nietzsche - le Nietzsche du Cercle vicieux et de la glorification des
changements de l’éternel retour, : « [...] la dissolution est un très
grand état de mouvement [...] Il n’existe donc aucun instant où le corps
de l’animal soit dans le repos : il ne meurt donc jamais : et parce
qu’il n’existe plus pour nous, nous croyons qu’il n’existe plus en effet
: voilà l’erreur. Les corps se transmutent [...] se métamorphosent :
mais ils ne sont jamais dans l’état d’inertie. Cet état est absolument
impossible à la matière, qu’elle soit organisée ou non. Que l’on pèse
bien ces vérités, l’on verra où elles conduisent, et quelle entorse
elles donnent à la morale des hommes. » <br />
À lire ces phrases, se repère un enjeu dramatique : affirmation par une
pensée, qui est une puisqu’elle elle se pense comme pensée, de ce qui la
nie - la dissolution et la destruction. D’où cette question de Sade :
Ce mouvement est-il vraiment sans but, ou est-il ordonné ? Sade se
trouve insulter et bafouer la Nature, en tant que le mouvement la
spécifie, comme auparavant il insultait et bafouait Dieu. « Sa main
barbare [celle de la Nature] ne sait donc pétrir que le mal : le mal la
divertit donc: et j’aimerai une mère semblable ! Non : je l’imiterai,
mais en la détestant : je la copierai, elle le veut, mais ce ne sera
qu’en la maudissant [...] » Sade retrouve le mal. C’est lui qui ordonne
le mouvement, oriente et contraint la matière. Le matérialisme sadien
est inséparable de ce vecteur du mal. La Nature est le mal, comme Dieu
était le Mal. <br />
Cette référence à la Nature sera constante. Ses lois doivent constituer
les seuls principes auxquels chacun doit se soumettre et auxquels un
État doit uniquement se référer. La Nature veut, exige, commande : « Un
seul moteur agit dans l’univers, et ce moteur, c’est nature. » La
perversion elle-même n’est plus anomalie. Elle procède de la nature -
elle est la nature réalisée. Elle devient une vertu puisque désormais il
n’y a plus que des vertus naturelles. <br />
De cette nouvelle conception de la Nature, Klossowski dégage deux conséquences : <br />
Premièrement, insulter la nature limite l’action du libertin à la «
révolte ». Évidemment, la Nature est pur silence ; elle ne répond à
aucune provocation ou blasphème. À la différence de Dieu, elle ne peut,
en retour, se venger. L’anéantir, en la combattant, n’a aucun sens
puisque « la notion de mouvement » perpétuel absorbe « toute idée
d’anéantissement qui n’est plus qu’une modification des formes de la
matière [...] ». Détruire la Nature la réaliserait puisqu’elle-même est
destruction incessante, transmutation, métamorphose. <br />
Deuxièmement, il y a, dans la description de Sade, une dimension
dynamique. « [...] instruit de ses affreux secrets, je me suis replié
sur moi-même, et j’ai senti [...] j’ai éprouvé une sorte de plaisir à
copier ses noirceurs. » La Nature est posée comme savoir déjà constitué
(= « affreux secrets ») à partir duquel, par imitation, une connaissance
est possible. L’esprit, en tant qu’il est partie intégrante de le la
Nature, pourrait trouver dans les lois, aveugles et nécessaires, de la
Nature la logique de ses propres suggestions. Crime et connaissance
deviennent inséparables. Or ces nouvelles connaissances auront un
pouvoir bien supérieur aux connaissances d’aujourd’hui. <br />
Klossowski va continuer à traquer cette pensée jusqu’à y isoler des
positions qui recoupent celles de Nietzsche et qui sont celles que
lui-même mettra en scène pour les interroger grâce à la fiction. Au
travers de Sade, c’est sa propre question que pose Klossowski. C’est à
partir de son obsession privée et fantasmatique : Qu’est-ce qu’une
individualité, qu’en est-il de l’être et de sa pensée ? que notre
commentateur lit l’œuvre sadienne. Jusqu’où pousse-t-il sa lecture ? Il y
a chez le marquis un « fatalisme transcendantal ». Sade admet une «
nature originelle et éternelle » indépendante de ses effets concrets -
les trois règnes des espèces et des créatures. Les êtres humains ne sont
que le résultat de « lois aveugles ». L’homme ne sert à rien, il est
profondément inutile dans le cadre de l’univers. Sade en vient alors à
affirmer que « le plus grand scélérat de la terre, le meurtrier le plus
abominable, le plus féroce, le plus barbare, n’est donc que l’organe de
ses lois [...] que le mobile de ses volontés, et le plus sûr agent de
ses caprices ». <br />
Klossowski insiste sur l’évolution dialectique de la conception
sadienne. D’abord, il y a l’affirmation de la théologie de l’Être
suprême en méchanceté. Dieu est le mal, il est coupable éternel.
Ensuite, ce Dieu se réduit à la Nature toute aussi maléfique. C’est la «
satanisation de la Nature ». Enfin, la Nature est pur mouvement ; elle
est vidée de toute humanité et se construit comme métaphysique. Ce
troisième temps est essentiel. L’homme est soumis à « l’impératif
catégorique d’une instance cosmique exigeant l’anéantissement de tout ce
qui est humain ». Sade parlera des maladies, des cataclysmes, des
guerres, des discordes et bien entendu des crimes des scélérats : « Le
crime est donc nécessaire dans le monde; mais les plus utiles sans doute
sont ceux qui troublent le plus, tels que le refus de propagation ou la
destruction [...] voilà donc ces crimes essentiels à la Nature [...] »
En ce point, se loge la position transcendantale de Sade. Par la cruauté
intégrale, l’individu réalise non point un destin singulier - il
satisfait une aspiration qui dépasse son individualité. Il réalise la
loi de la Nature. Il n’y a, pour Sade, qu’un seul principe : « Le
principe de vie dans tous les êtres n’est autre que celui de la mort ;
nous les recevons et les nourrissons, dans nous, tous deux à la fois. À
cet instant que nous appelons mort tout paraît se dissoudre; nous le
croyons [...] mais cette mort n’est qu’imaginaire, elle n’existe que
figurativement et sans aucune réalité. La matière [...] ne fait que
changer de forme, elle se corrompt, et voilà déjà une preuve du
mouvement qu’elle conserve : elle fournit des sucs à la terre, la
fertilise [...] » Que déduire d’un tel propos ? La Nature sadienne est
un jeu de forces obscures, impulsives, énergétiques ; les créatures
humaines ne sont que moments particuliers où ces différentes forces,
grâce à un suppôt, s’incarnent. Les créatures ne sont que « phases
changeantes ». Retenons ce point qui fascine notre commentateur chez le
marquis. Seul le mouvement en tant que forces est réel. C’est le
mouvement qui est déterminant en dernière instance - qui est cause
absolue. Les créatures ne sont qu’accidents, conséquences de ces flux
réalisés. <br />
<br />
C : Sade introduit la question de l’apathie à partir du rapport au
prochain - rapport modifié par sa nouvelle conceptualisation du
mouvement éternel de la Nature sans but. <br />
Renaturaliser la cruauté, c’est-à-dire la réarticuler dans le système de
l’univers vidé de toute présence divine, aboutit « à nier la réalité du
prochain [...] (à) vider la notion du prochain de son contenu ».
L’erreur de Sade théologien était de convertir en son contraire l’amour
du prochain. Il affirmait la haine de ce même prochain - une haine qui
procédait de celle adressée à Dieu. La haine du prochain - son amour
inversé donc ambivalent - maintenait la réalité d’autrui et de soi-même
pris, tous deux, dans une dialectique imaginaire. D’où cette question :
Comment, pour affirmer un strict matérialisme, en finir avec la
catégorie [morale] du prochain et donc avec son moi ? Sade commence -
c’est une étape de sa pensée - par établir « entre le moi et l’autre une
réciprocité négative ». Dans les termes du miroir, il s’agit de rompre
les effets de miroir : « Que sont, je vous le demande, toutes les
créatures de la terre vis-à-vis d’un seul de nos désirs ? et par quelle
raison me priverais-je du plus léger de ces désirs pour plaire à une
créature qui ne m’est rien et qui ne m’intéresse en rien [...] » L’autre
ne doit plus être un frein, une entité qui arrête et limite. Face au
désir, il n’est rien. « De là résulte que si l’autre n’est rien pour
moi, non seulement je ne suis plus rien pour lui, mais rien non plus à
l’égard de ma propre conscience, et tant s’en faut que la conscience
soit encore mienne. » Il fallait parvenir à détruire la propriété du moi
sur sa conscience - « [...] si je romps avec autrui sur le plan moral,
j’aurai rompu sur le plan de l’existence même avec ma propriété [...] » <br />
La négation de Dieu, en tant que garant du moi responsable et du
prochain à respecter voire à aimer, ne suffit pas. C’est le moi - et le
prochain - qu’il faut détruire radicalement. Sade ira jusqu’à mettre en
cause le principe normatif de l’individuation pour donner libre
carrières aux forces dissolvantes [...] ». Les forces ne sont plus
seulement obscures et impulsives, elles aussi une fonction de
dissolution. Et que dissolvent-elles ? Le lieu même où elles s’exercent,
puisqu’elles sont forces psychiques, soit le moi en tant que siège
explicite de la conscience réflexive et de la pensée. Opter pour ces
forces - mouvement éternel dans la vie psychique du sujet -, c’est
choisir « les perversions, les anomalies, donc les émergences, dans
l’individu, de la polymorphie sensible, aux dépens de laquelle
l’individuation consciente s’est effectuée dans les êtres ». Voilà
pourquoi la perversion - l’anomalie par rapport à la norme de la raison -
intéresse autant Klossowski dans sa lecture de Sade. Le commentateur
trouve chez le marquis la place de la perversion. Elle réalise, au cas
par cas, l’affirmation de la « polymorphie sensible » soit la présence
incarnée des forces impulsives lorsqu’elles ne sont plus centrées,
élaborées, ficelées par le moi de la conscience. La perversion est le
nom des forces individuées qui mettent en cause l’unité du moi rationnel
dont Dieu était le garant et le prochain le double imaginaire. La
perversion, à ce titre, fait exploser Dieu, le prochain et le moi - les
fait exploser non plus grâce à l’idée, mais par la pratique privée. La
perversion est le surgissement du mouvement éternel de destruction «
dans l’individu » - en son cœur. <br />
La perversion chez Sade est avant tout une écriture qui l’énonce en la
décrivant dans ses postures commentées par ses propres agents de
réalisation. Il y a cette coprésence des postures décrites et des
raisonnements argumentés qui, tout à la fois, les légitiment en doctrine
et les trouent comme images closes et réflexives. D’où cette
contradiction que le texte du marquis, pris à lettre, consigne : La
perversion n’est une anomalie que pour le discours de la raison. C’est
pourquoi Sade maintient, dans ses textes, la logique rationnelle
d’exposition et la langue classique du XVIIIè. La perversion en tant
qu’anomalie de la raison sera toujours posée comme négative. La raison
ne saurait rendre compte du contenu positif des perversions. Le paradoxe
est là. La perversion est pure positivité puisqu’elle réalise le
surgissement des forces impulsives, mais, à être dite, elle prend statut
négatif dans la parole de raison. C’est le drame du sujet Sade - son
rapport à la pensée rationnelle : Les « forces hostiles à
l’individuation », à être énoncées, se trouvent « inversées dans le
discours qui requiert le suppôt ». Le drame de Sade est cette
contradiction entre la raison universalisante par définition et le cas
particulier de l’anomalie. Comment traduire dans les termes de la
communication universelle et dûment partagée ce qui détruit, de fait,
toute unité - y compris le moi de la pensée qui réalise, pour un
individu, la raison commune partagée ? <br />
Ce malentendu, les personnages de la fiction - en tant qu’ils
présentifient les contradictions du marquis - ne cessent de le proclamer
dans leurs dialogues et échanges. Le libertin qui clame : « Que sont
toutes les créatures de la terre vis-à-vis d’un seul de nos désirs ? »,
s’interroge sur le désir comme celui d’une entité individuée, alors qu’à
se manifester il détruirait cette unité du moi. Il est d’emblée « le
jouet d’une impulsion ». Comme le note Klossowski, « l’impulsion du
désir peut prêter son caractère absolu à l’individu qui à son tour prête
son langage au désir sans parole ». Reprenons les termes et notamment
le chiasme qui les articule : le désir est sans parole, il est le nom de
ce qui se manifeste pour le sujet comme forces; en retour le langage,
lui, exclut ces mêmes forces. Le désir fait taire, il surgit comme
l’impossible de la parole articulée - il est son envers sans forme ni
nom ayant valence de réel. <br />
Et l’apathie ? La morale de l’apathie est une « thérapeutique » qui doit
« obtenir ce renoncement à la réalité de soi-même ». L’apathie est
moyen pour en finir avec le moi comme instance de limitation et
d’enfermement des forces obscures. Le moi filtre les impulsions. Mais
comment se manifeste le surgissement des forces dans le moi ? « Par les
images, préalables aux actes, qui nous incitent à agir ou à subir, comme
par les images des actes commis qui nous reviennent et font se remordre
la conscience tant que les impulsions oisives la reconstituent. » D’où
la nécessité de substituer les actes aux images : c’est l’acte de
sang-froid - « faire à l’instant de sang-froid, la même chose qui, faite
dans l’ivresse a pu nous donner du remords » dit Sade. Une difficulté
surgit. Si le crime de sang-froid est accompli, il nécessite la présence
d’autrui sur lequel il s’exerce ; or autrui et le moi doivent être
détruits. « Si l’autre n’est plus rien pour moi, ni moi-même rien pour
l’autre, comment s’exerceront ces actes à partir d’un rien sur un autre
rien ? Pour que ce rien ne soit jamais à nouveau rempli par la réalité
de l’autre et de moi-même, ni par la jouissance ni par le remords, il me
faut disparaître dans une réitération sans fin d’actes [...] » Si
l’acte est suspendu, la réalité de l’autre fait retour en ceci que c’est
l’image préalable qui reprend ses droits. Il y a chez Sade une
opposition entre l’acte et la pensée, entre le crime actif et l’image
passive. Le crime, l’acte purs réaliseraient le jeu des forces
impulsives alors que l’image et la pensée iraient en sens contraire. Par
l’acte, il s’agit de court-circuiter tout retour possible de l’image en
tant que chiffrage soit comme remords soit comme jouissance voluptueuse
éprouvée. Sade ne résout pas cette contradiction. Son mérite
exceptionnel est de l’avoir isolée et mise en scène. Cette contradiction
est le point ultime de l’avancée de sa pensée - son point de réel
indépassable. <br />
Notre commentateur résume ce cheminement : « Pour dépasser la notion du
mal, conditionnée par le degré de réalité accordée à autrui, nous
l’avons vu porter l’exaltation du moi à son comble [le modèle en étant
l’empathie négative de Saint-Fond]; mais le comble de cette exaltation
devait être dans l’apathie où le moi s’abolit en même temps que l’autre,
où la jouissance se dissocie de la destruction, où enfin la destruction
s’identifie à la pureté du désir. » Virtuellement la boucle serait
bouclée. Le libertin reproduirait dans sa pratique même les lois de la
Nature. Il se réaliserait en détruisant ses propres œuvres. Le libertin
s’annulerait, grâce à l’apathie, comme unité. Le rêve - ou mieux le
mythe - de Sade trouve là son coup de butoir le plus vif contre les
formes de la raison et de la conscience qui doit la réaliser : Produire
un sujet sans affect, sans remords ou plaisir - un sujet qui
n’éprouverait plus rien et qui se réduirait au réel d’un acte sans cesse
réitéré. Le crime pur, l’acte pur désignent un crime ou un acte hors
signifiant. Le héros apathique n’est plus un parlêtre, mais un sujet
parvenu à s’abolir, à se déconnecter du signifiant qui en sa logique le
détermine comme effet. Le libertin apathique serait pur réel - absolu
être pur vidé désormais de toute pensée ou raison. Le matérialisme
trouverait son point de réalisation. Aucun sujet ne peut porter
subjectivement témoignage de ce point. Tout au plus peut-il en
construire un mythe. <br />
<br />
<br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhtmTyet7hHyoGc5hE8Z_lqfayGwvLLuZn51SNp5WqZ0O6r98ilnlsNA6VZqq5P5LYFHVyFL4Q2h81ma11sVuWw-c4M4OmTMMw1YEU7OP5Bu6nQh2WE1D3Gj6E_2uR3mVk_SAcIuHZLu4M/s1600/Sade-debauche.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><br /></a></div>
Castanet, Sade, le mal, la perversion <br />
voir l´article complet sur<br />
http://section-clinique.org/dossiers-etudes_psychanalytiques-herve_castanet-hcastanetsadele_malla_perversion<br />
<br />Antonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-47853824860244446282012-01-15T17:24:00.000-08:002012-01-15T17:32:58.987-08:00Sade par Camus<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjgnD9RlWnCujXlbkf62AfDfgCqAJtNPFz3mp55edChv88hW8wDyiVC9ARi8OLL6VfgB1IbWjSM529Ksa486678LVKoREeBA9ba3Rspv-rGugE8Tf9W1ZXNLEA2ZIF-2knXj7-TpaM3TQI/s1600/albert-camus.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 320px; height: 214px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjgnD9RlWnCujXlbkf62AfDfgCqAJtNPFz3mp55edChv88hW8wDyiVC9ARi8OLL6VfgB1IbWjSM529Ksa486678LVKoREeBA9ba3Rspv-rGugE8Tf9W1ZXNLEA2ZIF-2knXj7-TpaM3TQI/s320/albert-camus.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5698036738706719362" /></a><br /><br />Historiquement, la première offensive cohérente est celle de Sade, qui rassemble en une seule et énorme machine de guerre les arguments de la pensée libertine jusqu'au curé Meslier et Voltaire. Sa négation est aussi, cela va de soi, la plus extrême. De la révolte, Sade ne tire que le non absolu. Vingt-sept années de prison ne font pas en effet une intelligence conciliante. Une si longue claustration engendre des valets ou des tueurs et parfois, dans le même homme, les deux. Si l'âme est assez forte pour édifier, au coeur du bagne, une morale qui ne soit pas celle de la soumission, il s'agira, la plupart du temps, d'une morale de domination. Toute éthique de la solitude suppose la puissance. À ce titre, dans la mesure où traité de façon atroce par la société, il y ré-pondit d'atroce façon, Sade est exemplaire. L'écrivain, malgré quelques cris heureux, et les louanges inconsidérées de nos contemporains, est secondaire. Il est admiré aujourd'hui, avec tant d'ingénuité, pour des raisons où la littérature n'a rien à voir.<br />On exalte en lui le philosophe aux fers, et le premier théoricien de la révolte absolue. Il pouvait l'être en effet. Au fond des prisons, le rêve est sans limites, la réalité ne freine rien. L'intelligence dans les chaînes perd en lucidité ce qu'elle gagne en fureur. Sade n'a connu qu'une logique, celle des sentiments. Il n'a pas fondé une philosophie, mais poursuivi [55] le rêve monstrueux d'un persécuté. Il se trouve seulement que ce rêve est prophétique. La revendication exaspérée de la liberté a mené Sade dans l'empire de la servitude ; sa soif démesurée d'une vie désormais interdite s'est assouvie, de fureur en fureur, dans un rêve de destruction universelle. En ceci au moins, Sade est notre contemporain. Suivons-le dans ses négations successives.<br /><br />Un homme de lettres.<br />Sade est-il athée ? Il le dit, on le croit, avant la prison, dans le Dia-logue entre un prêtre et un moribond ; on hésite ensuite devant sa fureur de sacrilège. L'un de ses plus cruels personnages, Saint-Fond, ne nie nullement Dieu. Il se borne à développer une théorie gnostique du méchant démiurge et à en tirer les conséquences qui conviennent. Saint-Fond, dit-on, n'est pas Sade. Non, sans doute. Un personnage n'est jamais le romancier qui l'a créé. Il y a des chances, cependant, pour que le romancier soit tous ses personnages à la fois. Or, tous les athées de Sade posent en principe l'inexistence de Dieu pour cette raison claire que son existence supposerait chez lui indifférence, méchanceté ou cruauté. La plus grande oeuvre de Sade se termine sur une démonstration de la stupidité et de la haine divines. L'innocente Justine court sous l'orage et le criminel Noirceuil jure qu'il se convertira si elle est épargnée par la foudre céleste. La foudre poignarde Justine, Noirceuil triomphe, et le crime de l'homme continuera de répondre au crime divin. Il y a ainsi un pari libertin qui est la réplique du pari pascalien.<br />L'idée, au moins, que Sade se fait de Dieu est donc celle d'une divinité criminelle qui écrase [56] l'homme et le nie. Que le meurtre soit un attribut divin se voit assez, selon Sade, dans l'histoire des religions. Pourquoi l'homme serait-il alors vertueux ? Le premier mouve-ment du prisonnier est de sauter dans la conséquence extrême. Si Dieu tue et nie l'homme, rien ne peut interdire qu'on nie et tue ses semblables. Ce défi crispé ne ressemble en rien à la négation tranquille qu'on trouve encore dans le Dialogue de 1782. Il n'est ni tranquille, ni heureux, celui qui s'écrie : « Rien n'est à moi, rien n'est de moi » et qui conclut : « Non, non, et la vertu et le vice, tout se confond dans le cercueil. » L'idée de Dieu est selon lui la seule chose « qu'il ne puisse par-donner à l'homme ». Le mot pardonner est déjà singulier chez ce professeur de tortures. Mais c'est à lui-même qu'il ne peut pardonner une idée que sa vue désespérée du monde, et sa condition de prisonnier, réfutent absolument. Une double révolte va désormais conduire le raisonnement de Sade : contre l'ordre du monde et contre lui-même. Comme ces deux révoltes sont contradictoires partout ailleurs que dans le coeur bouleversé d'un persécuté, son raisonnement ne cesse jamais d'être ambigu ou légitime, selon qu'on l'étudie dans la lumière de la logique ou dans l'effort de la compassion.<br />Il niera donc l'homme et sa morale puisque Dieu les nie. Mais il nie-ra Dieu en même temps qui lui servait de caution et de complice jus-qu'ici. Au nom de quoi ? Au nom de l'instinct le plus fort chez celui que la haine des hommes fait vivre entre les murs d'une prison : l'instinct sexuel. Qu'est cet instinct ? Il est, d'une part, le cri même de la natu-re 6, et, d'autre part, l'élan aveugle qui exige la possession totale des êtres, au prix même de leur destruction. [57] Sade niera Dieu au nom de la nature - le matériel idéologique de son temps le fournit alors en discours mécanistes - et il fera de la nature une puissance de destruc-tion. La nature, pour lui, c'est le sexe ; sa logique le conduit dans un univers sans loi où le seul maître sera l'énergie démesurée du désir. Là est son royaume enfiévré, où il trouve ses plus beaux cris : « Que sont toutes les créatures de la terre vis-à-vis d'un seul de nos désirs ! » Les longs raisonnements où les héros de Sade démontrent que la natu-re a besoin du crime, qu'il lui faut détruire pour créer, qu'on l'aide donc à créer dès l'instant où l'on détruit soi-même, ne visent qu'à fonder la liberté absolue du prisonnier Sade, trop injustement com-primé pour ne pas désirer l'explosion qui fera tout sauter. En cela, il s'oppose à son temps : la liberté qu'il réclame n'est pas celle des prin-cipes, niais des instincts.<br />6 Les grands criminels de Sade s'excusent de leurs crimes sur ce qu'ils sont pourvus d'appétits sexuels démesurés contre lesquels ils ne peuvent rien.<br />Sade a rêvé sans doute d'une république universelle dont il nous fait exposer le plan par un sage réformateur, Zamé. Il nous montre ainsi qu'une des directions de la révolte dans la mesure où, son mou-vement s'accélérant, elle supporte de moins en moins de limites, est la libération du monde entier. Mais tout en lui contredit ce rêve pieux. Il n'est pas l'ami du genre humain, il hait les philanthropes. L'égalité dont il parle parfois est une notion mathématique : l'équivalence des objets que sont les hommes, l'abjecte égalité des victimes. Celui qui pousse son désir jusqu'au bout, il lui faut tout dominer, son véritable accomplissement est dans la haine. La république de Sade n'a pas la liberté pour principe, mais le libertinage. « La justice, écrit ce singu-lier démocrate, n'a pas d'existence réelle. Elle est la divinité de tou-tes les passions. »<br />Rien de plus révélateur à cet égard que le fameux libelle, lu par Dolmancé dans la Philosophie du Boudoir, [58] et qui porte un titre curieux : Français, encore un effort si vous voulez être républicains. Pierre Klossowski 7 a raison de le souligner, ce libelle démontre aux révolutionnaires que leur république repose sur le meurtre du roi de droit divin et qu'en guillotinant Dieu le 21 janvier 1793, ils se sont in-terdit à jamais la proscription du crime et la censure des instincts malfaisants. La monarchie, en même temps qu'elle-même, maintenait l'idée de Dieu qui fondait les lois. La République, elle, se tient debout toute seule et les moeurs doivent y être sans commandements. Il est pourtant douteux que Sade, comme le veut Klossowski, ait eu le senti-ment profond d'un sacrilège et que cette horreur quasi religieuse l'ait conduit aux conséquences qu'il énonce. Bien plutôt tenait-il ses consé-quences d'abord et a-t-il aperçu ensuite l'argument propre à justifier la licence absolue des moeurs qu'il voulait demander au gouvernement de son temps. La logique des passions renverse l'ordre traditionnel du raisonnement et place la conclusion avant les prémisses. Il suffit pour s'en convaincre d'apprécier l'admirable succession de sophismes par lesquels Sade, dans ce texte, justifie la calomnie, le vol et le meurtre, et demande qu'ils soient tolérés dans la cité nouvelle.<br />Pourtant, c'est alors que sa pensée est le plus profonde. Il refuse, avec une clairvoyance exceptionnelle en son temps, l'alliance présomp-tueuse de la liberté et de la vertu. La liberté, surtout quand elle est le rêve du prisonnier, ne peut supporter de limites. Elle est le crime ou elle n'est plus la liberté. Sur ce point essentiel, Sade n'a jamais varié. Cet homme qui n'a prêché que des contradictions ne retrouve une co-hérence, et la plus absolue, qu'en ce qui concerne la peine capitale. Amateur [59] d'exécutions raffinées, théoricien du crime sexuel, il n'a jamais pu supporter le crime légal, « Ma détention nationale, la guillotine sous les yeux, m'a fait cent fois plus de mal que ne m'en avaient fait toutes les Bastilles imaginables. » Dans cette horreur, il a puisé le courage d'être publiquement modéré pendant la Terreur et d'intervenir généreusement en faveur d'une belle-mère qui pourtant l'avait fait embastiller. Quelques années plus tard, Nodier devait ré-sumer clairement, sans le savoir peut-être, la position obstinément défendue par Sade : « Tuer un homme dans le paroxysme d'une pas-sion, cela se comprend. Le faire tuer par un autre dans le calme d'une méditation sérieuse, et sous le prétexte d'un ministère honorable, cela ne se comprend pas. » On trouve ici l'amorce d'une idée qui sera déve-loppée encore par Sade : celui qui tue doit payer de sa personne. Sade, on le voit, est plus moral que nos contemporains.<br />Mais sa haine pour la peine de mort n'est d'abord que la haine d'hommes qui croient assez à leur vertu ou à celle de leur cause, pour oser punir, et définitivement, alors qu'ils sont eux-mêmes criminels. On ne peut à la fois choisir le crime pour soi et le châtiment pour les autres. Il faut ouvrir les prisons ou faire la preuve, impossible, de sa vertu. À partir du moment où l'on accepte le meurtre, serait-ce une seule fois, il faut l'admettre universellement. Le criminel qui agit selon la nature ne peut, sans forfaiture, se mettre du côté de la loi. « Enco-re un effort si vous voulez être républicains » veut dire : « Acceptez la liberté du crime, seule raisonnable, et entrez pour toujours en in-surrection comme on entre dans la grâce. » La soumission totale au mal débouche alors dans une horrible ascèse qui devait épouvanter la ré-publique des lumières et de la bonté naturelle. Celle-ci, dont la [60] première émeute, par une coïncidence significative, avait brûlé le ma-nuscrit des Cent vingt journées de Sodome, ne pouvait manquer de dé-noncer cette liberté hérétique et jeter à nouveau entre quatre murs un partisan si compromettant. Elle lui donnait, du même coup, l'affreu-se occasion de pousser plus loin sa logique révoltée.<br />La république universelle a pu être un rêve pour Sade, jamais une tentation. En politique, sa vraie position est le cynisme. Dans sa Socié-té des Amis du crime, on se déclare ostensiblement pour le gouverne-ment et ses lois, qu'on se dispose pourtant à violer. Ainsi, les soute-neurs votent pour le député conservateur. Le projet que Sade médite suppose la neutralité bienveillante de l'autorité. La république du cri-me ne peut être, provisoirement du moins, universelle. Elle doit faire mine d'obéir à la loi. Pourtant, dans un monde sans autre règle que cel-le du meurtre, sous le ciel du crime, au nom d'une criminelle nature, Sade n'obéit en réalité qu'à la loi inlassable du désir. Mais désirer sans limites revient aussi à accepter d'être désiré sans limites. La li-cence de détruire suppose qu'on puisse être soi-même détruit. Il fau-dra donc lutter et dominer. La loi de ce monde n'est rien d'autre que celle de la force ; son moteur, la volonté de puissance.<br />L'ami du crime ne respecte réellement que deux sortes de puissan-ces, celle, fondée sur le hasard de la naissance, qu'il trouve dans sa société, et celle où se hisse l'opprimé, quand, à force de scélératesse, il parvient à égaler les grands seigneurs libertins dont Sade fait ses héros ordinaires. Ce petit groupe de puissants, ces initiés, savent qu'ils ont tous les droits. Qui doute, même une seconde, de ce redou-table privilège est aussitôt rejeté du troupeau, et redevient victime. On aboutit alors à une sorte de blanquisme moral où un petit groupe d'hommes et de femmes, [61] parce qu'ils détiennent un étrange sa-voir, se placent résolument au-dessus d'une caste d'esclaves. Le seul problème, pour eux, consiste à s'organiser pour exercer, dans leur plé-nitude, des droits qui ont l'étendue terrifiante du désir.<br />Ils ne peuvent espérer s'imposer à tout l'univers tant que l'univers n'aura pas accepté la loi du crime. Sade n'a même jamais cru que sa nation consentirait l'effort supplémentaire qui la ferait « républicai-ne ». Mais si le crime et le désir ne sont pas la loi de tout l'univers, s'ils ne règnent pas au moins sur un territoire défini, ils ne sont plus principes d'unité, mais ferments de conflit. Ils ne sont plus la loi et l'homme retourne à la dispersion et au hasard. Il faut donc créer de toutes pièces un monde qui soit à la mesure exacte de la nouvelle loi. L'exigence d'unité, déçue par la Création, se satisfait à toute force dans un microcosme. La loi de la puissance n'a jamais la patience d'at-teindre l'empire du monde. Il lui faut délimiter sans tarder le terrain où elle s'exerce, même s'il faut l'entourer de barbelés et de miradors.<br />Chez Sade, elle crée des lieux clos, des châteaux à septuple en-ceinte, dont il est impossible de s'évader, et où la société du désir et du crime fonctionne sans heurts, selon un règlement implacable. La révolte la plus débridée, la revendication totale de la liberté aboutit à l'asservissement de la majorité. L'émancipation de l'homme s'achève, pour Sade, dans ces casemates de la débauche où une sorte de bureau politique du vice règle la vie et la mort d'hommes et de femmes entrés à tout jamais dans l'enfer de la nécessité. Son oeuvre abonde en des-criptions de ces lieux privilégiés où, chaque fois, les libertins féodaux, démontrant aux victimes assemblées leur impuissance et leur servitu-de absolues, reprennent le discours du duc de Blangis au petit peuple des Cent [62] vingt journées de Sodome : « Vous êtes déjà mortes au monde. »<br />Sade habitait de même la tour de la Liberté, mais dans la Bastille. La révolte absolue s'enfouit avec lui dans une forteresse sordide d'où personne, persécutés ni persécuteurs, ne peut sortir. Pour fonder sa liberté, il est obligé d'organiser la nécessité absolue. La liberté illimitée du désir signifie la négation de l'autre, et la suppression de la pitié. Il faut tuer le coeur, cette « faiblesse de l'esprit » ; le lieu clos et le règlement y pourvoiront. Le règlement, qui joue un rôle capital dans les châteaux fabuleux de Sade, consacre un univers de méfiance. Il aide à tout prévoir afin qu'une tendresse ou une pitié imprévue ne viennent déranger les plans du bon plaisir. Curieux plaisir, sans doute, qui s'exerce au commandement. « On se lèvera tous les jours à dix heures du matin... » ! Mais il faut empêcher que la jouissance dégénère en attachement, il faut la mettre entre parenthèses et la durcir. Il faut encore que les objets de jouissance n'apparaissent jamais comme des personnes. Si l'homme est « une espèce de plante absolument matérielle », il ne peut être traité qu'en objet, et en objet d'expérience. Dans la république barbelée de Sade, il n'y a que des mécaniques et des mécaniciens. Le règlement, mode d'emploi de la mécanique, donne sa place à tout. Ces couvents infâmes ont leur règle, significativement copiée sur celle des communautés religieuses. Le libertin se livrera ainsi à la confession publique. Mais l'indice change : « Si sa conduite est pure, il est blâmé. »<br />Sade, comme il est d'usage en son temps, bâtit ainsi des sociétés idéales. Mais à l'inverse de son temps, il codifie la méchanceté naturelle de l'homme. Il construit méticuleusement la cité de la puissance et de la haine, en précurseur qu'il est, jusqu'à mettre en chiffres la liberté qu'il a conquise. Il résume alors [63] sa philosophie dans la froide comptabilité du crime : « Massacrés avant le 1er mars : 10. De-puis le 1er mars : 20. S'en retournent : 16. Total : 46. » Précurseur sans doute, mais encore modeste, on le voit.<br />Si tout s'arrêtait là, Sade ne mériterait que l'intérêt qui s'attache aux précurseurs méconnus. Mais une fois tiré le pont-levis, il faut vivre dans le château. Aussi méticuleux que soit le règlement, il ne par-vient à tout prévoir. Il peut détruire, non créer. Les maîtres de ces communautés torturées n'y trouveront pas la satisfaction qu'ils convoitent. Sade évoque souvent la « douce habitude du crime ». Rien ici, pourtant qui ressemble à la douceur ; plutôt une rage d'homme dans les fers. Il s'agit en effet de jouir, et le maximum de jouissance coïncide avec le maximum de destruction. Posséder ce qu'on tue, s'accoupler avec la souffrance, voilà l'instant de la liberté totale vers le-quel s'oriente toute l'organisation des châteaux. Mais dès l'instant où le crime sexuel supprime l'objet de volupté, il supprime la volupté qui n'existe qu'au moment précis de la suppression. Il faut alors se soumettre un autre objet et le tuer à nouveau, un autre encore, et après lui l'infinité de tous les objets possibles. On obtient ainsi ces mornes accumulations de scènes érotiques et criminelles dont l'aspect figé, dans les romans de Sade, laisse paradoxalement au lecteur le souvenir d'une hideuse chasteté.<br />Que viendrait faire, dans cet univers, la jouissance, la grande joie fleurie des corps consentants et complices ? Il s'agit d'une quête impossible pour échapper au désespoir et qui finit pourtant en désespoir, d'une course de la servitude à la servitude, et de la prison à la prison. Si la nature seule est vraie, si, dans la nature, seuls le désir et la destruction sont légitimes, alors de destruction en destruction, le règne humain lui-même ne suffisant plus à la soif du sang, il faut courir à l'anéantissement universel. Il [64] faut se faire, selon la formule de Sade, le bourreau de la nature. Mais cela même ne s'obtient pas si facilement. Quand la comptabilité est close, quand toutes les victimes ont été massacrées, les bourreaux restent face à face, dans le château solitaire. Quelque chose leur manque encore. Les corps torturés retournent par leurs éléments à la nature d'où renaîtra la vie. Le meurtre lui-même n'est pas achevé : « Le meurtre n'ôte que la première vie à l'individu que nous frappons ; il faudrait pouvoir lui arracher la seconde... » Sade médite l'attentat contre la création : « J'abhorre la nature... Je voudrais déranger ses plans, contrecarrer sa marche, arrêter la roue des astres, bouleverser les globes qui flottent dans l’espace, détruire ce qui la sert, protéger ce qui lui nuit, l'insulter en un mot dans ses oeuvres, et je n'y puis réussir. » Il a beau imaginer un mécanicien qui puisse pulvériser l'univers, il sait que, dans la poussière des globes, la vie continuera. L'attentat contre la création est impossible. On ne peut tout détruire, il y a toujours un reste. « Je n'y puis réussir... », cet univers implacable et glacé se détend soudain dans l'atroce mélancolie par laquelle, enfin, Sade nous touche quand il ne le voudrait pas. « Nous pourrions peut-être attaquer le soleil, en priver l'univers ou nous en servir pour embraser le monde, ce serait des cri-mes, cela... » Oui, ce serait des crimes, mais non le crime définitif. Il faut marcher encore ; les bourreaux se mesurent du regard.<br />Ils sont seuls, et une seule loi les régit, celle de la puissance. Puis-qu'ils l'ont acceptée alors qu'ils étaient les maîtres, ils ne peuvent plus la récuser si elle se retourne contre eux. Toute puissance tend à être unique et solitaire. Il faut encore tuer : à leur tour, les maîtres se déchireront. Sade aperçoit cette conséquence et ne recule pas. Un curieux stoïcisme [65] du vice vient éclairer un peu ces bas-fonds de la révolte. Il ne cherchera pas à rejoindre le monde de la tendresse et du compromis. Le pont-levis ne sera pas baissé, il acceptera l'anéantissement personnel. La force déchaînée du refus rejoint à son extrémité une acceptation inconditionnelle qui n'est pas sans grandeur. Le maître accepte d'être à son tour esclave et peut-être même le désire. « L'échafaud aussi serait pour moi le trône des voluptés. »<br />La plus grande destruction coïncide alors avec la plus grande affirmation. Les maîtres se jettent les uns sur les autres et cette oeuvre érigée à la gloire du libertinage se trouve « parsemée de cadavres de libertins frappés au sommet de leur génie 8 ». Le plus puissant, qui survivra, sera le solitaire, l'Unique, dont Sade a entrepris la glorification, lui-même en définitive. Le voilà qui règne enfin, maître et Dieu. Mais à l'instant de sa plus haute victoire, le rêve se dissipe. L'Unique se retourne vers le prisonnier dont les imaginations démesurées lui ont donné naissance ; il se confond avec lui. Il est seul en effet, emprisonné dans une Bastille ensanglantée, tout entière bâtie autour d'une jouissance encore inapaisée, mais désormais sans objet. Il n'a triomphé qu'en rêve et ces dizaines de volumes, bourrés d'atrocités et de philosophie, résument une ascèse malheureuse, une marche hallucinante du non total au oui absolu, un consentement à la mort enfin, qui transfigure le meurtre de tout et de tous en suicide collectif.<br />On a exécuté Sade en effigie ; il n'a tué de même qu'en imagination. Prométhée finit dans Onan. Il achèvera sa vie, toujours prison-nier, mais cette fois dans un asile, jouant des pièces sur une estrade de fortune, au milieu d'hallucinés. La satisfaction que l'ordre du monde ne lui donnait pas, le rêve et la [66] création lui en ont fourni un équivalent dérisoire. L'écrivain, bien entendu, n'a rien à se refuser. Pour lui, du moins, les limites s'écroulent et le désir peut aller jusqu'au bout. En ceci, Sade est l'homme de lettres parfait. Il a bâti une fiction pour se donner l'illusion d'être. Il a mis au-dessus de tout « le crime moral auquel on parvient par écrit ». Son mérite, incontestable, est d'avoir illustré du premier coup, dans la clairvoyance malheureuse d'une rage accumulée, les conséquences extrêmes d'une logique révoltée, quand elle oublie du moins, la vérité de ses origines. Ces conséquences sont la totalité close, le crime universel, l'aristocratie du cynisme et la volonté d'apocalypse. Elles se retrouveront bien des années après lui. Mais les ayant savourées, il semble qu'il ait étouffé dans ses propres impasses, et qu'il se soit seulement délivré dans la littérature. Curieusement, c'est Sade qui a orienté la révolte sur les chemins de l'art où le romantisme l'engagera encore plus avant. Il sera de ces écrivains dont il dit que « la corruption est si dangereuse, si active, qu'ils n'ont pour but en imprimant leur affreux système que d'étendre au-delà de leurs vies l'a somme de leurs crimes ; ils n'en peuvent plus faire, mais leurs maudits, écrits en feront commettre, et cette douce idée qu'ils emportent au tombeau les console de l'obligation où les met la mort de renoncer à ce qui est ». Son oeuvre révoltée témoigne ainsi de sa soif de survie. Même si l'immortalité qu'il convoite est celle de Caïn, il la convoite au moins, et témoigne malgré lui pour le plus vrai de la révolte métaphysique.<br />Au reste, sa postérité même oblige à lui rendre hommage. Ses héritiers ne sont pas tous écrivains. Assurément, il a souffert et il est mort pour échauffer l'imagination des beaux quartiers et des cafés littéraires. Mais ce n'est pas tout. Le succès de Sade à notre époque s'explique par un rêve qui lui est [67] commun avec la sensibilité contemporaine : la revendication de la liberté totale, et la déshumanisation opérée à froid par l'intelligence. La réduction de l'homme en objet d'expérience, le règlement qui précise les rapports de la volonté de puissance et de l'homme objet, le champ clos de cette monstrueuse expérience, sont des leçons que les théoriciens de la puissance retrouveront, lorsqu'ils auront à organiser le temps des esclaves.<br />Deux siècles à l'avance, sur une échelle réduite, Sade a exalté les sociétés totalitaires au nom de la liberté frénétique que la révolte en réalité ne réclame pas. Avec lui commencent réellement l'histoire et la tragédie contemporaines. Il a seulement cru qu'une société basée sur la liberté du crime devait aller avec la liberté des moeurs, comme si la servitude avait ses limites. Notre temps s'est borné à fondre curieusement son rêve de république universelle et sa technique d'avilissement. Finalement ce qu'il haïssait le plus, le meurtre légal, a pris à son compte les découvertes qu'il voulait mettre au service du meurtre d'instinct. Le crime, dont il voulait qu'il fût le fruit exceptionnel et délicieux du vice déchaîné, n'est plus aujourd'hui que la morne habitude d'une vertu devenue policière. Ce sont les surprises de la littérature.<br /><br />Albert Camus, L’HOMME RÉVOLTÉ. (1951) <br />voir l´intégrale http://classiques.uqac.ca/classiques/camus_albert/homme_revolte/camus_homme_revolte.pdfAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-12682994625917167972012-01-15T16:14:00.000-08:002012-01-15T16:18:49.303-08:00Sade, Histoire de Juliette<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjoh3zkLEQ-X3BrGSqzG_32C2XxDzO0jtwvVKusbeUeLcua2A_drPi-dz6ZlRb67mIQuvi7heho2iCmGMDxynafVaTgCJD0JabKamZUI7haYcnzpha-w3rYXqqvjt5lwTqU95Wn-8Bs9hQ/s1600/SADE+%2528Les+prosp%25C3%25A9rit%25C3%25A9s+du+vice%252C+446%2529.JPG"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 190px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjoh3zkLEQ-X3BrGSqzG_32C2XxDzO0jtwvVKusbeUeLcua2A_drPi-dz6ZlRb67mIQuvi7heho2iCmGMDxynafVaTgCJD0JabKamZUI7haYcnzpha-w3rYXqqvjt5lwTqU95Wn-8Bs9hQ/s320/SADE+%2528Les+prosp%25C3%25A9rit%25C3%25A9s+du+vice%252C+446%2529.JPG" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5698017342771164146" /></a><br /><br /><br />- Il est bien certain, dit Cornaro, que je n'admets absolument rien de respectable parmi les hommes, et cela par la grande raison que tout ce que les hommes ont fait n'est absolument chez eux que l'ouvrage de l'intérêt et des préjugés. Y a-t-il un seul homme au monde qui puisse légitimement assurer qu'il en sait plus que moi ? Quand une fois on ne croit plus à la religion, et par conséquent aux imbéciles confidences d'un Dieu avec les hommes, tout ce qui vient de ces mêmes hommes doit être soumis à l'examen, et livré sur-le-champ au plus vil mépris, si la nature m'inspire de fouler aux pieds ces mensonges. Dès qu'il sera donc prouvé qu'en religion, en morale et en politique, nul homme ne peut en avoir appris plus que moi, je puis, de ce moment, être aussi savant que lui, et rien de ce qu'il m'annonce, dès lors, ne peut plus être respecté de moi. Aucun être n'a le droit despotique de me soumettre à ce qu'il a dit ou pensé ; et à quelque point que j'enfreigne ces rêveries humaines, il n'est aucun individu sur la terre qui puisse acquérir le droit de m'en blâmer ou de m'en punir. Dans quel gouffre d'erreurs ou d'imbécillités nous plongerions-nous, si tous les hommes suivaient aveuglément ce qu'il a plu à d'autres hommes d'établir ? Et par quelle incroyable injustice nommerez-vous moral ce qui vient de vous, immoral ce qui vient de moi ? A qui nous en rapporterons-nous, pour savoir de quel côté se trouve la raison ?<br /> Mais, objecte-t-on, il y a des choses si visiblement infâmes qu'il est impossible de douter de leur danger ou de leur horreur. Pour moi, j'avoue sincèrement que je ne connais aucune action de ce genre... aucune qui, conseillée par la nature, n'ait fait autrefois la base de quelques coutumes anciennes ; aucune enfin qui, n'étant assaisonnée de quelques attraits, ne devienne, par cela seul, légitime et bonne. D'où je conclus qu'il n'en est pas une seule à laquelle on doive résister, pas une qui ne soit utile, pas une enfin qui n'ait eu pour elle la sanction de quelques peuples.<br /> Mais, vous dit-on imbécilement encore, puisque vous êtes né dans ce climat-ci, vous devez en respecter les usages. Pas un mot : il est absurde à vous de vouloir me persuader que je doive souffrir des torts de ma naissance ; je suis tel que la nature m'a formé ; et s'il existe une contrariété entre mes penchants et les lois de mon pays, ce tort, appartenant uniquement à la nature, ne doit jamais m'être imputé...<br /> Mais, ajoute-t-on encore, nous nuirez à la société, si l'on ne vous en soustrait. Platitudes que cela ! Abandonnez vos stupides freins, et donnez également à tous les êtres le droit de se venger du tort qu'ils reçurent : vous n'aurez plus besoin du code, vous n'aurez plus besoin du sot calcul de ces pédants boursouflés, plaisamment nommés criminalistes, qui, pesant lourdement, dans la balance de leur ineptie, des actions incomprises de leur sombre génie, ne veulent pas sentir que quand la nature a des roses pour nous, elle ne peut nécessairement avoir que des chardons pour eux.<br /> Abandonnez l'homme à la nature, elle le conduira beaucoup mieux que vos lois. Détruisez surtout ces vastes cités, où l'entassement des vices vous contraint à des lois répressives. Quelle nécessité y a-t-il que l'homme vive en société ? Rendez-le au sein des agrestes forêts qui le virent naître, et laissez-lui faire là tout ce qui pourra lui plaire : ses crimes alors, aussi isolés que lui, n'auront plus nul inconvénient, et vos freins deviendront inutiles. L'homme sauvage ne connaît que deux besoins : celui de foutre, et celui de manger ; tous deux lui viennent de la nature : rien de ce qu'il fera, pour parvenir à l'un ou l'autre de ces besoins, ne saurait être criminel. Tout ce qui fait naître en lui des passions différentes n'est dû qu'à la civilisation et la société. Or, dès que ces nouveaux délits ne sont le fruit que des circonstances, qu'ils deviennent inhérents à la manière d'être de l'homme social, de quel droit, je vous prie, les lui reprocherez-vous ?<br /> Voilà donc les deux seules espèces de délits auxquels l'homme peut être sujet : 1° Ceux que l'état de sauvage lui impose : or, n'y aura-t-il pas de la folie, à vous, de le punir de ceux-là ? 2° Ceux que sa réunion aux autres hommes lui inspire : ne serait-il pas plus extravagant encore de sévir contre ceux-là ? Que vous reste-t-il donc à faire, hommes ignorants et stupides, lorsque vous voyez commettre des crimes ? Vous devez admirer et vous taire ; admirer... très certainement, car rien n'est intéressant, rien n'est beau comme l'homme que ses passions entraînent ; vous taire... bien plus sûrement encore, car ce que vous voyez est l'ouvrage de la nature, qui ne doit vous inspirer pour elle que du respect et du silence.<br /> A l'égard de ce qui me regarde, je conviens avec vous, mes amies, qu'il n'existe pas au monde un homme plus immoral que moi ; il n'est pas un seul frein que je n'aie brisé, pas un principe dont je ne me sois affranchi, pas une vertu que je n'aie outragée, pas un seul crime que je n'aie commis ; et, je dois l'avouer, ce n'est jamais qu'au bouleversement constaté de toutes les conventions sociales, de toutes les lois humaines, que j'ai vraiment senti la luxure palpiter dans mon cœur et l'embraser de ses feux divins. Je bande à toutes les actions criminelles ou féroces ; je banderais à assassiner sur les grands chemins ; je banderais à exercer le métier de bourreau. Eh ! pourquoi donc se refuser ces actions, dès qu'elles apportent à nos sens un trouble aussi voluptueux ?<br /> - Ah ! dit Laurentia... assassiner sur les grands chemins !<br /> - Assurément. C'est une violence : toute violence agite les sens ; toute émotion, dans le genre nerveux, dirigée par l'imagination, réveille essentiellement la volupté. Si donc je bande à aller assassiner un homme sur le grand chemin, cette action ayant le même principe que celle qui me fait déboutonner ma culotte ou trousser une jupe, doit être excusée comme elle, et je la commettrai dès lors avec la même indifférence, mais cependant avec plus de plaisir, parce qu'elle a quelque chose de plus irritant.<br /> - Comment, dit ma compagne, jamais l'idée d'un Dieu n'arrêta tes écarts ?<br /> - Ah ! ne me parle pas de cette indigne chimère ! Je n'avais pas douze ans qu'elle était déjà l'objet de ma dérision. Je ne concevrai jamais que des hommes sensés pussent s'arrêter un moment à cette fable dégoûtante que le cœur abjure, que la raison désavoue, et qui ne peut trouver de partisans que parmi des sots, des fripons ou des fourbes. S'il était vrai qu'il y eût un Dieu, maître et créateur de l'univers, ce serait, incontestablement, d'après les notions reçues par ses sectateurs, l'être le plus bizarre, le plus cruel, le plus méchant et le plus sanguinaire ; et, de ce moment, nous n'aurions pas en nous assez d'énergie, assez de puissance pour le haïr, pour l'exécrer, pour l'avilir et le profaner au point où il mériterait de l'être. Le plus grand service que pourraient rendre des législateurs serait une loi sévère contre la théocratie. On n'imagine pas à quel point il est important de culbuter les funestes autels de cet horrible Dieu : tant que pourront renaître ces fatales idées, il n'y aura pour les hommes ni repos, ni tranquillité sur la terre, et le flambeau des guerres religieuses sera toujours suspendu sur nos têtes. Un gouvernement qui permet tous les cultes n'a pas absolument rempli le but philosophique auquel tous doivent tendre : il doit aller plus loin, il doit expulser de son sein tous ceux qui peuvent troubler son action. Or, je vous démontrerai, quand vous voudrez, que jamais un gouvernement ne sera vigoureux ni stable, tant qu'il admettra chez lui le culte d'un Être suprême, c'est-à-dire la boîte de Pandore, l'arme acérée et destructive de tout gouvernement, le système effrayant en vertu duquel les hommes se croient journellement en droit de s'égorger entre eux. Qu'il périsse mille et mille fois, celui qui s'avisera de parler d'un Dieu dans un gouvernement quelconque ! Le fourbe, à ce nom sacré et révéré des sots, n'a d'autre objet que d'ébranler les bases de l'État ; il veut y former une caste indépendante, toujours ennemie du bonheur et de l'égalité ; il veut maîtriser ses compatriotes, il veut allumer les feux de la discorde, et finir par enchaîner le peuple, dont il sait bien qu'il fera toujours ce qu'il voudra, en l'aveuglant par la superstition, et l'empoisonnant par le fanatisme.<br /> - Mais, dit la Durand dans la seule vue de faire jaser notre homme, la religion est la base de la morale ; et la morale, quelles que soient les entorses que tu viennes de lui donner, n'en est pas moins très essentielle dans un gouvernement.<br /> - De quelque nature que vous supposiez ce gouvernement, reprit Cornaro, je vous prouverai que la morale y est inutile. Et qu'entendez-vous, en effet, par morale ? N'est-ce pas la pratique de toutes les vertus sociales ? Or, qu'importe, je vous prie, le respect de toutes les vertus, aux ressorts du gouvernement ? Craignez-vous que le vice, contraire à ces vertus, puisse entraver ses ressorts ? Jamais. Il est même bien plus important que l'action du gouvernement agisse sur des êtres corrompus que sur des êtres moraux. Ceux-ci raisonnent, et jamais vous n'aurez de gouvernement solide, partout où l'homme raisonnera ; car le gouvernement est le frein de l'homme, et l'homme d'esprit ne veut aucun frein. Voilà d'où vient que les plus adroits législateurs désiraient ensevelir dans l'ignorance les hommes qu'ils voulaient régir ; ils sentaient que leurs chaînes assujettissaient bien plus constamment l'imbécile que l'homme de génie. Dans un gouvernement libre, allez-vous me répondre, ce désir ne peut être celui du législateur. Et quel est, selon vous, le gouvernement libre ? En existe-t-il un seul sur la terre ? Je dis plus, en peut-il exister un seul ? L'homme n'est-il pas partout l'esclave des lois, et, de ce moment, ne le voilà-t-il pas enchaîné ? Dès qu'il l'est, son oppresseur, quel qu'il soit, ne doit-il pas désirer qu'il se maintienne toujours dans l'état où il peut être le plus facilement captivé ? Or, cet état n'est-il pas visiblement celui de l'immoralité ? L'espèce d'ivresse dans laquelle végète perpétuellement l'homme immoral et corrompu, n'est-il pas l'état où son législateur le fixe avec le plus de facilité ? Pourquoi donc lui donnerait-il des vertus ? Ce n'est jamais que quand l'homme s'épure qu'il secoue ses freins... qu'il examine son gouvernement, et qu'il en change. Pour l'intérêt de ce gouvernement, fixez-le par l'immoralité, et il vous sera toujours soumis. Je vous le demande, d'ailleurs, les choses vues en grand, de quelle conséquence sont les vices entre les hommes ? Qu'importe à l'État que Pierre vole Jean, ou qu'à son tour celui-ci assassine Pierre ? Il est parfaitement absurde d'imaginer que ces différents délits réciproques puissent être de la plus légère importance à l'État. Mais il faut des lois qui captivent le crime... A quoi bon ? Quelle nécessité y a-t-il de captiver le crime ? Le crime est nécessaire aux lois de la nature, il est le contrepoids de la vertu : il convient bien aux hommes de vouloir le réprimer ! L'homme des forêts avait-il des lois qui continssent ses passions, et n'existait-il pas aussi heureux que vous ? Ne craignez pas que la force soit jamais entamée par la faiblesse ; si celle-ci souffre, c'est une des lois de la nature : il ne vous appartient pas de vous y opposer.<br /> - Voilà, dis-je, un système qui ouvre la porte à toutes les horreurs.<br /> - Mais elles sont nécessaires, les horreurs : la nature ne nous en convainc-t-elle pas, en faisant naître les poisons les plus dangereux au pied même des plantes les plus salutaires ? Pourquoi blâmez-vous le crime ? Ce n'est point parce que vous le croyez mal en lui-même, c'est parce qu'il vous nuit : croyez-vous que celui qu'il sert s'avise de le blâmer ? Eh ! non, non. Si donc le crime fait sur la terre autant d'heureux que de malheureux, la loi qui le réprimera sera-t-elle juste ? Le caractère d'une bonne loi doit être de rendre tout le monde heureux : celle que vous aurez promulguée contre le crime n'aura pas ce grand but ; elle n'aura satisfait que la victime du délit, et sans doute elle aura déplu souverainement à l'agent. Le grand malheur des hommes est de ne jamais, en législation, regarder qu'une portion de l'humanité, sans faire la moindre attention à l'autre ; et voilà d'où viennent tant de bévues.<br /><br />D. A. F. de SADE, Histoire de Juliette ou Les Prospérités du vice (1801)<br />Sixième Partie<br />http://www.sade-ecrivain.com/juliette/6.htmAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-48958603884798498322012-01-15T15:31:00.000-08:002012-01-15T15:39:58.043-08:00Sade, La Philosophie dans le Boudoir<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhlrYNEjQb53HjcPrxdJouUAboasNWLzhI5Rq0wpUdrR6y5ybcucE7hh6IwYXbOLH-32yPfgayaYbplVVKoDp4KQKnojsw5C63d6QFwq2dmA-BJqdzN_r02J7bs9Edd3CVWBci_2t1vAuE/s1600/sade.gif"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 198px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhlrYNEjQb53HjcPrxdJouUAboasNWLzhI5Rq0wpUdrR6y5ybcucE7hh6IwYXbOLH-32yPfgayaYbplVVKoDp4KQKnojsw5C63d6QFwq2dmA-BJqdzN_r02J7bs9Edd3CVWBci_2t1vAuE/s320/sade.gif" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5698006494669815762" /></a><br /><br />Dolmancé — Ne divisons pas cette portion de sensibilité que nous avons reçue de la nature: c'est l'anéantir que de l'étendre. Que me font à moi les maux des autres! N'ai-je donc point assez des miens, sans aller m'affliger de ceux qui me sont étrangers! Que le foyer de cette sensibilité n'allume jamais que nos plaisirs! Soyons sensibles à tout ce qui les flatte, absolument inflexibles sur tout le reste. Il résulte de cet état de l'âme une sorte de cruauté, qui n'est quelquefois pas sans délices. On ne peut pas toujours faire le mal. Privés du plaisir qu'il donne, équivalons au moins cette sensation par la méchanceté piquante de ne jamais faire le bien.<br /><br />Eugénie — Ah! Dieu! comme vos leçons m'enflamment! je crois qu'on me tuerait plutôt maintenant que de me faire faire une bonne action!<br /><br />Mme de Saint-Ange — Et s'il s'en présentait une mauvaise, serais-tu de même prête à la commettre?<br /><br />Eugénie — Tais-toi, séductrice; je ne répondrai sur cela que lorsque tu auras fini de m'instruire. Il me paraît que, d'après tout ce que vous me dites, Dolmancé, rien n'est aussi indifférent sur la terre que d'y commettre le bien ou le mal; nos goûts, notre tempérament doivent seuls être respectés?<br /><br />Dolmancé — Ah! n'en doutez pas, Eugénie, ces mots de vice et de vertu ne nous donnent que des idées purement locales. Il n'y a aucune action, quelque singulière que vous puissiez la supposer, qui soit vraiment criminelle; aucune qui puisse réellement s'appeler vertueuse. Tout est en raison de nos mœurs et du climat que nous habitons; ce qui est crime ici est souvent vertu quelque cent lieues plus bas, et les vertus d'un autre hémisphère pourraient bien réversiblement être des crimes pour nous. Il n'y a pas d'horreur qui n'ait été divinisée, pas une vertu qui n'ait été flétrie. De ces différences purement géographiques naît le peu de cas que nous devons faire de l'estime ou du mépris des hommes, sentiments ridicules et frivoles, au-dessus desquels nous devons nous mettre, au point même de préférer sans crainte leur mépris, pour peu que les actions qui nous le méritent soient de quelques volupté pour nous.<br /><br />Eugénie — Mais il me semble pourtant qu'il doit y avoir des actions assez dangereuses, assez mauvaises en elles-mêmes, pour avoir été généralement considérées comme criminelles, et punies comme telles d'un bout de l'univers à l'autre?<br /><br />Mme de Saint-Ange — Aucune, mon amour, aucune, pas même le viol ni l'inceste, pas même le meurtre ni le parricide.<br /><br />Eugénie — Quoi! ces horreurs ont pu s'excuser quelque part?<br /><br />Dolmancé — Elles y ont été honorées, couronnées, considérées comme d'excellentes actions, tandis qu'en d'autres lieux, l'humanité, la candeur, la bienfaisance, la chasteté, toutes nos vertus, enfin, étaient regardées comme des monstruosités.<br /><br />(...)<br />Eugénie — Oh! mes divins instituteurs, je vois bien que, d'après vos principes, il est très peu de crimes sur la terre, et que nous pouvons nous livrer en paix à tous nos désirs, quelque singuliers qu'ils puissent paraître aux sots qui, s'offensant et s'alarmant de tout, prennent imbécilement les institutions sociales pour les divines lois de la nature. Mais cependant, mes amis, n'admettez-vous pas au moins qu'il existe de certaines actions absolument révoltantes et décidément criminelles, quoique dictées par la nature? Je veux bien convenir avec vous que cette nature, aussi singulière dans les productions qu'elle crée que variée dans les penchants qu'elle nous donne, nous porte quelquefois à des actions cruelles; mais si, livrés à cette dépravation, nous cédions aux inspirations de cette bizarre nature, au point d'attenter, je le suppose, à la vie de nos semblables, vous m'accorderez bien, du moins je l'espère, que cette action serait un crime?<br /><br />Dolmancé — Il s'en faut bien, Eugénie, que nous puissions vous accorder une telle chose. La destruction étant une des premières lois de la nature, rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. Comment une action qui sert aussi bien la nature pourrait-elle jamais l'outrager? Cette destruction, dont l'homme se flatte, n'est d'ailleurs qu'une chimère; le meurtre n'est point une destruction; celui qui le commet ne fait que varier les formes; s'il rend à la nature des éléments dont la main de cette nature habile se sert aussitôt pour récompenser d'autres êtres; or, comme les créations ne peuvent être que des jouissances pour celui qui s'y livre, le meurtrier en prépare donc une à la nature; il lui fournit des matériaux qu'elle emploie sur-le-champ, et l'action que des sots ont eu la folie de blâmer ne devient plus qu'un mérite aux yeux de cette agente universelle. C'est notre orgueil qui s'avise d'ériger le meurtre en crime. Nous estimant les premières créatures de l'univers, nous avons sottement imaginé que toute lésion qu'endurerait cette sublime créature devrait nécessairement être un crime énorme; nous avons cru que la nature périrait si notre merveilleuse espèce venait à s'anéantir sur ce globe, tandis que l'entière destruction de cette espèce, en rendant à la nature la faculté créatrice qu'elle nous cède, lui redonnerait une énergie que nous lui enlevons en nous propageant; mais quelle inconséquence, Eugénie! Eh quoi! un souverain ambitieux pourra détruire à son aise et sans le moindre scrupule les ennemis qui nuisent à ses projets de grandeur... des lois cruelles, arbitraires, impérieuses, pourront de même assassiner chaque siècle des millions d'individus... et nous, faibles et malheureux particuliers, nous ne pourrons pas sacrifier un seul être à nos vengeances ou à nos caprices? Est-il rien de si barbare, de si ridiculement étrange, et ne devons-nous pas, sous le voile du plus profond mystère, nous venger amplement de cette ineptie3 ?<br /><br />Eugénie — Assurément... Oh ! comme votre morale est séduisante, et comme je la goûte!... Mais, dites-moi, Dolmancé, là, bien en conscience, ne vous seriez-vous pas quelquefois satisfait en ce genre?<br /><br />Dolmancé — Ne me forcez pas à vous dévoiler mes fautes: leur nombre et leur espèce me contraindraient trop à rougir. Je vous les avouerai peut-être un jour.<br />(...)<br />Les plaisirs de la cruauté sont les troisièmes que nous nous sommes promis d'analyser. Ces sortes de plaisirs sont aujourd'hui très communs parmi les hommes et voici l'argument dont ils se servent pour les légitimer. Nous voulons être émus, disent-ils, c'est le but de tout homme qui se livre à la volupté, et nous voulons l'être par les moyens les plus actifs. En partant de ce point, il ne s'agit pas de savoir si nos procédés plairont ou déplairont à l'objet qui nous sert, il s'agit seulement d'ébranler la masse de nos nerfs par le choc le plus violent possible; or, il n'est pas douteux que la douleur affectant bien plus vivement que le plaisir, les chocs résultatifs sur nous de cette sensation produite sur les autres seront essentiellement d'une vibration plus vigoureuse, retentiront plus énergiquement en nous, mettront dans une circulation plus violente les esprits animaux qui, se déterminant sur les basses régions par le mouvement de rétrogradation qui leur est essentiel alors, embraseront aussitôt les organes de la volupté et les disposeront au plaisir. Les effets du plaisir sont toujours trompeurs dans les femmes; il est d'ailleurs très difficile qu'un homme laid ou vieux les produise. Y parviennent-ils? ils sont faibles, et les chocs beaucoup moins nerveux. Il faut donc préférer la douleur, dont les effets ne peuvent tromper et dont les vibrations sont plus actives. Mais, objecte-t-on aux hommes entichés de cette manie, cette douleur afflige le prochain; est-il charitable de faire du mal aux autres pour se délecter soi-même? Les coquins vous répondent à cela qu'accoutumés, dans l'acte du plaisir, à se compter pour tout et les autres pour rien, ils sont persuadés qu'il est tout simple, d'après les impulsions de la nature, de préférer ce qu'ils sentent à ce qu'ils ne sentent point. Que nous font, osent-ils dire, les douleurs occasionnées sur le prochain? Les ressentons-nous? Non; au contraire, nous venons de démontrer que de leur production résulte une sensation délicieuse pour nous. A quel titre ménagerions-nous donc un individu qui ne nous touche en rien? A quel titre lui éviterions-nous une douleur qui ne nous coûtera jamais une larme, quand il est certain que de cette douleur va naître un très grand plaisir pour nous? Avons-nous jamais éprouvé une seule impulsion de la nature qui nous conseille de préférer les autres à nous, et chacun n'est-il pas pour soi dans le monde? Vous nous parlez d'une voix chimérique de cette nature, qui nous dit de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fût fait; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu que des hommes, et d'hommes faibles. L'homme puissant ne s'avisera jamais de parler un tel langage. Ce furent les premiers chrétiens qui, journellement persécutés pour leur imbécile système, criaient à qui voulait l'entendre: "Ne nous brûlez pas, ne nous écorchez pas! La nature dit qu'il ne faut pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fût fait." Imbéciles! Comment la nature, qui nous conseille toujours de nous délecter, qui n'imprime jamais en nous d'autres mouvements, d'autres inspirations, pourrait-elle, le moment d'après, par une inconséquence sans exemple, nous assurer qu'il ne faut pourtant pas nous aviser de nous délecter si cela peut faire de la peine aux autres? Ah! croyons-le, croyons-le, Eugénie, la nature, notre mère à tous, ne nous parle jamais que de nous; rien n'est égoïste comme sa voix, et ce que nous y reconnaissons de plus clair est l'immuable et saint conseil qu'elle nous donne de nous délecter, n'importe aux dépens de qui. Mais les autres, vous dit-on à cela, peuvent se venger... A la bonne heure, le plus fort seul aura raison. Eh bien, voilà l'état primitif de guerre et de destruction perpétuelles pour lequel sa main nous créa, et dans lequel seul il lui est avantageux que nous soyons.<br /><br />Voilà, ma chère Eugénie, comme raisonnent ces gens-là, et moi j'y ajoute, d'après mon expérience et mes études, que la cruauté, bien loin d'être un vice, est le premier sentiment qu'imprime en nous la nature. L'enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d'avoir l'âge de raison. La cruauté est empreinte dans les animaux, chez lesquels, ainsi que je crois vous l'avoir dit, les lois de la nature se lisent bien plus énergiquement que chez nous; elle est chez les sauvages bien plus rapprochée de la nature que chez l'homme civilisé: il serait donc absurde d'établir qu'elle est une suite de la dépravation. Ce système est faux, je le répète. La cruauté est dans la nature; nous naissons tous avec une dose de cruauté que la seule éducation modifie; mais l'éducation n'est pas dans la nature, elle nuit autant aux effets sacrés de la nature que la culture nuit aux arbres. Comparez dans vos vergers l'arbre abandonné aux soins de la nature, avec celui que votre art soigne en le contraignant, et vous verrez lequel est le plus beau, vous éprouverez lequel vous donnera de meilleurs fruits. La cruauté n'est autre chose que l'énergie de l'homme que la civilisation n'a point encore corrompue: elle est donc une vertu et non pas un vice. Retranchez vos lois, vos punitions, vos usages, et la cruauté n'aura plus d'effets dangereux, puisqu'elle n'agira jamais sans pouvoir être aussitôt repoussée par les mêmes voies; c'est dans l'état de civilisation qu'elle est dangereuse, parce que l'être lésé manque presque toujours, ou de la force, ou des moyens de repousser l'injure; mais dans l'état d'incivilisation, si elle agit sur le fort, elle sera repoussée par lui, et si elle agit sur le faible, ne lésant qu'un être qui cède au fort par les lois de la nature, elle n'a pas le moindre inconvénient.<br /><br />Nous n'analyserons point la cruauté dans les plaisirs lubriques chez les hommes; vous voyez à peu près, Eugénie, les différents excès où ils doivent porter, et votre ardente imagination doit vous faire aisément comprendre que, dans une âme ferme et stoïque, ils ne doivent point avoir de bornes. Néron, Tibère, Héliogabale immolaient des enfants pour se faire bander; le maréchal de Retz, Charolais, l'oncle de Condé, commirent aussi des meurtres de débauche: le premier avoua dans son interrogatoire qu'il ne connaissait pas de volupté plus puissante que celle qu'il retirait du supplice infligé par son aumônier et lui sur de jeunes enfants des deux sexes. On en trouva sept ou huit cents d'immolés dans un de ses châteaux de Bretagne. Tout cela se conçoit, je viens de vous le prouver. Notre constitution, nos organes, le cours des liqueurs, l'énergie des esprits animaux, voilà les causes physiques qui font, dans la même heure, ou des Titus ou des Néron, des Messaline ou des Chantal; il ne faut pas plus s'enorgueillir de la vertu que se repentir du vice, pas plus accuser la nature de nous avoir fait naître bon que de nous avoir créé scélérat; elle a agi d'après ses vues, ses plans et ses besoins: soumettons-nous. Je n'examinerai donc ici que la cruauté des femmes, toujours bien plus active chez elles que chez les hommes, par la puissante raison de l'excessive sensibilité de leurs organes.<br /><br />Nous distinguons en général deux sortes de cruauté: celle qui naît de la stupidité, qui, jamais raisonnée, jamais analysée, assimile l'individu né tel à la bête féroce: celle-là ne donne aucun plaisir parce que celui qui y est enclin n'est susceptible d'aucune recherche; les brutalités d'un tel être sont rarement dangereuses: il est toujours facile de s'en mettre à l'abri; l'autre espèce de cruauté, fruit de l'extrême sensibilité des organes, n'est connue que des êtres extrêmement délicats, et les excès où elle les porte ne sont que des raffinements de leur délicatesse; c'est cette délicatesse, trop promptement émoussée à cause de son excessive finesse, qui, pour se réveiller, met en usage toutes les ressources de la cruauté. Qu'il est peu de gens qui conçoivent ces différences!... Comme il en est peu qui les sentent! Elles existent pourtant, elles sont indubitables. Or, c'est ce second genre de cruauté dont les femmes sont le plus souvent affectées. Étudiez-les bien - vous verrez si ce n'est pas l'excès de leur sensibilité qui les a conduites là; vous verrez si ce n'est pas l'extrême activité de leur imagination, la force de leur esprit qui les rend scélérates et féroces; aussi celles-là sont-elles toutes charmantes; aussi n'en est-il pas une seule de cette espèce qui ne fasse tourner des têtes quand elle l'entreprend; malheureusement, la rigidité ou plutôt l'absurdité de nos mœurs laisse peu d'aliment à leur cruauté; elles sont obligées de se cacher, de dissimuler, de couvrir leur inclination par des actes de bienfaisance ostensibles qu'elles détestent au fond de leur cœur; ce ne peut plus être que sous le voile le plus obscur, avec les précautions les plus grandes, aidées de quelques amies sûres, qu'elles peuvent se livrer à leurs inclinations; et, comme il en est beaucoup de ce genre, il en est par conséquent beaucoup de malheureuses. Voulez-vous les connaître? annoncez-leur un spectacle cruel, celui d'un duel, d'un incendie, d'une bataille, d'un combat de gladiateurs: vous verrez comme elles accourront; mais ces occasions ne sont pas assez nombreuses pour alimenter leur fureur: elles se contiennent et elles souffrent.<br /><br />Jetons un coup d'œil rapide sur les femmes de ce genre. Zingua, reine d'Angola, la plus cruelle des femmes, immolait ses amants dès qu'ils avaient joui d'elle; souvent elle faisait battre des guerriers sous ses yeux et devenait le prix du vainqueur; pour flatter son âme féroce, elle se divertissait à faire piler dans un mortier toutes les femmes devenues enceintes avant l'âge de trente ans6. Zoé, femme d'un empereur chinois, n'avait pas de plus grand plaisir que de voir exécuter des criminels sous ses yeux; à leur défaut, elle faisait immoler des esclaves pendant qu'elle foutait avec son mari, et proportionnait les élans de sa décharge à la cruauté des angoisses qu'elle faisait supporter à ces malheureux. Ce fut elle qui, raffinant sur le genre de supplice à imposer à ses victimes, inventa cette fameuse colonne d'airain creuse que l'on faisait rougir après y avoir enfermé le patient. Théodora, la femme de Justinien, s'amusait à voir faire des eunuques; et Messaline se branlait pendant que, par le procédé de la masturbation, on exténuait des hommes devant elle. Les Floridiennes faisaient grossir le membre de leurs époux et plaçaient de petits insectes sur le gland, ce qui leur faisait endurer des douleurs horribles; elles les attachaient pour cette opération et se réunissaient plusieurs autour d'un seul homme pour en venir plus sûrement à bout. Dès qu'elles aperçurent les Espagnols, elles tinrent elles-mêmes leurs époux pendant que ces barbares Européens les assassinaient. La Voisin, la Brinvilliers empoisonnaient pour leur seul plaisir de commettre un crime. L'histoire, en un mot, nous fournit mille et mille traits de la cruauté des femmes, et c'est en raison du penchant naturel qu'elles éprouvent à ces mouvements que je voudrais qu'elles s'accoutumassent à faire usage de la flagellation active, moyen par lequel les hommes cruels apaisent leur férocité. Quelques-unes d'entre elles en usent, je le sais, mais elle n'est pas encore en usage, parmi ce sexe, au point où je le désirerais. Au moyen de cette issue donnée à la barbarie des femmes, la société y gagnerait; car, ne pouvant être méchantes de cette manière, elles le sont d'une autre, et, répandant ainsi leur venin dans le monde, elles font le désespoir de leurs époux et de leur famille. Le refus de faire une bonne action, lorsque l'occasion s'en présente, celui de secourir l'infortune, donnent bien, si l'on veut, de l'essor à cette férocité où certaines femmes sont naturellement entraînées, mais cela est faible et souvent beaucoup trop loin du besoin qu'elles ont de faire pis. Il y aurait, sans doute, d'autres moyens par lesquels une femme, à la fois sensible et féroce, pourrait calmer ses fougueuses passions, mais ils sont dangereux, Eugénie, et je n'oserais jamais te les conseiller... Oh! ciel! qu'avez-vous donc, cher ange?... Madame, dans quel état voilà votre élève!...<br /><br /><br /><br />http://fr.wikisource.org/wiki/La_Philosophie_dans_le_boudoir/Troisi%C3%A8me_DialogueAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-61723623654343448462012-01-15T15:30:00.000-08:002012-08-27T06:07:36.230-07:00Sade, Eugénie de Franval<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiev_YShYRjHoDgfsKtSkbTI0Es0GfGBn-7wCSLL0eQrl7CTo3Cx2fBWYj-OiHoy7NiPckx9oXyWTwnnVYv9jOWAXP2oQ55KzGPFa3FJnTjr0twVcfA7Xo2lBW3XJoPt8-s9kEIyiFv6yc/s1600/sade+crimes.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 320px; height: 301px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiev_YShYRjHoDgfsKtSkbTI0Es0GfGBn-7wCSLL0eQrl7CTo3Cx2fBWYj-OiHoy7NiPckx9oXyWTwnnVYv9jOWAXP2oQ55KzGPFa3FJnTjr0twVcfA7Xo2lBW3XJoPt8-s9kEIyiFv6yc/s320/sade+crimes.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5781338730935919186" /></a><br /><br />Eugénie de Franval<br />Nouvelle tragique<br /><br /><br />Instruire l’homme et corriger ses mœurs, tel est le seul motif que nous nous proposons dans cette anecdote. Que l’on se pénètre, en la lisant, de la grandeur du péril, toujours sur les pas de ceux qui se permettent tout pour satisfaire leurs désirs ! Puissent-ils se convaincre que la bonne éducation, les richesses, les talents, les dons de la nature, ne sont susceptibles que d’égarer, quand la retenue, la bonne conduite, la sagesse, la modestie ne les étayent, ou ne les font valoir : voilà les vérités que nous allons mettre en action. Qu’on nous pardonne les monstrueux détails du crime affreux dont nous sommes contraints de parler ; est-il possible de faire détester de semblables écarts, si l’on n’a le courage de les offrir à nu ?<br /><br />Il est rare que tout s’accorde dans un même être, pour le conduire à la prospérité. Est-il favorisé de la nature ? la fortune lui refuse ses dons ; celle-ci lui prodigue-t-elle ses faveurs ? la nature l’aura maltraité ; il semble que la main du Ciel ait voulu, dans chaque individu, comme dans ses plus sublimes opérations, nous faire voir que les lois de l’équilibre sont les premières lois de l’Univers, celles qui règlent à la fois tout ce qui arrive, tout ce qui végète, et tout ce qui respire.<br /><br />Franval, demeurant à Paris, où il était né, possédait, avec 400 000 livres de rente, la plus belle taille, la physionomie la plus agréable, et les talents les plus variés ; mais sous cette enveloppe séduisante se cachaient tous les vices, et malheureusement ceux dont l’adoption et l’habitude conduisent si promptement aux crimes. Un désordre d’imagination, au delà de tout ce qu’on peut peindre, était le premier défaut de Franval ; on ne se corrige point de celui-là ; la diminution des forces ajoute à ses effets ; moins l’on peut, plus l’on entreprend ; moins on agit, plus on invente ; chaque âge amène de nouvelles idées, et la satiété, loin de refroidir, ne prépare que des raffinements plus funestes.<br /><br />Nous l’avons dit, tous les agréments de la jeunesse, tous les talents qui la décorent, Franval les possédait avec profusion ; mais plein de mépris pour les devoirs moraux et religieux, il était devenu impossible à ses instituteurs de lui en faire adopter aucun.<br /><br />Dans un siècle où les livres les plus dangereux sont dans la main des enfants, comme dans celles de leurs pères et de leurs gouverneurs, où la témérité du système passe pour de la philosophie, l’incrédulité pour de la force, le libertinage pour de l’imagination, on riait de l’esprit du jeune Franval, un instant peut-être après, en était-il grondé, on le louait ensuite. Le père de Franval, grand partisan des sophismes à la mode, encourageait, le premier son fils à penser solidement sur toutes ces matières ; il lui prêtait lui-même les ouvrages qui pouvaient le corrompre plus vite ; quel instituteur eût osé, après cela, inculquer des principes différents de ceux du logis où il était obligé de plaire.<br /><br />Quoi qu’il en fût, Franval perdit ses parents fort jeune, et à l’âge de dix-neuf ans, un vieil oncle qui mourut lui-même peu après, lui remit, en le mariant, tous les biens qui devaient lui appartenir un jour.<br /><br />M. de Franval, avec une telle fortune, devait aisément trouver à se marier ; une infinité de partis se présentèrent, mais ayant supplié son oncle de ne lui donner qu’une fille plus jeune que lui, et avec le moins d’entours possible, le vieux parent, pour satisfaire son neveu, porta ses regards sur une certaine demoiselle de Farneille, fille de finance, ne possédant plus qu’une mère, encore jeune à la vérité, mais 60 000 livres de rente bien réelles, quinze ans, et la plus délicieuse physionomie qu’il y eût alors dans Paris… une de ces figures de vierge où se peignent à la fois la candeur et l’aménité, sous les traits délicats de l’Amour et des Grâces… de beaux cheveux blonds flottant au bas de sa ceinture, de grands yeux bleus où respiraient la tendresse et la modestie, une taille fine, souple et légère, la peau du lis et la fraîcheur des roses, pétrie de talents, une imagination très vive, mais un peu triste, un peu de cette mélancolie douce, qui fait aimer les livres et la solitude ; attributs que la nature semble n’accorder qu’aux individus que sa main destine aux malheurs, comme pour les leur rendre moins amers, par cette volupté sombre et touchante, qu’ils goûtent à les sentir, et qui leur font préférer des larmes, à la joie frivole du bonheur, bien moins active et bien moins pénétrante.<br /><br />Mme de Farneille, âgée de trente-deux ans, lors de l’établissement de sa fille, avait également de l’esprit, des charmes, mais peut-être un peu trop de réserve et de sévérité ; désirant le bonheur de son unique enfant, elle avait consulté tout Paris sur ce mariage ; et comme elle n’avait plus de parents et pour conseils, que quelques-uns de ces froids amis, à qui tout est égal, on la convainquit que le jeune homme que l’on proposait à sa fille était, sans aucun doute, ce qu’elle pouvait trouver de mieux à Paris, et qu’elle ferait une impardonnable extravagance, si elle manquait cet arrangement ; il se fit donc, et les jeunes gens assez riches pour prendre leur maison, s’y établirent dès les premiers jours.<br /><br />Il n’entrait dans le cœur du jeune Franval aucun de ces vices de légèreté, de dérangement ou d’étourderie qui empêchent un homme d’être formé avant trente ans ; comptant fort bien avec lui-même, aimant l’ordre, s’entendant au mieux à tenir une maison, Franval avait pour cette partie du bonheur de la vie, toutes les qualités nécessaires. Ses vices, dans un genre absolument tout autre, étaient bien plutôt les torts de l’âge mûr que les inconséquences de la jeunesse… de l’art, de l’intrigue… de la méchanceté, de la noirceur, de l’égoïsme, beaucoup de politique, de fourberie, et gazant tout cela, non seulement par les grâces et les talents dont nous avons parlé, mais même par de l’éloquence… par infiniment d’esprit, et par les dehors les plus séduisants. Tel était l’homme que nous avons à peindre.<br /><br />Mlle de Farneille qui, selon l’usage, avait connu tout au plus un mois son époux avant que de se lier à lui, trompée par ces faux brillants, en était devenue la dupe ; les jours n’étaient pas assez longs pour le plaisir de le contempler, elle l’idolâtrait, et les choses étaient même au point qu’on eût craint pour cette jeune personne, si quelques obstacles fussent venus troubler les douceurs d’un hymen où elle trouvait, disait-elle, l’unique bonheur de ses jours.<br /><br />Quant à Franval, philosophe sur l’article des femmes comme sur tous les autres objets de la vie, c’était avec le plus beau flegme qu’il avait considéré cette charmante personne.<br /><br />La femme qui nous appartient, disait-il, est une espèce d’individu que l’usage nous asservit ; il faut qu’elle soit douce, soumise… fort sage, non que je tienne beaucoup aux préjugés du déshonneur que peut nous imprimer une épouse quand elle imite nos désordres, mais c’est qu’on n’aime pas qu’un autre s’avise d’enlever nos droits ; tout le reste, parfaitement égal, n’ajoute rien de plus au bonheur.<br /><br />Avec de tels sentiments dans un mari, il est facile d’augurer que des roses n’attendent pas la malheureuse fille qui doit lui être liée. Honnête, sensible, bien élevée et volant par amour au-devant des désirs du seul homme qui l’occupait au monde, Mme de Franval porta ses fers les premières années sans soupçonner son esclavage ; il lui était aisé de voir qu’elle ne faisait que glaner dans les champs de l’hymen, mais trop heureuse encore de ce qu’on lui laissait, sa seule étude, son attention la plus exacte, était que, dans ces courts moments accordés â sa tendresse, Franval pût rencontrer au moins tout ce qu’elle croyait nécessaire à la félicite de cet époux chéri.<br /><br />La meilleure de toutes les preuves, pourtant, que Franval ne s’écartait pas toujours de ses devoirs, c’est que, dès la première année de son mariage, sa femme, âgée pour lors de seize ans et demi, accoucha d’une fille encore plus belle que sa mère, et que le père nomma dès l’instant Eugénie… Eugénie, à la fois l’horreur et le miracle de la nature.<br /><br />M. de Franval qui, dès que cet enfant vit le jour, forma sans doute sur elle les plus odieux desseins, la sépara tout de suite de sa mère. Jusqu’à l’âge de sept ans, Eugénie fut confiée à des femmes dont Franval était sûr, et qui, bornant leurs soins à lui former un bon tempérament et à lui apprendre à lire, se gardèrent bien de lui donner aucune connaissance des principes religieux ou moraux, dont une fille de cet âge doit communément être instruite.<br /><br />Mme de Farneille et sa fille, très scandalisées de cette conduite, en firent des reproches à M. de Franval, qui répondit flegmatiquement que son projet étant de rendre sa fille heureuse, il ne voulait pas lui inculquer des chimères, uniquement propres à effrayer les hommes, sans jamais leur devenir utiles ; qu’une fille qui n’avait besoin que d’apprendre à plaire, pouvait au mieux ignorer des fadaises, dont la fantastique existence, en troublant le repos de sa vie, ne lui donnerait, ni une vérité de plus au moral ni une grâce de plus au physique. De tels propos déplurent souverainement à Mme de Farneille, qui s’approchait d’autant plus des idées célestes qu’elle s’éloignait des plaisirs de ce monde ; la dévotion est une faiblesse inhérente aux époques de l’âge, ou de la santé. Dans le tumulte des passions, un avenir dont on se croit très loin inquiète peu communément, mais quand leur langage est moins vif… quand on avance vers le terme… quand tout nous quitte enfin, on se rejette au sein du Dieu dont on entendit parler dans l’enfance, et si, d’après la philosophie, ces secondes illusions sont aussi fantastiques que les autres, elles ne sont pas du moins aussi dangereuses.<br /><br />La belle-mère de Franval n’ayant plus de parents… peu de crédit par elle-même, et tout au plus, comme nous l’avons dit, quelques-uns de ces amis de circonstance… qui s’échappent si nous les mettons à l’épreuve, ayant à lutter contre un gendre aimable, jeune, bien placé, s’imagina fort sensément qu’il était plus simple de s’en tenir à des représentations, que d’entreprendre des voies de rigueur, avec un homme qui ruinerait la mère et ferait enfermer la fille, si l’on osait se mesurer à lui ; moyennant quoi, quelques remontrances furent tout ce qu’elle hasarda, et elle se tut, dès qu’elle vit que cela n’aboutissait à rien. Franval, sûr de sa supériorité, s’apercevant bien qu’on le craignait, ne se gêna bientôt plus, sur quoi que ce pût être, et se contentant d’une légère gaze, simplement à cause du public, il marcha droit à son horrible but.<br /><br />Dès qu’Eugénie eut atteint l’âge de sept ans, Franval la conduisit à sa femme ; et cette tendre mère, qui n’avait pas vu son enfant depuis qu’elle l’avait mise au monde, ne pouvant se rassasier de caresses, la tint deux heures pressée sur son sein, la couvrant de baisers, l’inondant de ses larmes. Elle voulut connaître ses petits talents ; mais Eugénie n’en avait point d’autres que de lire couramment, que de jouir de la plus vigoureuse santé, et d’être belle comme les anges. Nouveau désespoir de Mme de Franval, quand elle reconnut qu’il n’était que trop vrai que sa fille ignorait même les premiers principes de la religion.<br /><br />— Eh quoi ! monsieur, dit-elle à son mari, ne l’élevez-vous donc que pour ce monde ? ne daignerez vous pas réfléchir qu’elle ne doit l’habiter qu’un instant, comme nous, pour se plonger après dans une éternité bien fatale, si vous la privez de ce qui peut l’y faire jouir d’un sort heureux, aux pieds de l’Être dont elle a reçu le jour.<br /><br />— Si Eugénie ne connaît rien, madame, répondit Franval, si on lui cache avec soin ces maximes, elle ne saurait être malheureuse ; car, si elles sont vraies, l’Être suprême est trop juste pour la punir de son ignorance, et si elles sont fausses, quelle nécessité y a-t-il de lui en parler ? A l’égard des autres soins de son éducation, fiez-vous à moi, je vous prie ; je deviens dès aujourd’hui son instituteur, et je vous réponds que, dans quelques années, votre fille surpassera tous les enfants de son âge.<br /><br />Mme de Franval voulut insister, appelant l’éloquence du cœur au secours de celle de la raison, quelques larmes s’exprimèrent pour elle ; mais Franval, qu’elles n’attendrirent point, n’eut pas même l’air de les apercevoir ; il fit enlever Eugénie, en disant à sa femme que, si elle s’avisait de contrarier, en quoi que ce pût être, l’éducation qu’il prétendait donner à sa fille, ou qu’elle lui suggérât des principes différents de ceux dont il allait la nourrir, elle se priverait du plaisir de la voir, et qu’il enverrait sa fille dans un de ses châteaux, duquel elle ne sortirait plus. Mme de Franval, faite à la soumission, se tut ; elle supplia son époux de ne la point séparer d’un bien si cher, et promit, en pleurant, de ne troubler en rien l’éducation que l’on lui préparait.<br /><br />De ce moment, Mlle de Franval fut placée dans un très bel appartement voisin de celui de son père, avec une gouvernante de beaucoup d’esprit, une sous-gouvernante, une femme de chambre et deux petites filles de son âge, uniquement destinées à ses amusements. On lui donna des maîtres d’écriture, de dessin, de poésie, d’histoire naturelle, de déclamation, de géographie, d’astronomie, d’anatomie, de grec, d’anglais, d’allemand, d’italien, d’armes, de danse, de cheval et de musique. Eugénie se levait tous les jours à sept heures, en telle saison que ce fût ; elle allait manger, en courant au jardins, un gros morceau de pain de seigle, qui formait son déjeuner, elle rentrait à huit heures, passait quelques instants dans l’appartement de son père, qui folâtrait avec elle, ou lui apprenait de petits jeux de société ; jusqu’à neuf, elle se préparait à ses devoirs ; alors arrivait le premier maître ; elle en recevait cinq, jusqu’à deux heures. On la servait à part avec ses deux amies et sa première gouvernante. Le dîner était composé de légumes, de poissons, de pâtisseries et de fruits ; jamais ni viande, ni potage, ni vin, ni liqueurs, ni café. De trois à quatre, Eugénie retournait jouer une heure au jardin avec ses petites compagnes ; elles s’y exerçaient ensemble à la paume, au ballon, aux quilles, au volant, ou à franchir de certains espaces donnés ; elles s’y mettaient à l’aise suivant les saisons ; là, rien ne contraignait leur taille ; on ne les enferma jamais dans ces ridicules baleines, également dangereuses à l’estomac et à la poitrine, et qui, gênant la respiration d’une jeune personne, lui attaquent nécessairement les poumons. De quatre à six, Mlle de Franval recevait de nouveaux instituteurs ; et comme tous n’avaient pu paraître dans le même jour, les autres venaient le lendemain. Trois fois la semaine, Eugénie allait au spectacle avec son père, dans de petites loges grillées et louées à l’année pour elle. A neuf heures, elle rentrait et soupait. On ne lui servait alors que des légumes et des fruits. De dix à onze heures, quatre fois la semaine, Eugénie jouait avec ses femmes, lisait quelques romans et se couchait ensuite. Les trois autres jours, ceux où Franval ne soupait pas dehors, elle passait seule dans l’appartement de son père, et ce temps était employé à ce que Franval appelait ses conférences. Là, il inculquait à sa fille ses maximes sur la morale et sur la religion ; il lui offrait, d’un côté, ce que certains hommes pensaient sur ces matières, il établissait de l’autre ce qu’il admettait lui-même.<br /><br />Avec beaucoup d’esprit, des connaissances étendues, une tête vive, et des passions qui s’allumaient déjà, il est facile de juger des progrès que de tels systèmes faisaient dans l’âme d’Eugénie ; mais comme l’indigne Franval n’avait pas pour simple objet de raffermir la tête, ses conférences se terminaient rarement sans enflammer le cœur et cet homme horrible avait si bien trouvé le moyen de plaire à sa fille, il la subornait avec un tel art, il se rendait si bien utile à son instruction et à ses plaisirs, il volait avec tant d’ardeur au-devant de tout ce qui pouvait lui être agréable, qu’Eugénie, au milieu des cercles les plus brillants, ne trouvait rien d’aimable comme son père ; et qu’avant même que celui-ci ne s’expliquât, l’innocente et faible créature avait réuni pour lui, dans son jeune cœur, tous les sentiments d’amitié, de reconnaissance et de tendresse qui doivent nécessairement conduire au plus ardent amour ; elle ne voyait que Franval au monde ; elle n’y distinguait que lui, elle se révoltait à l’idée de tout ce qui aurait pu l’en séparer ; elle lui aurait prodigué, non son honneur, non ses charmes, tous ces sacrifices lui eussent paru trop légers pour le touchant objet de son idolâtrie, mais son sang, mais sa vie même, si ce tendre ami de son âme eût pu l’exiger.<br /><br />Il n’en était pas de même des mouvements du cœur de Mme de Franval pour sa respectable et malheureuse mère. Le père, en disant adroitement à sa fille que Mme de Franval, étant sa femme, exigeait de lui des soins qui le privaient souvent de faire pour sa chère Eugénie tout ce que lui dictait son cœur, avait trouvé le secret de placer, dans l’âme de cette jeune personne, bien plus de haine et de jalousie, que de la sorte de sentiments respectables et tendres qui devaient y naître pour une telle mère.<br /><br />— Mon ami, mon frère, disait quelquefois Eugénie à Franval, qui ne voulait pas que sa fille employât d’autres expressions avec lui… cette femme que tu appelles la tienne, cette créature qui, selon toi, m’a mise au monde, est donc bien exigeante, puisqu’en voulant toujours t’avoir près d’elle, elle me prive du bonheur de passer ma vie avec toi… Je le vois bien, tu la préférés à ton Eugénie. Pour moi, je n’aimerai jamais ce qui me ravira ton cœur.<br /><br />— Ma chère amie, répondait Franval, non, qui que ce soit dans l’univers n’acquerra d’aussi puissants droits que les tiens ; les nœuds qui existent entre cette femme et ton meilleur ami, fruits de l’usage et des conventions sociales, philosophiquement vus par moi, ne balanceront jamais ceux qui nous lient… tu seras toujours préférée, Eugénie ; tu seras l’ange et la lumière de mes jours, le foyer de mon âme et le mobile de mon existence.<br /><br />— Oh ! que ces mots sont doux ! répondait Eugénie, répète-les souvent, mon ami… Si tu savais comme me flattent les expressions de ta tendresse !<br /><br />Et prenant la main de Franval qu’elle appuyait contre son cœur,<br /><br />— Tiens, tiens, je les sens toutes là, continuait-elle.<br /><br />— Que tes gendres caresses m’en assurent, répondait Franval, en la pressant dans ses bras… et le perfide achevait ainsi, sans aucun remords, la séduction de cette malheureuse.<br /><br />Cependant Eugénie atteignait sa quatorzième année, telle était l’époque où Franval voulait consommer son crime. Frémissons !… Il le fut.<br /><br />[Le jour même qu’elle arrive à cet âge, ou plutôt celui qu’il est révolu, se trouvant tous deux à la campagne, sans parents et sans importuns, le comte, après avoir fait parer ce jour-là sa fille comme ces vierges qu’on consacrait jadis au temple de Vénus, la fit entrer, sur les onze heures du matin, dans un salon voluptueux dont les jours étaient adoucis par des gazes, et dont les meubles étaient jonchés de fleurs. Un trône de roses s’élevait au milieu ; Franval y conduit sa<br /><br />— Eugénie, lui dit-il en l’y asseyant, sois aujourd’hui la reine de mon cœur, et laisse-moi t’adorer’ à genoux !<br /><br />— Toi m’adorer, mon frère, pendant que c’est moi qui te dois tout, que c’est toi qui m’a créée, qui m’as formée !… Ah ! laisse-moi plutôt tomber à tes pieds ; c’est mon unique place, et c’est la seule où j’aspire avec toi.<br /><br />— Ô ma tendre Eugénie, dit le comte, en se plaçant près d’elle sur ces sièges de fleurs qui devaient servir à son triomphe, s’il est vrai que tu me doives quelque chose, si les sentiments que tu me témoignes, enfin, sont aussi sincères que tu le dis, sais-tu les moyens de m’en convaincre ?<br /><br />— Et quels sont-ils, mon frère ? Dis-les-moi donc bien vite, pour que je les saisisse avec empressement.<br /><br />— Tous ces charmes, Eugénie, que la nature a prodigués dans toi, tous ces appas dont elle t’embellit, il faut me les sacrifier à l’instant.<br /><br />— Mais que me demandes-tu ? n’es-tu donc pas le maître de tout ? ce que tu as fait ne t’appartient-il pas ? un autre peut-il jouir de ton ouvrage ?<br /><br />— Mais tu conçois les préjugés des hommes.<br /><br />— Tu ne me les as point déguisés.<br /><br />— Je ne veux donc pas les franchir sans ton aveu.<br /><br />— Ne les méprises-tu pas comme moi ?<br /><br />— Soit, mais je ne veux pas être ton tyran, bien moins encore ton séducteur ; je veux ne tenir que de l’amour seul les bienfaits que je sollicite. Tu connais le monde, je ne t’ai dissimulé aucun de ses attraits cacher les hommes à tes regards, ne t’y laisser voir que moi seul, fût devenu une supercherie indigne de moi. S’il existe dans l’univers un être que tu me préfères, nomme-le promptement : j’irai le chercher au bout du monde et le conduire à l’instant dans tes bras. C’est ton bonheur, en un mot, que je veux, mon ange, ton bonheur bien plus que le mien ; ces plaisirs doux que tu peux me donner ne seraient rien pour moi, s’ils n’étaient le prix de ton amour. Décide donc, Eugénie ; tu touches à l’instant d’être immolée, tu dois l’être ; mais nomme toi-même le sacrificateur : je renonce aux voluptés que m’assure ce titre, si je ne les obtiens pas de ton âme ; et, toujours digne de ton cœur, si ce n’est pas moi que tu préfères, en t’amenant celui que tu peux chérir, j’aurai du moins mérité ta tendresse, si je n’ai pu captiver ton cœur, et je serai l’ami d’Eugénie, n’ayant pu devenir son amant.<br /><br />— Tu seras tout, mon frère, tu seras tout ! dit Eugénie, brûlant d’amour et de désir. A qui veux-tu que je m’immole, si ce n’est à celui que j’adore uniquement ? Quel être dans l’univers peut être plus digne que toi de ces faibles attraits que tu désires… et que déjà tes mains brûlantes parcourent avec ardeur ? Ne vois-tu donc pas, au feu qui m’embrase, que je suis aussi pressée que toi de connaître le plaisir dont tu me parles ? Ah ! jouis, jouis ! mon tendre frère, mon meilleur ami, fais de ton Eugénie ta victime : immolée par tes mains chéries elle sera toujours triomphante.<br /><br />L’ardent Franval qui, d’après le caractère que nous lui connaissons, ne s’était paré de tant de délicatesse que pour séduire plus finement, abusa bientôt de la crédulité de sa fille, et, tous les obstacles écartés, tant par les principes dont il avait nourri cette âme, ouverte à toutes sortes d’impressions, que par l’art avec lequel il la captivait en ce dernier instant, il acheva sa perfide conquête, et devint lui-même impunément le destructeur d’une virginité dont la nature et ses titres lui avaient confié la défense.<br /><br />Plusieurs jours se passèrent dans une ivresse mutuelle. Eugénie, en âge de connaître le plaisir de l’amour, encouragée par ses systèmes, s’y livrait avec emportement. Franval lui en apprit tous les mystères, il lui en traça toutes les routes ; plus il multipliait ses hommages, mieux il enchaînait sa conquête : elle aurait voulu le recevoir dans mille temples à la fois ; elle accusait l’imagination de son ami de ne pas s’égarer assez : il lui semblait qu’il lui cachait quelque chose. Elle se plaignait de son âge, et d’une ingénuité qui peut-être ne la rendait pas assez séduisante ; et, si elle désirait d’être plus instruite, c’était pour qu’aucun moyen d’enflammer son amant ne pût lui rester inconnu.<br /><br />On revint à Paris, mais les criminels plaisirs dont s’était enivré cet homme pervers avaient trop délicieusement flatté ses facultés physiques et morales, pour que l’inconstance, qui rompait ordinairement toutes ses autres intrigues, pût briser les nœuds de celle-ci. Il devint éperdument amoureux, et de cette dangereuse passion dut naître inévitablement le plus cruel abandon de sa femme… quelle victime, hélas ! Mme de Franval, âgée pour lors de trente et un ans, était à la fleur de sa plus grande beauté ; une impression de tristesse, inévitable d’après les chagrins qui la consumaient, la rendait plus intéressante encore ; inondée de ses larmes, dans l’abattement de la mélancolie… ses beaux cheveux négligemment épars sur une gorge d’albâtre… ses lèvres amoureusement empreintes sur le portrait chéri de son infidèle et de son tyran, elle ressemblait à ces belles vierges que peignit Michel-Ange au sein de la douleur ; elle ignorait cependant encore ce qui devait compléter son tourment. La façon dont on instruisait Eugénie, les choses essentielles qu’on lui laissait ignorer, ou dont on ne lui parlait que pour les lui faire haïr, la certitude qu’elle avait que ces devoirs, méprisés de Franval, ne seraient jamais permis à sa fille, le peu de temps qu’on lui accordait pour voir cette jeune personne, la crainte que l’éducation singulière qu’on lui donnait n’entraînât tôt ou tard des crimes, les égarements de Franval enfin, sa dureté journalière envers elle… elle qui n’était occupée que de le prévenir, qui ne connaissait d’autres charmes que de l’intéresser ou de lui plaire ; telles étaient jusqu’alors les seules causes de son affliction. De quels traits douloureux cette âme tendre et sensible ne serait-elle pas pénétrée, aussitôt qu’elle apprendrait tout !<br /><br />Cependant l’éducation d’Eugénie continuait ; elle-même avait désiré de suivre ses maîtres jusqu’à seize ans, et ses talents, ses connaissances étendues… les grâces qui se développaient chaque jour en elle… tout enchaînait plus fortement Franval, il était facile de voir qu’il n’avait jamais rien aimé comme Eugénie.<br /><br />On n’avait changé, au premier plan de vie de Mlle de Franval, que le temps des conférences ; ces tête-à-tête avec son père se renouvelaient beaucoup plus, et se prolongeaient très avant dans la nuit. La seule gouvernante d’Eugénie était au fait de toute l’intrigue, et l’on comptait assez solidement sur elle, pour ne point redouter son indiscrétion. Il y avait aussi quelques changements dans les repas d’Eugénie, elle mangeait avec ses parents. Cette circonstance, dans une maison comme celle de Franval, mit bientôt Eugénie à portée de connaître cru monde, et d’être désirée pour épouse. Elle fut demandée par plusieurs personnes. Franval, certain du cœur de sa fille, et ne croyant point devoir redouter ces démarches, n’avait pourtant pas assez réfléchi que cette affluence de propositions parviendrait peut-être à tout dévoiler.<br /><br />Dans une conversation avec sa fille, faveur si désirée de Mme de Franval, et qu’elle obtenait si rarement, cette tendre mère apprit à Eugénie que M. de Colunce la voulait en mariage.<br /><br />— Vous connaissez cet homme, ma fille, dit Mme de Franval, il vous aime, il est jeune, aimable, il sera riche, il n’attend que votre aveu… que votre unique aveu, ma fille… quelle sera ma réponse ?<br /><br />[Eugénie, surprise, rougit, et répond qu’elle ne se sent encore aucun goût pour le mariage ; mais qu’on peut consulter son père ; elle n’aura d’autres volontés que les siennes. Mme de Franval, ne voyant rien que de simple dans cette réponse, patienta quelques jours ; et trouvant enfin l’occasion d’en parler à son mari, elle lui communiqua les intentions de la famille du jeune Colunce, et celles que lui-même avait témoignées, elle y joignit la réponse de sa fille. On imagine bien que Franval savait tout ; mais se déguisant, sans se contraindre néanmoins assez<br /><br />— Madame, dit-il sèchement à son épouse, je vous demande avec instance de ne point vous mêler d’Eugénie ; aux soins que vous m’avez vu prendre à l’éloigner de vous, il a dû vous être facile de reconnaître combien je désirais que ce qui la concernait ne vous regardât nullement. Je vous renouvelle mes ordres sur cet objet… vous ne les oublierez plus, je m’en flatte ?<br /><br />— Mais que répondrai-je, monsieur, puisque c’est à moi qu’on s’adresse ?<br /><br />— Vous direz que je suis sensible à l’honneur qu’on me fait, et que ma fille a des défauts de naissance qui s’opposent aux nœuds de l’hymen.<br /><br />— Mais, monsieur, ces défauts ne sont point réels ; pourquoi voulez-vous que j’en impose, et pourquoi priver votre fille unique du bonheur qu’elle peut trouver dans le mariage ?<br /><br />— Ces liens vous ont-ils rendue fort heureuse, madame ?<br /><br />— Toutes les femmes n’ont pas les torts que j’ai eus, sans doute, de ne pouvoir réussir à vous enchaîner (et avec un soupir) ou tous les maris ne vous ressemblent pas.<br /><br />— Les femmes… fausses, jalouses, impérieuses, coquettes ou dévotes… les maris, perfides, inconstants, cruels ou despotes, voilà l’abrégé de tous les individus de la terre, madame, n’espérez pas trouver un phénix.<br /><br />— Cependant tout le monde se marie.<br /><br />— Oui, les sots ou les oisifs ; on ne se marie jamais, dit un philosophe, que quand on ne sait ce qu’on fait, ou quand on ne sait plus que faire.<br /><br />— Il faudrait donc laisser périr l’univers ?<br /><br />— Autant vaudrait ; une plante qui ne produit que du venin ne saurait être extirpée trop tôt.<br /><br />— Eugénie vous saura peu de gré de cet excès de rigueur envers elle.<br /><br />— Cet hymen paraît-il lui plaire ?<br /><br />— Vos ordres sont ses lois, elle l’a dit.<br /><br />— Eh bien ! Madame, mes ordres sont que vous laissiez là cet hymen.<br /><br />Et M. de Franval sortit, en renouvelant à sa femme les défenses les plus rigoureuses de lui parler de cela davantage.<br /><br />Mme de Franval ne manqua pas de rendre à sa mère la conversation qu’elle venait d’avoir avec son mari, et Mme de Farneille, plus fine, plus accoutumée aux effets des passions que son intéressante fille, soupçonna tout de suite qu’il y avait là quelque chose de surnaturel.<br /><br />Eugénie voyait fort peu sa grand-mère, une heure au plus, aux événements, et toujours sous les yeux de Franval. Mme de Farneille, ayant envie de s’éclaircir, fit donc prier son gendre de lui envoyer un jour sa petite-fille, et de la lui laisser un après-midi tout entier, pour la dissiper, disait-elle, d’un accès de migraine dont elle se trouvait accablée ; Franval fit répondre aigrement qu’il n’y avait rien qu’Eugénie craignît comme les vapeurs, qu’il la mènerait pourtant où on la désirait, mais qu’elle n’y pouvait rester longtemps, à cause de l’obligation où elle était de se rendre de là à un cours de physique qu’elle suivait avec assiduité.<br /><br />On se rendit chez Mme de Farneille, qui ne cacha point à son gendre l’étonnement dans lequel elle était du refus de l’hymen proposé.<br /><br />— Vous pouvez, je crois, sans crainte, poursuivit-elle, permettre que votre fille me convainque elle-même du défaut qui, selon vous, doit la priver du mariage ?<br /><br />— Que ce défaut soit réel ou non, madame, dit Franval, un peu surpris de la résolution de sa belle-mère, le fait est qu’il m’en coûterait fort cher pour marier ma fille, et que je suis encore trop jeune pour consentir à de pareils sacrifices ; quand elle aura vingt cinq ans, elle agira comme bon lui semblera : qu’elle ne compte point sur moi jusqu’à cette époque.<br /><br />— Et vos sentiments sont-ils les mêmes, Eugénie ? dit Mme de Farneille.<br /><br />— Ils diffèrent en quelque chose, madame, dit Mlle de Franval avec beaucoup de fermeté ; monsieur me permet de me marier à vingt-cinq ans, et moi je proteste à vous et à lui, madame, de ne profiter de ma vie d’une permission… qui, avec ma façon de penser, ne contribuerait qu’au malheur de mes jours.<br /><br />— On n’a point de façon de penser à votre âge, mademoiselle, dit Mme de Farneille, et il y a dans tout ceci quelque chose d’extraordinaire, qu’il faudra pourtant bien que je démêle.<br /><br />— Je vous y exhorte, madame, dit Franval, en emmenant sa fille ; vous ferez même très bien d’employer votre clergé pour parvenir au mot de l’énigme, et quand toutes vos puissances auront habilement agi, quand vous serez instruite enfin, vous voudrez bien me dire si j’ai tort ou si j’ai raison de m’opposer au mariage d’Eugénie.<br /><br />Le sarcasme qui portait sur les conseillers ecclésiastiques de la belle-mère de Franval avait pour but un personnage respectable, qu’il est à propos de faire connaître, puisque la suite des événements va le montrer bientôt en action.<br /><br />Il s’agissait du directeur de Mme de Farneille et de sa fille… l’un des hommes les plus vertueux qu’il y eût en France ; honnête, bienfaisant, plein de candeur et de sagesse, M. de Clervil, loin de tous les vices de sa robe, n’avait que des qualités douces et utiles. Appui certain du pauvre, ami sincère de l’opulent, consolateur du malheureux, ce digne homme réunissait tous les dons qui rendent aimable, à toutes les vertus qui font l’homme sensible.<br /><br />Clervil, consulté, répondit en homme de bon sens, qu’avant de prendre aucun parti dans cette affaire, il fallait démêler les raisons de M. de Franval, pour s’opposer au mariage de sa fille ; et quoique Mme de Farneille lançât quelques traits propres à faire soupçonner l’intrigue, qui n’existait que trop réellement, le prudent directeur rejeta ces idées, et les trouvant beaucoup trop outrageuses pour Mme de Franval et pour son mari, il s’en éloigna toujours avec indignation.<br /><br />— C’est une chose si affligeante que le crime, madame, disait quelquefois cet honnête homme, il est si peu vraisemblable de supposer qu’un être sage franchisse volontairement toutes les digues de la pudeur, et tous les freins de la vertu, que ce n’est jamais qu’avec la répugnance la plus extrême que je me détermine à prêter de tels torts ; livrons-nous rarement aux soupçons du vice ; ils sont souvent l’ouvrage de notre amour-propre, presque toujours le fruit d’une comparaison sourde, qui se fait au fond de notre âme ; nous nous pressons d’admettre le mal, pour avoir droit de nous trouver meilleurs. En y réfléchissant bien, ne vaudrait-il pas mieux, madame, qu’un tort secret ne fût jamais dévoilé, que d’en supposer d’illusoires par une impardonnable précipitation, et de flétrir ainsi sans sujet, à nos yeux, des gens qui n’ont jamais commis d’autres fautes que celles que leur a prêtées notre orgueil ? Tout ne gagne-t-il pas d’ailleurs à ce principe ? N’est-il pas infiniment moins nécessaire de punir un crime, qu’il n’est essentiel d’empêcher ce crime de s’étendre ? En le laissant dans l’ombre qu’il recherche, n’est-il pas comme anéanti ? le scandale est sûr en l’ébruitant, le récit qu’on en fait réveille les passions de ceux qui sont enclins au même genre de délits ; l’inséparable aveuglement du crime flatte l’espoir qu’a le coupable d’être plus heureux que celui qui vient d’être reconnu ; ce n’est pas une leçon qu’on lui a donnée, c’est un conseil, et il se livre à des excès qu’il n’eût peut-être jamais osés, sans l’imprudent éclat… faussement pris pour de la justice… et qui n’est que de la rigueur mal conçue, ou de la vanité qu’on déguise.<br /><br />Il ne se prit donc d’autre résolution, dans ce premier comité, que celle de vérifier avec exactitude les raisons de l’éloignement de Franval pour le mariage de sa fille, et les causes qui faisaient partager à Eugénie cette même manière de penser : on se décida à ne rien entreprendre que ces motifs ne fussent dévoilés.<br /><br />— Eh bien ! Eugénie, dit Franval, le soir, à sa fille, vous le voyez, on veut nous séparer : y réussira-t-on, mon enfant ?… Parviendra-t-on à briser les plus doux nœuds de ma vie ?<br /><br />— Jamais… jamais, ne l’appréhende pas, ô mon plus tendre ami ! ces nœuds que tu délectes me sont aussi précieux qu’à toi ; tu ne m’as point trompée, tu m’as fait voir, en les formant, à quel point ils choquaient nos mœurs ; et peu effrayée de franchir des usages qui, variant à chaque climat, ne peuvent avoir rien de sacré, je les ai voulus, ces nœuds je les ai tissés sans remords : ne crains donc pas que je les rompe.<br /><br />— Hélas ! qui sait ?… Colunce est plus jeune que moi… Il a tout ce qu’il faut pour te charmer : n’écoute pas, Eugénie, un reste d’égarement qui t’aveugle sans doute ; l’âge et le flambeau de la raison, en dissipant le prestige, produiront bientôt des regrets, tu les dépose ras dans mon sein, et je ne me pardonnerai pas de les avoir fait naître !<br /><br />— Non, reprit Eugénie fermement, non, je suis décidée à n’aimer que toi seul ; je me croirais la plus malheureuse des femmes s’il me fallait prendre un époux… Moi, poursuivit-elle avec chaleur, moi, me joindre à un étranger qui, n’ayant pas comme toi de doubles raisons pour m’aimer, mettrait à la mesure de ses sentiments, tout au plus, celle de ses désirs ! .. Abandonnée, méprisée par lui, que deviendrai-je après ? Prude, dévote, ou catin ? Eh ! non, non. J’aime mieux être ta maîtresse, mon ami. Oui, je t’aime mieux cent fois ; que d’être réduite à jouer dans le monde l’un ou l’autre de ces rôles infâmes… Mais quelle est la cause de tout ce train ? poursuivait Eugénie avec aigreur… La sais-tu, mon ami ? Quelle elle est ?… Ta femme ?… Elle seule… Son implacable jalousie… N’en doute point, voilà les seuls motifs des malheurs dont on nous menace… Ah ! je ne l’en blâme point : tout est simple… tout se conçoit… tout se fait quand il s’agit de te conserver. Que n’entreprendrais-je pas, si j’étais à sa place, et qu’on voulût m’enlever ton cœur ?<br /><br />Franval, étonnamment ému, embrasse mille fois sa fille ; et celle-ci, plus encouragée par ces criminelles caresses, développant son âme atroce avec plus d’énergie, hasarda de dire à son père, avec une impardonnable impudence, que la seule façon d’être moins observés l’un et l’autre était de donner un amant à sa mère. Ce projet divertit Franval ; mais bien plus méchant que sa fille, et voulant préparer imperceptiblement ce jeune cœur à toutes les impressions de haine qu’il désirait y semer pour sa femme, il répondit que cette vengeance lui paraissait trop douce, qu’il y avait bien d’autres moyens de rendre une femme malheureuse quand elle donnait de l’humeur à son mari.<br /><br />Quelques semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles Franval et sa fille se décidèrent enfin au premier plan conçu pour le désespoir de la vertueuse épouse de ce monstre, croyant, avec raison, qu’avant d’en venir à des procédés plus indignes, il fallait au moins essayer celui d’un amant qui, non seulement pourrait fournir matière à tous les autres, mais qui, s’il réussissait, obligerait nécessairement alors Mme de Franval à ne plus tant s’occuper des torts d’autrui, puisqu’elle en aurait elle-même d’aussi constatés.<br /><br />Franval porta les yeux, pour l’exécution de ce projet, sur tous les jeunes gens de sa connaissance ; et, après avoir bien réfléchi, il ne trouva que Valmont qui lui parût susceptible de le servir.<br /><br />Valmont avait trente ans, une figure charmante, de l’esprit, bien de l’imagination, pas le moindre principe, et, par conséquent, très propre à remplir le rôle qu’on allait lui offrir. Franval l’invite un jour à dîner, et le prenant à part au sortir de table.<br /><br />— Mon ami, lui dit-il, je t’ai toujours cru digne de moi ; voici l’instant de me prouver que je n’ai pas eu tort : j’exige une preuve de tes sentiments… mais une preuve très extraordinaire.<br /><br />— De quoi s’agit-il ? explique-toi, mon cher, et ne doute jamais de mon empressement à t’être utile !<br /><br />— Comment trouves-tu ma femme ?<br /><br />— Délicieuse ; et si tu n’en étais pas le mari, il y a longtemps que j’en serais l’amant.<br /><br />— Cette considération est bien délicate, Valmont, mais elle ne me touche pas.<br /><br />— Comment ?<br /><br />— Je m’en vais t’étonner… c’est précisément parce que tu m’aimes… précisément parce que je suis l’époux de Mme de Franval, que j’exige de toi d’en devenir l’amant.<br /><br />— Es-tu fou ? – Non, mais fantasque… mais capricieux, il y a longtemps que tu me connais sur ce ton… je veux faire faire une chute à la vertu, et je prétends que ce soit toi qui la prennes au piège.<br /><br />— Quelle extravagance ! Pas un mot, c’est un chef-d’œuvre de raison. Quoi ! tu veux que je te fasse…<br /><br />— Oui, je le veux, je l’exige, et je cesse de te regarder comme mon ami, si tu me refuses cette faveur… je te servirai… je te procurerai des instants… je les multiplierai… tu en profiteras ; et, dès que je serai bien certain de mon sort, je me jetterai, s’il le faut, à tes pieds pour te remercier de ta complaisance.<br /><br />— Franval, je ne suis pas ta dupe ; il y a là-dessous quelque chose de fort étonnant… Je n’entreprends rien que je ne sache tout.<br /><br />— Oui… mais je te crois un peu scrupuleux, je ne te soupçonne pas encore assez de force dans l’esprit pour être susceptible d’entendre le développement de tout ceci… Encore des préjugés… de la chevalerie, je gage ?… tu frémiras comme un enfant quand je t’aurai tout dit, et tu ne voudras plus rien faire.<br /><br />— Moi, frémir ?… je suis en vérité confus de ta façon de me juger : apprends, mon cher, qu’il n’y a pas un égarement dans le monde… non, pas un seul, de quelque irrégularité qu’il puisse être, qui soit capable d’alarmer un instant mon cœur.<br /><br />— Valmont, as-tu quelquefois fixé Eugénie ?<br /><br />— Ta fille ?<br /><br />— Ou ma maîtresse, si tu l’aimes mieux.<br /><br />— Ah ! scélérat, je te comprends.<br /><br />— Voilà la première fois de ma vie où je te trouve de la pénétration.<br /><br />— Comment ? d’honneur, tu aimes ta fille ?<br /><br />— Oui, mon ami, comme Loth ; j’ai toujours été pénétré d’un si grand respect pour les livres saints, toujours si convaincu qu’on gagnait le ciel en imitant ses héros !… Ah ! mon ami, la folie de Pygmalion ne m’étonne plus… L’univers n’est-il donc pas rempli de ces faiblesses ? N’a-t-il pas fallu commencer par là pour peupler le monde ? Et ce qui n’était pas un mal, alors, peut-il donc l’être devenu ? Quelle extravagance ! Une jolie personne ne saurait me tenter, parce que j’aurais le tort de l’avoir mise au monde ? Ce qui doit m’unir plus intimement à elle deviendrait la raison qui m’en éloignerait ? C’est parce qu’elle me ressemblerait, parce qu’elle serait issue de mon sang, c’est-à-dire parce qu’elle réunirait tous les motifs qui peuvent fonder le plus ardent amour, que je la verrais d’un œil froid ?… Ah ! quels sophismes… quelle absurdité ! Laissons aux sots ces ridicules freins, ils ne sont pas faits pour des âmes telles que les nôtres ; l’empire de la beauté, les saints droits de l’amour, ne connaissent point les futiles conventions humaines ; leur ascendant les anéantit comme les rayons de l’astre du jour épurent le sein de la terre des brouillards qui la couvrent la nuit. Foulons aux pieds ces préjugés atroces, toujours ennemis du bonheur ; s’ils séduisirent quelquefois la raison, ce ne fut jamais qu’aux dépens des plus flatteuses jouissances… qu’ils soient à jamais méprisés par nous !<br /><br />— Tu me convaincs, répondit Valmont, et je t’accorde bien facilement que ton Eugénie doit être une maîtresse délicieuse ; beauté bien plus vive que sa mère, si elle n’a pas tout à fait, comme ta femme, cette langueur qui s’empare de l’âme avec tant de volupté, elle en a ce piquant qui nous dompte, qui semble, en un mot, subjuguer tout ce qui voudrait user de résistance ; si l’une a l’air de céder, l’autre exige ; ceci que l’une permet, l’autre l’offre, et j’y conçois beaucoup plus de charmes.<br /><br />— Ce n’est pourtant pas Eugénie que je te donne ; c’est sa mère.<br /><br />— Eh ! quelle raison t’engage à ce procédé ?<br /><br />— Ma femme est jalouse, elle me gêne, elle m’examine ; elle veut marier Eugénie : il faut que je lui fasse avoir des torts, pour réussir à couvrir les miens, il faut donc que tu l’aies… que tu t’en amuses quelque temps… que tu la trahisses ensuite… que je te surprenne dans ses bras… que je la punisse, ou qu’au moyen de cette découverte, j’achète la paix de part et d’autre dans nos mutuelles erreurs… mais point d’amour, Valmont, du sang-froid, enchaîne-la, et ne t’en laisse pas maîtriser ; si le sentiment s’en mêle, mes projets sont au diable.<br /><br />— Ne crains rien, ce serait la première femme qui aurait échauffé mon cœur.<br /><br />Nos deux scélérats convinrent donc de leurs arrangements, et il fut résolu que, dans très peu de jours, Valmont entreprendrait Mme de Franval avec pleine permission d’employer tout ce qu’il voudrait pour réussir… même l’aveu des amours de Franval, comme le plus puissant des moyens pour déterminer cette honnête femme à la vengeance.<br /><br />Eugénie, à qui le projet fut confié, s’en amusa prodigieusement ; l’infâme créature osa dire que si Valmont réussissait, pour que son bonheur, à elle, devînt aussi complet qu’il pourrait l’être, il faudrait qu’elle pût s’assurer, par ses yeux mêmes, de la chute de sa mère, qu’elle pût voir cette héroïne de vertu céder incontestablement aux attraits d’un plaisir qu’elle blâmait avec tant de rigueur.<br /><br />Enfin le jour arrive où la plus sage et la plus malheureuse des femmes va, non seulement recevoir le coup le plus sensible qui puisse lui être porté, mais où elle va être assez outragée de son affreux époux pour être abandonnée… livrée par lui même à celui par lequel il consent d’être déshonoré… Quel délire !… quel mépris de tous les principes, et dans quelles vues la nature peut elle créer des cœurs aussi dépravés que ceux là !… Quelques conversations préliminaires avaient disposé cette scène ; Valmont, d’ailleurs, était assez lié avec Franval, pour que sa femme, à qui cela était déjà arrivé sans risque, pût n’en imaginer aucun à rester tête à tête avec lui. Tous trois étaient dans le salon, Franval se lève. Je me sauve, dit il, une affaire importante m’appelle… C’est vous mettre avec votre gouvernante, madame, ajouta t il, en riant, que de vous laisser avec Valmont, il est si sage… mais s’il s’oublie, vous me le direz, je ne l’aime pas encore au point de lui céder mes droits… et l’impudent s’échappe.<br /><br />Après quelques propos ordinaires, nés de la plaisanterie de Franval, Valmont dit qu’il trouvait son ami changé depuis six mois. Je n’ai pas trop osé lui en demander la raison, continua t il, mais il a l’air d’avoir des chagrins. Ce qu’il y a de bien sûr, répondit Mme de Franval, c’est qu’il en donne furieusement aux autres. Oh ciel ! que m’apprenez vous ?… mon ami aurait avec vous des torts ? Puissions nous n’en être encore que là ! Daignez m’instruire, vous connaissez mon zèle… mon inviolable attachement. Une suite de désordres horribles… une corruption de mœurs, des torts enfin de toutes les espèces… le croiriez vous ? On nous propose pour sa fille le mariage le plus avantageux… il ne le veut pas… Et ici l’adroit Valmont détourne les yeux, de l’air d’un homme qui pénètre… qui gémit, et qui craint de s’expliquer. Comment, monsieur, reprend Mme de Franval, ce que je vous dis ne vous étonne pas ? votre silence est bien singulier. Ah ! madame, ne vaut il pas mieux se taire, que de parler pour désespérer ce qu’on aime ? Quelle est cette énigme, expliquez la, je vous conjure. Comment voulez vous que je ne frémisse pas à vous dessiller les yeux, dit Valmont, en saisissant avec chaleur une des mains de cette intéressante femme. Oh ! monsieur, reprit Mme de Franval très animée, ou ne dites plus mot, ou expliquez-vous, je l’exige… la situation où vous me tenez, est affreuse. Peut être bien moins que l’état où vous me réduisez vous même, dit Valmont, laissant tomber sur celle qu’il cherche à séduire, des regards enflammés d’amour. Mais que signifie tout cela, monsieur, vous commencez par m’alarmer, vous me faites désirer une explication, osant ensuite me faire entendre des choses que je ne dois ni ne peux souffrir, vous m’ôtez les moyens de savoir de vous ce qui m’inquiète aussi cruellement. Parlez, monsieur, parlez, ou vous allez me réduire au désespoir. Je serai donc moins obscur, puisque vous l’exigez, madame, et quoiqu’il m’en coûte à déchirer votre cœur… apprenez le motif cruel qui fonde les refus que votre époux fait à M. de Colunce… Eugénie… Eh bien ! Eh bien ! madame, Franval l’adore ; moins son père aujourd’hui que son amant, il préférerait l’obligation de renoncer au jour, à celle de céder Eugénie.<br /><br />Mme de Franval n’avait pas entendu ce fatal éclaircissement sans une révolution qui lui fit perdre l’usage de ses sens ; Val mont s’empresse de la secourir, et dès qu’il a réussi… Vous voyez, continue t il, madame, ce que coûte l’aveu que vous avez exigé. Je voudrais pour tout au monde… - Laissez-moi, monsieur, laissez moi, dit Mme de Franval dans un état difficile à peindre, après d’aussi violentes secousses, j’ai besoin d’être un instant seule. Et vous voudriez que je vous quittasse dans cette situation ? ah ! vos douleurs sont trop vivement ressenties de mon âme, pour que je ne vous demande pas la permission de les partager ; j’ai fait la plaie, laissez moi la guérir. Franval amoureux de sa fille, juste ciel ! cette créature que j’ai portée dans mon sein, c’est elle qui le déchire avec tant d’atrocité !… Un crime aussi épouvantable… ah ! monsieur, cela se peut il ?… en êtes vous bien sûr ? Si j’en doutais encore, madame, j’aurais gardé le silence, j’eusse aimé mieux cent fois ne vous rien dire, que de vous alarmer en vain ; c’est de votre époux même que je tiens la certitude de cette infamie, il m’en a fait la confidence ; quoi qu’il en soit, un peu de calme, je vous en supplie ; occupons-nous plutôt maintenant des moyens de rompre cette intrigue, que de ceux de l’éclaircir ; or, ces moyens sont en vous seule… Ah ! pressez vous de me les apprendre… ce crime me fait horreur. Un mari du caractère de Franval, madame, ne se ramène point par de la vertu ; votre époux croit peu à la sagesse des femmes ; fruit de leur orgueil ou de leur tempérament, prétend il, ce qu’elles font pour se conserver à nous, est bien plus, pour se contenter elles mêmes, que pour nous plaire ou nous enchaîner… Pardon, madame, mais je ne vous déguiserai pas que je pense assez comme lui sur cet objet ; je n’ai jamais vu que ce fût avec des vertus qu’une femme parvînt à détruire les vices de son époux ; une conduite à peu près semblable à celle de Franval, le piquerait beaucoup davantage, et vous le ramènerait bien mieux ; la jalousie en serait la suite assurée, et que de cœurs rendus à l’amour par ce moyen toujours infaillible ; votre mari voyant alors que cette vertu à laquelle il est fait, et qu’il a l’impudence de mépriser, est bien plus l’ouvrage de la réflexion, que de l’insouciance ou des organes, apprendra réellement à l’estimer en vous, au moment où il vous croira capable d’y manquer… il imagine… il ose dire que si vous n’avez jamais eu d’amants, c’est que vous n’avez jamais été attaquée ; prouvez lui qu’il ne tient qu’à vous de l’être… de vous venger de ses torts et de ses mépris ; peut être aurez vous fait un petit mal, d’après vos rigoureux principes ; mais que de maux vous aurez prévenu ; quel époux vous aurez converti ! et pour un léger outrage à la déesse que vous révérez, quel sectateur n’aurez vous pas ramené dans son temple ? Ah ! madame, je n’en appelle qu’à votre raison. Par la conduite que j’ose vous prescrire, vous ramenez à jamais Franval, vous le captivez éternellement ; il vous fuit, par une conduite contraire, il s’échappe pour ne plus revenir ; oui, madame, j’ose le certifier, ou vous n’aimez pas votre époux, ou vous ne devez pas balancer.<br /><br />Mme de Franval, très surprise de ce discours, fut quelque temps sans y répondre ; reprenant ensuite la parole, en se rappelant les regards de Valmont, et ses premiers propos : Monsieur, dit elle, avec adresse, à supposer que je cédasse aux conseils que vous me donnez, sur qui croiriez vous que je dusse jeter les yeux pour inquiéter davantage mon mari ? Ah ! s’écria Valmont, ne voyant pas le piège qu’on lui tendait ; chère et divine amie… sur l’homme de l’Univers qui vous aime le mieux, sur celui qui vous adore depuis qu’il vous connaît, et qui jure à vos pieds de mourir sous vos lois… Sortez, monsieur, sortez, dit alors impérieusement Mme de Franval, et ne reparaissez jamais devant mes yeux, votre artifice est découvert ; vous ne prêtez à mon mari, des torts… qu’il est incapable d’avoir, que pour mieux établir vos perfides séductions ; apprenez que fût il même coupable, les moyens que vous m’offrez, répugneraient trop à mon cœur pour les employer un instant ; jamais les travers d’un époux ne légitiment ceux d’une femme ; ils doivent devenir pour elle des motifs de plus d’être sage, afin que le juste, que l’éternel trouvera dans les villes affligées et prêtes à subir les effets de sa colère, puisse écarter, s’il se peut, de leur sein, les flammes qui vont les dévorer.<br /><br />Mme de Franval sortit à ces mots, et, demandant les gens de Valmont, elle l’obligea à se retirer… très honteux de ses premières démarches.<br /><br />Quoique cette intéressante femme eût démêlé les ruses de l’ami de Franval, ce qu’il avait dit s’accordait si bien avec ses craintes et celles de sa mère, qu’elle se résolut de tout mettre en œuvre, pour se convaincre de ces cruelles vérités. Elle va voir Mme de Farneille, elle lui raconte ce qui s’était passé et revient, décidée aux démarches que nous allons lui voir entreprendre.<br /><br />Il y a longtemps que l’on a dit, et avec bien de la raison, que nous n’avions pas de plus grands ennemis que nos propres valets ; toujours jaloux, toujours envieux, il semble qu’ils cherchent à alléger leurs chaînes en développant des torts qui, nous plaçant alors au dessous d’eux, laissent au moins, pour quelques instants, à leur vanité, la prépondérance sur nous que leur enlève le sort.<br /><br />Mme de Franval fit séduire une des femmes d’Eugénie. Une retraite sûre, un sort agréable, l’apparence d’une bonne action, tout détermine cette créature, et elle s’engage, dès la nuit suivante, à mettre Mme de Franval à même de ne plus douter de ses malheurs.<br /><br />L’instant arrive. La malheureuse mère est introduite dans un cabinet voisin de l’appartement où son perfide époux outrage chaque nuit et ses nœuds et le ciel, Eugénie est avec son père ; plusieurs bougies restent allumées sur une encoignure, elles vont éclairer le crime… l’autel est préparé, la victime s’y place… le sacrificateur la suit… Mme de Franval n’a plus pour elle que son désespoir… son amour irrité… son courage… elle brise les portes qui la retiennent, elle se jette dans l’appartement ; et là, tombant à genoux et en larmes aux pieds de cet incestueux… O vous ! qui faites le malheur de ma vie, s’écrie t elle, en s’adressant à Franval, vous, dont je n’ai pas mérité de tels traitements… vous que j’adore encore quelles que soient les injures que j’en reçoive, voyez mes pleurs… et ne me rejetez pas ; je vous demande la grâce de cette malheureuse, qui, trompée par sa faiblesse et par vos séductions, croit trouver le bonheur au sein de l’impudence et du crime… Eugénie, Eugénie, veux tu porter le fer dans le sein où tu pris le jour ? Ne te rends pas plus longtemps complice du forfait dont on te cache l’horreur !… Viens… accours… vois mes bras prêts à te recevoir. Vois ta malheureuse mère, à tes genoux, te conjurer de ne pas outrager à la fois l’honneur et la nature… Mais si vous me refusez l’un et l’autre, continue cette femme désolée, en se portant un poignard sur le cœur, voilà par quel moyen je vais me soustraire aux flétrissures dont vous prétendez me couvrir ; je ferai jaillir mon sang jusqu’à vous, et ce ne sera plus que sur mon triste corps que vous pourrez consommer vos crimes. Que l’âme endurcie de Franval pût résister à ce spectacle, ceux qui commencent à connaître ce scélérat le croiront facilement ; mais que celle d’Eugénie ne s’y rendit point, voilà ce qui est inconcevable, Madame, dit cette fille corrompue, avec le flegme le plus cruel, je n’accorde pas avec votre raison, je l’avoue, le ridicule esclandre que vous venez faire chez votre mari ; n’est-il pas le maître de ses actions ? et quand il approuve les miennes, avez-vous quelques droits de les blâmer ? Examinons-nous vos incartades avec M. de Valmont ? vous troublons-nous dans vos plaisirs ? Daignez donc respecter les nôtres, ou ne pas vous étonner que je sois la première à presser votre époux, de prendre le parti qui pourra vous y contraindre… En ce moment la patience échappe à Mme de Franval, toute sa colère se tourne contre l’indigne créature qui peut s’oublier au point de lui parler ainsi ; et, se relevant avec fureur, elle s’élance sur elle… Mais l’odieux, le cruel Franval, saisissant sa femme par les cheveux, l’entraîne en furie loin de sa fille et de la chambre ; et, la jetant avec force dans les degrés de la maison, il l’envoie tomber évanouie et en sang sur le seuil de la porte d’une de ses femmes qui, réveillée par ce bruit horrible, soustrait en hâte sa maîtresse aux fureurs de son tyran, déjà descendu pour achever sa malheureuse victime… Elle est chez elle, on l’y enferme, on l’y soigne, et le monstre qui vient de la traiter avec tant de rage, revoie auprès de sa détestable compagne passer aussi tranquille ment la nuit que s’il ne se fût pas ravalé au-dessous des bêtes les plus féroces, par des attentats tellement exécrables, tellement faits pour l’humilier.., tellement horribles, en un mot, que nous rougissons de la nécessité où nous sommes de les dévoiler.<br /><br />Plus d’illusions pour la malheureuse Franval ; il n’en était plus aucune qui pût lui devenir permise ; il n’était que trop clair, que le cœur de son époux, c’est-à-dire, le plus doux de sa vie lui était enlevé.., et par qui ? par celle qui lui devait le plus de respect… et qui venait de lui parler avec le plus d’insolence ; elle s’était également doutée que toute l’aventure de Valmont n’était qu’un détestable piège tendu pour lui faire avoir des torts, si l’on pouvait, et, dans le cas contraire, pour lui en prêter, pour l’en couvrir afin de balancer, de légitimer par là, ceux mille fois plus graves qu’on osait avoir avec elle.<br /><br />Rien n’était plus certain. Franval, instruit des mauvais succès de Valmont, l’avait engagé à remplacer le vrai par l’imposture et l’indiscrétion.., à publier hautement qu’il était l’amant de Mme de Franval ; et il avait été conclu dans cette société qu’on ferait contrefaire des lettres abominables, qui statueraient, de la manière la moins équivoque, l’existence du commerce auquel cependant cette malheureuse épouse avait refusé de se prêter. Cependant au désespoir, blessée même en plusieurs endroits de son corps, Mme de Franval tomba sérieusement malade ; et son barbare époux se refusant à la voir, ne daignant pas même s’informer de son état, partit avec Eugénie pour la campagne, sous prétexte que la fièvre étant dans sa maison, il ne voulait pas exposer sa fille.<br /><br />Valmont se présenta plusieurs fois à la porte de Mme de Franval pendant sa maladie, mais sans être une seule fois reçu ; enfermée avec sa tendre mère et M. de Clervil, elle ne vit absolument personne ; consolée par des amis si chers, si faits pour avoir des droits sur elle, et rendue à la vie par leurs soins, au bout de quarante jours elle fut en état de voir du monde. Franval alors ramena sa fille à Paris, et l’on disposa tout avec Val- mont pour se munir d’armes capables de balancer celles qu’il paraissait que Mme de Franval et ses amis allaient diriger contre eux. Notre scélérat parut chez sa femme dès qu’il la crut en état de le recevoir.<br /><br />— Madame, lui dit-il froidement, vous ne devez pas douter de la part que j’ai prise à votre état ; il m’est impossible de vous déguiser, que c’est à lui seul, que vous devez la retenue d’Eugénie, elle était décidée à porter contre vous les plaintes les plus vives sur la façon dont vous l’avez traitée ; quelque convaincue qu’elle puisse être du respect qu’une fille doit à sa mère, elle ne peut ignorer cependant que cette mère se met dans le plus mauvais cas du monde en se jetant sur sa fille, le poignard à la main ; une vivacité de cette espèce, madame, pour rait en ouvrant les yeux du gouvernement sur votre conduite, nuire infailliblement un jour à votre liberté et à votre honneur. — Je ne m’attendais pas à cette récrimination, monsieur, répondit Mme de Franval ; et quand, séduite par vous, ma fille se rend à la fois coupable d’inceste, d’adultère, de libertinage et de l’ingratitude la plus odieuse envers celle qui l’a mise au monde… oui, je l’avoue, je n’imaginais pas que, d’après cette complication d’horreurs, ce fût à moi de redouter des plaintes : il faut tout votre art, toute votre méchanceté, monsieur, pour, en excusant le crime avec autant d’audace, accuser l’innocence ! — Je n’ignore pas, madame, que les prétextes de votre scène ont été les odieux soupçons que vous osez former sur moi ; mais des chimères ne légitiment pas des crimes : ce que vous avez pensé est faux ; ce que vous avez fait n’a malheureusement que trop de réalité. Vous vous étonnez des reproches que vous a adressés ma fille à l’occasion de votre intrigue avec Valmont ; mais, madame, elle ne dévoile les irrégularités de votre conduite qu’après tout Paris : cet arrangement est si connu… les preuves, malheureusement si constantes, que ceux qui vous en parlent, commettent tout au plus une imprudence, mais non pas une calomnie. Moi, monsieur, dit cette respectable épouse, en se levant indignée… moi, des arrangements avec Valmont ?… juste ciel ! c’est vous qui le dites ! (et avec des flots de larmes :) Ingrat ! voilà le prix de ma tendresse… voilà la récompense de t’avoir tant aimé : tu n’es pas content de m’outrager aussi cruellement ; il ne te suffit pas de séduire ma propre fille, il faut encore que tu oses légitimer tes crimes en m’en prêtant qui seraient plus affreux pour moi que la mort… (Et se reprenant :) vous avez des preuves de cette intrigue, monsieur, dites vous, faites-les voir, j’exige qu’elles soient publiques, je vous contraindrai de les faire paraître à toute la terre, si vous refusez de me les montrer. — Non, madame, je ne les montrerai point à toute la terre, ce n’est pas communément un mari qui fait éclater ces sortes de choses ; il en gémit, et les cache de son mieux ; mais si vous les exigez, vous, madame, je ne vous les refuserai certaine ment point… Et sortant alors un porte feuille de sa poche : asseyez-vous, dit-il, ceci doit être vérifié avec calme ; l’humeur et l’emportement nuiraient sans me con vaincre remettez-vous donc, je vous prie, et discutons ceci de sang-froid. Mme de Franval, bien parfaitement convaincue de son innocence, ne savait que penser de ces préparatifs ; et sa surprise, mêlée d’effroi, la tenait dans un état violent.<br /><br />— Voici d’abord, madame, dit Franval en vidant un des côtés du portefeuille, toute votre correspondance avec Valmont depuis environ six mois n’accusez point ce jeune homme d’imprudence ou d’indiscrétion ; il est trop honnête sans doute pour oser vous manquer à ce point. Mais un de ses gens, plus adroit que lui n’est attentif a trouvé le secret de me procurer ses monuments pré cieux de votre extrême sagesse et de votre éminente vertu. (Puis feuilletant les lettres qu’il éparpillait sur la table.) Trouvez bon, continua-t-il, que parmi beaucoup de ces bavardages ordinaires d’une femme échauffée… par un homme fort aimable… j’en choisisse une qui m’a paru plus leste et plus décisive encore que les autres… La voici, madame. Mon ennuyeux époux soupe ce soir à sa petite maison du faubourg avec cette créature horrible… et qu’il est impossible que j’aie mise au monde : venez, mon cher, me consoler de tous les chagrins que me donnent ces deux monstres… Que dis-je ? n’est-ce pas le plus grand service qu’ils puissent me rendre à présent, et cette intrigue n’empêchera- t-elle pas mon mari d’apercevoir la nôtre ? Qu’il en resserre donc les nœuds autant qu’il lui plaira ; mais qu’il ne s’avise point au moins de vouloir briser ceux qui m’attachent au seul homme que j’aie vraiment adoré dans le monde. — Eh bien ! madame ? — Eh bien ! mon sieur, je vous admire, répondit Mme de Franval, chaque jour ajoute à l’incroyable estime que vous êtes fait pour mériter ; et quelques grandes qualités que je vous aie reconnu jusqu’à présent, je l’avoue, je ne vous savais pas encore celle de faussaire et de calomniateur. — Ah ! vous niez ? — Point du tout ; je ne demande qu’à être convaincue ; nous ferons nommer des juges… des experts ; et nous demanderons, si vous le voulez bien, la peine la plus rigoureuse pour celui des deux qui sera le coupable ? — Voilà ce qu’on appelle de l’effronterie : allons, j’aime mieux cela que de la douleur… pour suivons. Que vous ayez un amant, madame, dit Franval, en secouant l’autre partie du portefeuille, avec une jolie figure et un ennuyeux époux, rien que de très simple assurément ; mais qu’à votre âge vous entreteniez cet amant, et cela à mes frais, c’est ce que vous me permettrez de ne pas trouver aussi simple… Cependant voici pour cent mille écus de mémoires, ou payés par vous, ou arrêtés de votre main en faveur de Valmont ; daignez les parcourir, je vous conjure, ajouta ce monstre en les lui présentant sans les lui laisser toucher…<br /><br />A Zaïde, bijoutier.<br /><br />Arrêté le présent mémoire de la somme de vingt-deux mille livres pour le compte de A4 de Valmont, par arrangement avec lui.<br /><br />FARNEILLE DE FRANVAL<br /><br />A Jamet, marchand de chevaux, six mille livres.., c’est cet attelage bai-brun qui fait aujourd’hui les délices de Valmont et l’admiration de tout Paris… Oui, madame, en voilà pour trois cent mille deux cent quatre- vingt-trois livres dix sols, dont vous devez encore plus d’un tiers, et dont vous avez très loyalement acquitté le reste… Eh bien ! madame ? — Ah ! monsieur, quant à cette fraude, elle est trop grossière pour me causer la plus légère inquiétude ; je n’exige qu’une chose pour confondre ceux qui l’inventent contre moi… que les gens à qui j’ai, dit-on, arrêté ces mémoires, paraissent, et qu’ils fassent serment que j’ai eu affaire à eux. — Ils le feront, madame, n’en doutez pas ; m’auraient-ils eux-mêmes prévenus de votre conduite, s’ils n’étaient décidés à soutenir ce qu’ils ont déclaré ? L’un d’eux devait même, sans moi, vous faire assigner aujourd’hui… Des pleurs amers jaillissent alors des beaux yeux de cette malheureuse femme ; son cou rage cesse de la soutenir, elle tombe dans un accès de désespoir, mêlé de symptômes effrayants, elle frappe sa tête contre les marbres qui l’entourent, elle se meurtrit le visage. Monsieur, s’écrie-t-elle, en se jetant aux pieds de son époux, daignez vous défaire de moi, je vous en supplie, par des moyens moins lents et moins affreux ; puisque mon existence gêne vos crimes, anéantissez-la d’un seul coup… ne me plongez pas si lentement au tombeau… Suis-je coupable de vous avoir aimé ?… de m’être révoltée contre ce qui m’enlevait aussi cruellement votre cœur ?… Eh bien ! punis-m’en, barbare, oui, prends ce fer, dit-elle, en se jetant sur l’épée de son mari, prends-le, te dis-je, et perce- moi le sein sans pitié ; mais que je meure au moins digne de ton estime, que j’emporte au tombeau, pour unique consolation, la certitude que tu me crois incapable des infamies dont tu ne m’accuses… que pour couvrir les tiennes… et elle était à genoux, renversée aux pieds de Franval, ses mains saignantes et blessées du fer nu dont elle s’efforçait de se saisir pour déchirer son sein ; ce beau sein était découvert, ses cheveux en désordre y retombaient en s’inondant des larmes qu’elle répandait à grands flots ; jamais la douleur n’eut plus de pathétique et plus d’expression, jamais on ne l’avait vue sous des détails plus touchants… plus intéressants et plus nobles… - Non, madame, dit Franval, en s’opposant au mouvement, non, ce n’est pas votre mort que l’on veut, c’est votre punition ; je conçois votre repentir, vos pleurs ne m’étonnent point, vous êtes furieuse d’être découverte ; ces dispositions me plaisent en vous, elles me font augurer un amendement… que précipitera sans doute le sort que je vous destine, et je vole y donner mes soins. — Arrête, Franval, s’écrie cette malheureuse, n’ébruite pas ton déshonneur, n’apprends pas toi-même au public, que tu es à la fois parjure, faussaire, incestueux et calomniateur… Tu veux te défaire de moi, je te fuirai, j’irai chercher quelque asile où ton souvenir même échappe à ma mémoire… tu seras libre, tu seras criminel impunément… oui, je t’oublierai.., si je le puis, cruel, ou si ta déchirante image ne peut s’effacer de mon cœur, si elle me pour suit encore dans mon obscurité profonde… je ne l’anéantirai pas, perfide, cet effort serait au-dessus de moi, non, je ne l’anéantirai pas, mais je me punirai de mon aveuglement, et j’ensevelirai dès lors dans l’horreur des tombeaux, l’autel coupable où tu fus trop chéri… A ces mots, derniers élans d’une âme accablée par une maladie récente, l’infortunée s’évanouit et tomba sans con naissance. Les froides ombres de la mort s’étendirent sur les roses de ce beau teint, déjà flétries par l’aiguillon du désespoir, on ne vit plus qu’une masse inanimée, que ne pouvaient pourtant abandonner les grâces, la modestie, la pudeur… tous les attraits de la vertu. Le monstre sort, il va jouir, avec sa coupable fille, du triomphe effrayant que le vice, ou plutôt la scélératesse, ose emporter sur l’innocence et sur le malheur. Ces détails plurent infiniment à l’exécrable fille de Franval, elle aurait voulu les voir… il aurait fallu porter l’horreur plus loin, il aurait fallu que Valmont triomphât des rigueurs de sa mère, que Franval surprît leurs amours. Quels moyens, si tout cela eût eu lieu, quels moyens de justification fût-il resté à leur victime ? et n’était-il pas important de les lui ravir tous ? Telle était Eugénie.<br /><br />Cependant la malheureuse épouse de Franval n’ayant que le sein de sa mère qui pût s’entrouvrir à ses larmes, ne fut pas long temps à lui faire part de ses nouveaux sujets de chagrins ; ce fut alors que Mme de Farneille imagina que l’âge, l’état, la considération personnelle de M. de Clervil, pour raient peut-être produire quelques bons effets sur son gendre ; rien n’est confiant comme le malheur ; elle mit le mieux qu’elle put ce respectable ecclésiastique au fait de tous les désordres de Franval, elle le convainquit de ce qu’il n’avait jamais voulu croire, elle lui enjoignit surtout de n’employer avec un tel scélérat, que cette éloquence persuasive, plutôt faite pour le cœur que pour l’esprit ; après qu’il aurait causé avec ce perfide, elle lui recommanda d’obtenir une entrevue d’Eugénie, où il mettrait de même en usage tout ce qu’il croirait de plus propre à éclairer cette jeune malheureuse sur l’abîme ouvert sous ses pas, et à la ramener, s’il était possible, au sein de sa mère et de la vertu.<br /><br />Franval instruit que Clervil devait demander à voir sa fille et lui, eut le temps de se combiner avec elle, et leurs projets bien disposés, ils firent savoir au directeur de Mme de Farneille, que l’un et l’autre étaient prêts à l’entendre. La crédule Franval espérait tout de l’éloquence de ce guide spirituel ; les malheureux saisissent les chimères avec tant d’avidité ; et pour se procurer une jouissance que la vérité leur refuse, ils réalisent avec beaucoup d’art toutes les illusions !<br /><br />Clervil arrive il était neuf heures du matin ; Franval le reçoit dans l’appartement où il avait coutume de passer les nuits avec sa fille ; il l’avait fait orner avec toute l’élégance imaginable, en y laissant néanmoins régner une sorte de désordre qui constatait ses criminels plaisirs… Eugénie, près de là, pouvait tout entendre, afin de se mieux disposer à l’entrevue qu’on lui destinait à son tour.<br /><br />— Ce n’est qu’avec la plus grande crainte de vous déranger, monsieur, dit Clervil, que j’ose me présenter devant vous ; les gens de notre état sont communément si à charge aux personnes qui, comme vous, passent leur vie dans les voluptés de ce monde, que je me reproche d’avoir consenti aux désirs de Mme de Farneille, en vous faisant demander la permission de vous entretenir un instant. — Asseyez-vous, monsieur, et tant que le langage de la justice et de la raison régnera dans vos discours, ne redoutez jamais l’ennui pour moi. — Vous êtes adoré d’une jeune épouse pleine de charmes et de vertus qu’on vous accuse de rendre bien malheureuse, monsieur ; n’ayant pour elle que son innocence et sa candeur, n’ayant que l’oreille de sa mère qui puisse écouter ses plaintes, vous idolâtrant toujours malgré vos torts, vous imaginez aisément quelle doit être l’horreur de sa position. Je voudrais, monsieur, que nous allassions au fait, il me semble que vous employez des détours ; quel est l’objet de votre mission ? — De vous rendre au bonheur, s’il était possible. — Donc, si je me trouve heureux comme je suis, vous ne devez plus rien avoir à me dire.<br /><br />— Il est impossible, monsieur, que le bonheur puisse se trouver dans le crime. — J’en conviens ; mais celui qui, par des études profondes, par des réflexions mûres, a pu mettre son esprit au point de ne soupçonner de mal à rien, de voir avec la plus tranquille indifférence toutes les actions humaines, de les considérer toutes comme des résultats nécessaires d’une puissance, telle qu’elle soit, qui tantôt bonne et tantôt perverse, mais toujours impérieuse, nous inspire tour à tour, ce que les hommes approuvent ou ce qu’ils condamnent, mais jamais rien qui la dérange ou qui la trouble, celui-là, dis-je, vous en conviendrez, mon sieur, peut se trouver aussi heureux, en se conduisant comme je le fais, que vous l’êtes dans la carrière que vous parcourez ; le bonheur est idéal, il est l’ouvrage de l’imagination ; c’est une manière d’être mû, qui dépend uniquement de notre façon de voir et de sentir ; il n’est, excepté la satisfaction des besoins, aucune chose qui rende tous les hommes également heureux ; nous voyons chaque jour un individu le devenir, de ce qui déplaît souverainement à un autre ; il n’y a donc point de bonheur certain, il ne peut en exister pour nous d’autre, que celui que nous nous formons en raison de nos organes et de nos principes. — Je le sais, monsieur, mais si l’esprit nous trompe, la conscience ne nous égare jamais, et voilà le livre où la nature écrit tous nos devoirs. — Et n’en faisons-nous pas ce que nous voulons, de cette conscience factice ? l’habitude la ploie, elle est pour nous une cire molle qui prend sous nos doigts toutes les formes ; si ce livre était aussi sûr que vous le dites, l’homme n’aurait-il pas une conscience invariable ? d’un bout de la terre à l’autre, toutes les actions ne seraient-elles pas les mêmes pour lui ? et cependant cela est-il ? l’Hottentot tremble-t-il de ce qui effraie le Français ? et celui-ci ne fait-il pas tous les jours ce qui le ferait punir au Japon ? Non, monsieur, non, il n’y a rien de réel dans le monde, rien qui mérite louange ou blâme, rien qui soit digne d’être récompensé ou puni, rien qui, injuste ici, ne soit légitime à cinq cents lieues de là, aucun mal réel, en un mot, aucun bien constant. — Ne le croyez pas, monsieur, la vertu n’est point une chimère ; il ne s’agit pas de savoir si une chose est bonne ici, ou mauvaise à quelques degrés de là, pour lui assigner une détermination précise de crime ou de vertu, et s’assurer d’y trouver le bonheur en raison du choix qu’on en aura fait ; l’unique félicité de l’homme ne peut se trouver que dans la soumission la plus entière aux lois de son pays ; il faut, ou qu’il les respecte, ou qu’il soit misérable, point. de milieu entre leur infraction ou l’infortune. Ce n’est pas, si vous le voulez, de ces choses en elles-mêmes, d’où naissent les maux qui nous accablent, quand nous nous y livrons, lorsqu’elles sont défendues, c’est de la lésion que ces choses, bonnes ou mauvaises intrinséquemment, font aux conventions sociales du climat que nous habitons. Il n’y a certainement aucun mal à préférer la promenade des boulevards, à celle des Champs-Elysées ; s’il se promulguait néanmoins une loi, qui interdît les boulevards aux citoyens, celui qui enfreindrait cette loi, se préparerait peut-être une chaîne éternelle de malheurs, quoiqu’il n’eût fait qu’une chose très simple en l’enfreignant ; l’habitude d’ailleurs, de rompre des freins ordinaires, fait bientôt briser les plus sérieux, et d’erreurs en erreurs, on arrive à des crimes, faits pour être punis dans tous les pays de l’Univers, faits pour inspirer de l’effroi à toutes les créatures raisonnables qui habitent le globe, sous quelque pôle que ce puisse être. S’il n’y a pas une conscience universelle pour l’homme, il y en a donc une nationale, relative à l’existence que nous avons reçue de la nature, et dans laquelle sa main imprime nos devoirs en traits, que nous n’effaçons point sans danger. Par exemple, monsieur, votre famille vous accuse d’inceste ; de quelques sophismes que l’on se soit servi pour légitimer ce crime, pour en amoindrir l’horreur, quelque spécieux qu’aient été les raisonnements entrepris sur cette matière, de quelque autorité qu’on les ait appuyés par des exemples pris chez les nations voisines, il n’en reste pas moins démontré, que ce délit, qui n’est tel que chez quelques peuples, ne soit certainement dangereux, là où les lois l’interdisent ; il n’en est pas moins certain qu’il peut entraîner après lui les plus affreux inconvénients, et des crimes nécessités par ce premier… des crimes, dis-je, les plus faits pour être en horreur aux hommes. Si vous eussiez épousé votre fille sur les bords du Gange, où ces mariages sont permis, peut-être n’eussiez- vous fait qu’un mal très inférieur ; dans un gouvernement où ces alliances sont défendues, en offrant ce tableau révoltant au public.., aux yeux d’une femme qui vous adore, et que cette perfidie met au tombeau, vous commettez, sans doute, une action épouvantable, un délit qui tend à briser les plus saints nœuds de la nature, ceux qui, attachant votre fille à l’être dont elle a reçu le jour, doivent lui rendre cet être le plus respectable et le plus sacré de tous les objets. Vous obligez cette fille à mépriser des devoirs aussi précieux, vous lui faites haïr celle qui l’a portée dans son sein ; vous préparez, sans vous en apercevoir, les armes qu’elle peut diriger contre vous ; vous ne lui pré sentez aucun système, vous ne lui inculquez aucun principe, où ne soit gravée votre condamnation ; et si son bras attente un jour à votre vie, vous aurez vous-même aiguisé les poignards.<br /><br />— Votre manière de raisonner, si différente de celle des gens de votre état, répondit Franval, va m’engager d’abord à de la confiance, monsieur ; je pourrais nier votre inculpation ; ma franchise à me dévoiler vis- à-vis de vous, va vous obliger, je l’espère, à croire également les torts de ma femme, quand j’emploierai, pour vous les exposer, la même vérité qui va guider l’aveu des miens. Oui, monsieur, j’aime ma fille, je l’aime avec passion, elle est ma maîtresse, ma femme, ma sœur, ma confidente, mon amie, mon unique dieu sur la terre, elle a tous les titres enfin qui peuvent obtenir les hommages d’un cœur, et tous ceux du mien lui sont dus ; ces sentiments dureront autant que ma vie ; je dois donc les justifier, sans doute, ne pouvant parvenir à y renoncer. Le premier devoir d’un père envers sa fille, est incontestablement, vous en conviendrez, monsieur, de lui procurer la plus grande somme de bonheur possible ; s’il n’y est point parvenu, il est en reste avec cette fille ; s’il a réussi, il est à l’abri de tous les reproches. Je n’ai ni séduit ni contraint Eugénie, cette considération est remarquable, ne la laissez pas échapper ; je ne lui ai point caché le monde, je lui ai développé les roses de l’hymen à côté des ronces qu’on y trouve ; je me suis offert ensuite, j’ai laissé Eugénie libre de choisir, elle a eu tout le temps de la réflexion, elle n’a point balancé, elle a pro testé qu’elle ne trouvait le bonheur qu’avec moi ; ai-je eu tort de lui donner pour la rendre heureuse, ce qu’avec connaissance de cause, elle a paru préférer à tout ? — Ces sophismes ne légitiment rien, monsieur, vous ne deviez pas laisser entrevoir à votre fille, que l’être qu’elle ne pouvait préférer sans crime, pouvait devenir l’objet de son bon heur ; quelque belle apparence que pût avoir un fruit, ne vous repentiriez-vous pas de l’offrir à quelqu’un, si vous étiez sûr que la mort fût cachée sous sa pulpe ? Non, monsieur, non, vous n’avez eu que vous pour objet, dans cette malheureuse conduite, et vous en avez rendu votre fille et la complice et la victime ; ces procédés sont impardonnables… et cette épouse vertueuse et sensible, dont vous déchirez le sein à plaisir, quels torts a-t-elle à vos yeux ? quels torts, homme injuste.., quel autre que celui de vous idolâtrer ? — Voilà où je vous veux, monsieur, et c’est sur cet objet que j’attends de vous de la confiance ; j’ai quelque droit d’en espérer sans doute, après la manière pleine de franchise dont vous venez de me voir convenir de ce qu’on m’impute. Et alors Franval, en montrant à Clervil les fausses lettres et les faux billets qu’il attribuait à sa femme, lui certifia que rien n’était plus réel que ces pièces, et que l’intrigue de Mme de Franval avec celui qu’elles avaient pour objet. Clervil savait tout : — Eh bien ! monsieur, dit-il alors fermement à Franval, ai-je eu raison de vous dire qu’une erreur vue d’abord comme sans conséquence en elle-même, peut, en nous accoutumant à franchir des bornes, nous conduire aux derniers excès du crime et de la méchanceté ? Vous avez commencé par une action, nulle à vos yeux, et vous voyez, pour la légitimer ou la couvrir, toutes les infamies qu’il vous faut faire… Voulez-vous m’en croire, mon sieur, jetons au feu ces impardonnables noirceurs, et oublions-en, je vous conjure, jusqu’au plus léger souvenir. — Ces pièces sont réelles, monsieur. — Elles sont fausses.<br /><br />— Vous ne pouvez être que dans le doute ; cet état suffit-il à me donner un démenti ?<br /><br />— Permettez, monsieur, je n’ai pour les supposer vraies, que ce que vous me dites, et vous avez le plus grand intérêt à soutenir votre accusation ; j’ai, pour croire ces pièces fausses, les aveux de votre épouse, qui aurait également le plus grand intérêt à me dire si elles étaient réelles, dans le cas où elles le seraient ; voilà comme je juge, monsieur… l’intérêt des hommes, tel est le véhicule de toutes leurs démarches, le grand ressort de toutes leurs actions ; où je le trouve, s’allume aussitôt pour moi le flambeau de la vérité ; cette règle ne me trompa jamais, il y a quarante ans que je m’en sers ; et la vertu de votre femme n’anéantira-t-elle pas d’ailleurs à tous les yeux cette abominable calomnie ? est-ce avec sa franchise, est-ce avec sa candeur, est-ce avec l’amour dont elle brûle encore pour vous, qu’on se permet de telles atrocités ? Non, monsieur, non, ce ne sont point là les débuts du crime ; en en connaissant aussi bien les effets, vous en deviez mieux diriger les fils. — Des invectives, monsieur ! — Pardon, l’injustice, la calomnie, le libertinage, révoltent si souverainement mon âme, que je ne suis quelque fois pas le maître de l’agitation où ces horreurs me plongent ; brûlons ces papiers, monsieur, je vous le demande encore avec instance.., brûlons-les, pour votre honneur et pour votre repos. — Je n’imaginais pas, monsieur, dit Franval, en se levant, qu’avec le ministère que vous exercez, on devînt aussi facilement l’apologiste.., le protecteur de l’inconduite et de l’adultère ; ma femme me flétrit, elle me ruine, je vous le prouve ; votre aveuglement sur elle, vous fait préférer de m’accuser moi-même et de me supposer plutôt un calomniateur, qu’elle une femme perfide et débauchée ! Eh bien, monsieur, les lois en décideront, tous les tribunaux de France retentiront de mes plaintes, j’y porterai mes preuves, j’y publierai mon déshonneur, et nous verrons alors si vous aurez encore la bonhomie ou plutôt la sottise de protéger contre moi une aussi impudente créature. — Je me retirerai donc, monsieur, dit Clervil, en se levant aussi ; je n’imaginais pas que les travers de votre esprit altérassent autant les qualités de votre cœur, et qu’aveuglé par une vengeance injuste, vous devinssiez capable de soutenir de sang-froid ce que pût enfanter le délire… Ah ! monsieur, comme tout ceci me convainc mieux que jamais, que quand l’homme a franchi le plus sacré de ses devoirs, il se permet bientôt de pulvériser tous les autres… si vos réflexions vous ramènent, vous daignerez me faire avertir, monsieur, et vous trouverez toujours, dans votre famille et moi, des amis prêts à vous recevoir… M’est-il permis de voir un instant mademoiselle votre fille ? — Vous en êtes le maître, monsieur, je vous exhorte même à faire valoir auprès d’elle, ou des moyens plus éloquents, ou des ressources plus sûres, pour lui présenter ces vérités lumineuses, ou je n’ai eu le malheur d’apercevoir que de l’aveuglement et des sophismes.<br /><br />Clervil passa chez Eugénie. Elle l’attendait dans le déshabillé le plus coquet et le plus élégant ; cette sorte d’indécence, fruit de l’abandon de soi-même et du crime, régnait impudemment dans ses gestes et dans ses regards, et la perfide, outrageant les grâces qui l’embellissaient malgré elle, réunissait et ce qui peut enflammer le vice, et ce qui révolte la vertu.<br /><br />N’appartenant pas à une jeune fille d’entrer dans des détails aussi profonds, qu’à un philosophe comme Franval, Eugénie s’en tint au persiflage ; peu à peu elle en vint aux agaceries les plus décidées ; mais s’apercevant bientôt que ses séductions étaient perdues, et qu’un homme aussi vertueux que celui auquel elle avait affaire, ne se prendrait pas à ses pièges, elle coupe adroitement les nœuds qui retiennent le voile de ses charmes, et se mettant ainsi dans le plus grand désordre avant que Clervil ait le temps de s’en apercevoir : — Le misérable, dit-elle en jetant les hauts cris, qu’on éloigne ce monstre ! que l’on cache surtout son crime à mon père. Juste ciel ! j’attends de lui des conseils pieux… et le malhonnête homme en veut à ma pudeur… Voyez, dit-elle à ses gens accourus sur ses cris, voyez l’état où l’impudent m’a mise ; les voilà, les voilà ces bénins sectateurs d’une divinité qu’ils outragent ; le scandale, la débauche, la séduction, voilà ce qui compose leurs mœurs, et, dupes de leur fausse vertu, nous osons sottement les révérer encore.<br /><br />Clervil, très irrité d’un pareil esclandre, parvint pourtant à cacher son trouble ; et se retirant, avec sang-froid, au travers de la foule qui l’entoure : — Que le ciel, dit-il paisiblement, conserve cette infortunée.., qu’il la rende meilleure s’il le peut, et que personne dans sa maison n’attente plus, que moi sur des sentiments de vertu.., que je venais bien moins pour flétrir que pour ranimer dans son cœur.<br /><br />Tel fut le seul fruit que Mme de Farneille et sa fille recueillirent d’une négociation dont elles avaient tant espéré. Elles étaient loin de connaître les dégradations que le crime occasionne dans l’âme des scélérats ; ce qui agirait sur les autres, les aigrit, et c’est dans les leçons mêmes de la sagesse qu’ils trouvent de l’encouragement au mal.<br /><br />De ce moment tout s’envenima de part et d’autre ; Franval et Eugénie virent bien qu’il fallait convaincre Mme de Franval de ses prétendus torts, d’une manière qui ne lui permît plus d’en douter ; et Mme de Farneille, de concert avec sa fille, projeta très sérieusement de faire enlever Eugénie. On en parla à Clervil : cet honnête ami refusa de prendre part à d’aussi vives résolutions ; il avait, disait-il, été trop maltraité dans cette affaire pour pouvoir autre chose qu’implorer la grâce des coupables, il la demandait avec instance, et se défendait constamment de tout autre genre d’office ou de médiation. Quelle sublimité de sentiments ! Pourquoi cette noblesse est-elle si rare dans les individus de cette robe ? Ou pourquoi cet homme unique en portait-il une si flétrie ? Commençons par les tentatives de Franval.<br /><br />Valmont reparut. — Tu es un imbécile, lui dit le coupable amant d’Eugénie, tu es indigne d’être mon élève ; et je tympanise aux yeux de tout Paris si, dans une seconde entrevue, tu ne te conduis pas mieux avec ma femme ; il faut l’avoir, mon ami, mais l’avoir authentiquement, il faut que mes yeux me convainquent de sa défaite… il faut enfin que je puisse ôter à cette détestable créature tout moyen d’excuse et de défense. — Mais si elle résiste, répondit Valmont. — Tu emploieras la violence… j’aurai soin d’écarter tout le monde… Effraye- la, menace-la, qu’importe ?… je regarderai comme autant de services signalés de ta part, tous les moyens de ton triomphe. — Écoute, dit alors Valmont, je consens à ce que tu me proposes, je te donne ma parole que ta femme cédera ; mais j’exige une condition, rien de fait si tu la refuses ; la jalousie ne doit entrer pour rien dans nos arrangements ; tu le sais ; j’exige donc que tu me laisses passer un seul quart d’heure avec Eugénie… tu n’imagines pas comme je me conduirai quand j’aurai joui du plaisir d’entretenir un moment ta fille… - Mais, Val mont… - Je conçois tes craintes ; mais si tu me crois ton ami, je ne te les pardonne pas, je n’aspire qu’aux charmes de voir Eugénie seule et de l’entretenir une minute. — Val mont, dit Franval un peu étonné, tu mets à tes services un prix beaucoup trop cher ; je connais, comme toi, tous les ridicules de la jalousie, mais j’idolâtre celle dont tu me parles, et je céderais plutôt ma fortune que ses faveurs. — Je n’y prétends pas, sois tranquille ; et Franval qui voit bien que, dans le nombre de ses connaissances, aucun être, n’est capable de le servir comme Val- mont, s’opposant vivement à ce qu’il échappe… - Eh bien ! lui dit-il avec un peu d’humeur, je le répète, tes services sont chers ; en les acquittant de cette façon, tu me tiens quitte de la reconnaissance. — Oh ! la reconnaissance n’est le prix que des services honnêtes ; elle ne s’allumera jamais dans ton cœur pour ceux que je vais te rendre ; il y a mieux, c’est qu’ils nous brouilleront avant deux mois… Va, mon ami, je connais l’homme… ses travers.., ses écarts, et toutes les suites qu’ils entraînent ; place cet animal, le plus méchant de tous, dans telle situation qu’il te plaira, et je ne manquerai pas un seul résultat sur tes données. Je veux donc être payé d’avance, ou je ne fais rien. -J’accepte, dit Franval. — Eh bien ! répondit Valmont, tout dépend de ta volonté maintenant, j’agirai quand tu voudras. — Il me faut quelques jours pour mes préparatifs, dit Franval, mais dans quatre au plus je suis à toi.<br /><br />M. de Franval avait élevé sa fille de manière à être bien sûr que ce ne serait pas l’excès de sa pudeur qui lui ferait refuser de se prêter aux plans combinés avec son ami ; mais il était jaloux, Eugénie le savait ; elle l’adorait pour le moins autant qu’elle en était chérie, et elle avoua à Franval, dès qu’elle sut de quoi il s’agissait, qu’elle redoutait infiniment que ce tête-à-tête n’eut des suites. Franval, qui croyait connaître assez Valmont, pour être sûr qu’il n’y aurait dans tout cela que quelques aliments pour sa tête, mais aucun danger pour son cœur, dissipa de son mieux les craintes de sa fille, et tout se prépara.<br /><br />Tel fut l’instant où Franval apprit par des gens sûrs et totalement à lui dans la maison de sa belle-mère, qu’Eugénie courait de grands risques, et que Mme de Farneille était au moment d’obtenir un ordre pour la faire enlever. Franval ne doute pas que le complot ne soit l’ouvrage de Clervil ; et laissant là pour un moment les projets de Valmont, il ne s’occupe que du soin de se défaire du malheureux ecclésiastique qu’il croit si faussement l’instigateur de tout ; il sème l’or ; ce véhicule puissant de tous les vices, est placé par lui dans mille mains diverses : six coquins affidés lui répondent enfin d’exécuter ses ordres.<br /><br />Un soir, au moment où Clervil, qui soupait souvent chez Mme de Farneille, s’en retire seul, et à pied, on l’enveloppe… on le saisit.., on lui dit que c’est de la part du gouvernement. On lui montre un ordre contre fait, on le jette dans une chaise de poste, et on le conduit en toute diligence dans les prisons d’un château isolé que possédait Franval, au fond des Ardennes. Là, le mal heureux est recommandé au concierge de cette terre, comme un scélérat qui a voulu attenter à la vie de son maître ; et les meilleures précautions se prennent pour que cette victime infortunée, dont le seul tort est d’avoir usé de trop d’indulgence envers ceux qui l’outragent aussi cruellement, ne puisse jamais reparaître au jour.<br /><br />Mme de Farneille fut au désespoir. Elle ne douta point que le coup ne partît de la main de son gendre ; les soins nécessaires à retrouver Clervil ralentirent un peu ceux de l’enlèvement d’Eugénie ; avec un très petit nombre de connaissances et un crédit fort médiocre, il était difficile de s’occuper à la fois de deux objets aussi importants, d’ailleurs cette action vigoureuse de Franval en avait imposé. On ne pensa donc qu’au directeur ; mais toutes les recherches furent vaines ; notre scélérat avait si bien pris ses mesures, qu’il devint impossible de rien découvrir : Mme de Franval n’osait trop questionner son mari, ils ne s’étaient pas encore parlé depuis la dernière scène, mais la grandeur de l’intérêt anéantit toute considération ; elle eut enfin le courage de demander à son tyran, si son projet était d’ajouter à tous les mauvais procédés qu’il avait pour elle, celui d’avoir privé sa mère du meilleur ami qu’elle eût au monde. Le monstre se défendit ; il poussa la fausseté jusqu’à s’offrir pour faire des recherches ; voyant que pour préparer la scélératesse de Valmont, il avait besoin d’adoucir l’esprit de sa femme en renouvelant sa parole de tout mettre en mouvement pour retrouver Clervil, il prodigua les caresses à cette crédule épouse, l’assura que quelque infidélité qu’il lui fît, il lui devenait impossible de ne pas l’adorer au fond de l’âme ; et Mme de Franval, toujours complaisante et douce, toujours heureuse de ce qui la rapprochait d’un homme, qui lui était plus cher que la vie, se prêta à tous les désirs de cet époux perfide, les prévint, les servit, les partagea tous, sans oser profiter du moment, comme elle l’aurait dû, pour obtenir au moins de ce barbare une conduite meilleure, et qui ne plongeât pas chaque jour sa malheureuse épouse dans un abîme de tourments et de maux. Mais l’eût-elle fait, le succès eût-il couronné ses tentatives ? Franval, si faux dans toutes les actions de sa vie, devait-il être plus sincère dans celle qui n’avait, selon lui, d’attraits qu’autant qu’on y franchissait quelques digues ; il eût tout promis sans doute pour le seul plaisir de tout enfreindre, peut-être même eût-il désiré qu’on exigeât de lui des serments, pour ajouter les attraits du parjure à ses affreuses jouissances. Franval, absolument en repos, ne songea plus qu’à troubler les autres ; tel était le genre de son caractère vindicatif ; turbulent, impétueux, quand on l’inquiétait ; redésirant sa tranquillité à quelque prix que ce pût être, et ne prenant maladroitement pour l’avoir que les moyens les plus capables de la lui faire perdre de nouveau. L’obtenait- il ? ce n’était plus qu’à nuire qu’il employait toutes ses facultés morales et physiques ; ainsi toujours en action, ou il fallait qu’il prévînt les artifices qu’il contraignait les autres à employer contre lui ou il fallait qu’il en dirigeât contre eux.<br /><br />Tout était disposé pour satisfaire Valmont ; et son tête-à-tête eut lieu près d’une heure dans l’appartement même d’Eugénie.<br /><br />[Là, dans une salle décorée, Eugénie, nue sur un piédestal, représentait une jeune sauvage fatiguée de la chasse, et, s’appuyant sur un tronc de palmier, dont les branches élevées cachaient une infinité de lumières disposées de façon que les reflets, ne portant que sur les charmes de cette belle fille, les faisaient valoir avec le plus d’art. L’espèce de petit théâtre où paraissait cette statue animée se trouvait environné d’un canal plein d’eau et de six pieds de large, qui servait de barrière à la jeune sauvage et l’empêchait d’être approchée de nulle part. Au bord de cette circonvallation, était placé le fauteuil [ de Valmont] ; un cordon de soie y répondait : en manœuvrant ce filet, il faisait tourner le piédestal en telle sorte que l’objet de son culte pouvait être aperçu par lui de tous côtés, et l’attitude était telle, qu’en quelque manière qu’elle fût dirigée, elle se trouvait toujours agréable. [ Franval] caché derrière une décoration du bosquet, pouvait à la fois porter ses yeux sur sa maîtresse et sur son ami, et l’examen, d’après la dernière convention, devait être d’une demi-heure… Valmont se place… il est dans l’ivresse, jamais autant d’attraits ne se sont, dit-il, offerts à sa vue ; il cède aux transports qui l’enflamment. Le cordon, variant sans cesse, lui offre à tout instant des attraits nouveaux : auquel sacrifiera-t-il ? lequel sera préféré ? il l’ignore ; tout est si beau dans Eugénie ! Cependant les minutes s’écoulent ; elles passent vite dans de telles circonstances ; l’heure frappe : le chevalier s’abandonne, et l’encens vole aux pieds du dieu dont le sanctuaire lui est interdit. Une gaze tombe, il faut se retirer.]<br /><br />— Eh bien ! es-tu content, dit Franval, en rejoignant son ami. — C’est une créature délicieuse, répondit Valmont ; mais Franval, je te le conseille, ne hasarde pas pareille chose avec un autre homme, et félicite-toi des sentiments qui, dans mon cœur, doivent te garantir de tous dangers. — J’y compte, répondit Franval assez sérieusement, agis donc maintenant au plus tôt. — Je préparerai demain ta femme.., tu sens qu’il faut une conversation préliminaire.., quatre jours après tu peux être sûr de moi. Les paroles se donnent et l’on se sépare.<br /><br />Mais il s’en fallait bien qu’après une telle entrevue, Valmont eût envie de trahir Mme de Franval, ou d’assurer à son ami une conquête dont il n’était devenu que trop envieux. Eugénie avait fait sur lui des impressions assez profondes pour qu’il ne pût y renoncer ; il était résolu de l’obtenir pour femme, à quelque prix que ce pût être. En y pensant mûrement, dès que l’intrigue d’Eugénie avec son père ne le rebutait pas, il était bien certain que sa fortune égalant celle de Colunce, il pouvait à tout aussi juste titre, prétendre à la même alliance ; il imagina donc qu’en se présentant pour époux, il ne pouvait pas être refusé, et qu’en agissant avec ardeur, pour rompre les liens incestueux d’Eugénie, en répondant à la famille d’y réussir, il obtiendrait infailliblement l’objet de son culte…à une affaire près avec Franval, dont son courage lui faisait espérer le succès.<br /><br />Vingt- quatre heures suffisent à ces réflexions, et c’est tout plein de ces idées, que Valmont se rend chez Mme de Franval. Elle était avertie ; dans sa dernière entrevue avec son mari, on se rappelle qu’elle s’était presque raccommodée, ou plutôt qu’ayant cédé aux artifices insidieux de ce perfide, elle ne pouvait plus refuser la visite de Valmont. Elle avait pourtant objecté les billets, les propos, les idées qu’avait eues Franval ; mais lui, n’ayant plus l’air de songer à rien, l’avait très assurée, que la plus sûre façon de faire croire que tout cela était faux ou n’existait plus, était de voir son ami comme à l’ordinaire ; s’y refuser, assurait-il, légitimerait ces soupçons ; la meilleure preuve qu’une femme puisse fournir de son honnêteté, lui avait-il dit, est de continuer à voir publiquement celui dont on a tenu des propos relatifs à elle : tout cela était sophistiqué ; Mme de Franval le sentait à merveille, mais elle espérait une explication de Valmont ; le désir de l’avoir, joint à celui de ne point fâcher son époux, avait fait disparaître à ses yeux tout ce qui aurait dû raisonnablement l’empêcher de voir ce jeune homme. Il arrive donc, et Franval se hâtant de sortir, les laisse aux prises comme la dernière fois les éclaircissements devaient être vifs et longs ; Valmont plein de ses idées, abrège tout et vient au fait.<br /><br />— O ! madame, ne voyez plus en moi le même homme qui se rendit si coupable à vos yeux la dernière fois qu’il vous entre tint, se pressa-t-il de dire ; j’étais alors le complice des torts de votre époux, j’en deviens aujourd’hui le réparateur ; mais prenez confiance en moi, madame, daignez vous pénétrer de la parole d’honneur que je vous donne de ne venir ici ni pour vous mentir, ni pour vous en imposer sur rien ; alors il convint de l’histoire des faux billets et des lettres contrefaites, il demanda mille excuses de s’y être prêté, il prévint Mme de Franval des nouvelles horreurs qu’on exigeait encore de lui, et pour constater sa franchise, il avoua ses sentiments pour Eugénie, dévoila ce qui s’était fait, s’engagea à tout rompre, à enlever Eugénie à Franval, et à la conduire en Picardie, dans une des terres de Mme de Farneille, si l’une et l’autre de ces dames lui en accordaient la permission, et lui promettaient en mariage pour récompense, celle qu’il aurait retirée de l’abîme.<br /><br />Ces discours, ces aveux de Valmont portaient un tel caractère de vérité, que Mme de Franval ne put s’empêcher d’être convaincue ; Valmont était un excellent parti pour sa fille ; après la mauvaise conduite d’Eugénie, pouvait-elle espérer autant ? Valmont se chargeait de tout, il n’y avait pas d’autre moyen de faire cesser le crime affreux qui désespérait Mme de Franval ; ne devait-elle pas se flatter d’ailleurs du retour des sentiments de son époux, après la rupture de la seule intrigue, qui réellement pût devenir dangereuse et pour elle et pour lui ; ces considérations la décidèrent, elle se rendit, mais aux conditions que Valmont lui donne rait sa parole de ne point se battre contre son mari, de passer en pays étranger après avoir rendu Eugénie à M’ de Farneille, et d’y rester jusqu’à ce que la tête de Franval fût devenue assez calme, pour se consoler de la perte de ses illicites amours, et consentir enfin au mariage. Valmont s’engagea à tout ; me de Franval, de son côté, lui répondit des intentions de sa mère, elle l’assura qu’elle ne contrarierait en rien les résolutions qu’ils prenaient ensemble, et Valmont se retira en renouvelant ses excuses à me de Franval, d’avoir pu se porter contre elle à tout ce que son malhonnête époux en avait exigé. Dès le lendemain, Mme de Farneille instruite, partit pour la Picardie, et Franval, noyé dans le tourbillon perpétuel de ses plaisirs, comptant solidement sur Valmont, ne craignant plus Clervil, se jeta dans le piège préparé, avec la même bonhomie qu’il désirait si souvent voir aux autres, quand à son tour il avait envie de les y faire tomber.<br /><br />Depuis environ six mois, Eugénie qui touchait à sa dix-septième année, sortait assez souvent seule, ou avec quelques-unes de ses amies. La veille du jour où Valmont, par arrangement pris avec son ami, devait attaquer Mile de Franval, elle était absolu ment seule à une pièce nouvelle des Français, et elle en revenait de même, devant aller chercher son père dans une maison où il lui avait donné rendez-vous, afin de se rendre ensemble dans celle où tous les deux sou paient… A peine la voiture de Mile de Franval a-t-elle quitté le faubourg Saint- Germain, que dix hommes masqués arrêtent les chevaux, ouvrent la portière, se saisissent d’Eugénie, et la jettent dans une chaise de poste, à côté de Valmont qui, prenant toute sorte de précaution pour empêcher les cris, recommande la plus extrême diligence, et se trouve hors de Paris en un clin d’œil.<br /><br />Il était malheureusement devenu impossible de se défaire des gens et du carrosse d’Eugénie, moyennant quoi Franval fut averti fort vite. Valmont, pour se mettre à couvert, avait compté sur l’incertitude où serait Franval de la route qu’il prendrait, et sur les deux ou trois heures d’avance qu’il devrait nécessairement avoir. Pourvu qu’il touchât la terre de Mme de Farneille, c’était tout ce qu’il fallait, parce que de là, deux femmes sûres, et une voiture de poste, attendaient Eugénie pour la conduire sur les frontières, dans un asile ignoré même de Valmont, qui, passant tout de suite en Hollande, ne reparaissait plus que pour épouser sa maîtresse, dès que Mme de Farneille et sa fille lui feraient savoir qu’il n’y avait plus d’obstacles ; mais la fortune permit que ces sages projets échouassent près des horribles desseins du scélérat dont il s’agit.<br /><br />Franval instruit ne perd pas un instant, il se rend à la poste, il demande pour quelle route on a donné des chevaux depuis six heures du soir. A sept, il est parti une berline pour Lyon, à huit, une chaise de poste pour la Picardie ; Franval ne balance pas, la berline de Lyon ne doit assurément pas l’intéresser, mais une chaise de poste faisant route vers une province où Mme de Farneille a des terres, c’est cela, en douter serait une folie ; il fait donc mettre promptement les huit meilleurs chevaux de la poste sur la voiture da laquelle il se trouve, il fait prendre d’es bidets à ses gens, achète et charge des pistolets pendant qu’on attelle, et vole comme un trait où le conduisent l’amour, le désespoir et la vengeance. En relayant à Senlis, il apprend que la chaise qu’il poursuit en sort à peine… Franval ordonne qu’on fende l’air ; pour son malheur, il atteint la voiture ; ses gens et lui, le pistolet à la main, arrêtent le postillon de Valmont, et l’impétueux Franval reconnaissant son adversaire, lui brûle la cervelle avant qu’il ne se mette en défense, arrache Eugénie mourante, se jette avec elle dans son carrosse, et se retrouve à Paris avant dix heures du matin. Peu inquiet de tout ce qui vient d’arriver, Franval ne s’occupe que d’Eugénie… Le perfide Valmont n’a-t-il point voulu profiter des circonstances ? Eugénie est-elle encore fidèle, et ses coupables nœuds ne sont-ils pas flétris ? Male de Franval rassure son père. Valmont n’a fait que lui dévoiler son projet, et plein d’espoir de l’épouser bientôt, il s’est gardé de profaner l’autel où il voulait offrir des vœux purs ; les serments d’Eugénie rassurent Franval… Mais sa femme.., était-elle au fait de ces manœuvres… s’y était-elle prêtée ? Eugénie, qui avait eu le temps de s’instruire, certifie que tout est l’ouvrage de sa mère, à laquelle elle prodigue les noms les plus odieux, et que cette fatale entrevue, où Franval s’imaginait que Valmont se préparait à le servir si bien, était positivement celle où il le trahissait avec le plus d’impudence. — Ah ! dit Franval, furieux, que n’a-t-il encore mille vies… j’irais les lui arracher toutes les unes après les autres… Et ma femme ?…quand je cherchais à l’étourdir.., elle était la première à me tromper… cette créature que l’on croit si douce… cet ange de vertu… Ah ! traîtresse, traîtresse, tu paieras cher ton crime.., il faut du sang à ma vengeance, et j’irai, s’il le faut, le puiser de mes lèvres dans tes veines perfides… Tranquillise-toi, Eugénie, pour suit Franval dans un état violent.., oui, tranquillise-toi, le repos te devient nécessaire, va le goûter pendant quelques heures, je veillerai seul à tout ceci.<br /><br />Cependant Mme de Farneille, qui avait placé des espions sur la route, n’est pas long temps sans être avertie de tout ce qui vient de se passer ; sachant sa petite-fille reprise, et Valmont tué, elle accourt promptement à Paris… Furieuse, elle assemble sur-le-champ son conseil ; on lui fait voir que le meurtre de Valmont va livrer Franval entre ses mains, que le crédit qu’elle redoute va s’éclipser dans un instant, et, qu’elle redevient aussi tôt maître et de sa fille et d’Eugénie ; mais on lui recommande de prévenir l’éclat, et dans la crainte d’une procédure flétrissante, de solliciter un ordre qui puisse mettre son gendre à couvert. Franval aussitôt instruit de ces avis et des démarches qui en deviennent les suites, apprenant à la fois que son affaire se sait, et que sa belle-mère n’attend, lui dit-on, que son désastre pour en profiter, vole aussitôt à Versailles, voit le ministre, lui confie tout, et n’en reçoit pour réponse que le conseil d’aller se cacher promptement dans celle de ses terres qu’il possède en Alsace, sur les frontières de la Suisse. Franval revient à l’instant chez lui, et dans le dessein de ne pas manquer sa vengeance, de punir la trahison de sa femme, et de se trouver toujours possesseur d’objets assez chers à Mme de Farneille, pour qu’elle n’ose, politiquement au moins, prendre parti contre lui, il se résout de ne partir pour Valmor, cette terre que lui a conseillé le ministre, de n’y aller, dis-je, qu’accompagné de sa femme et de sa fille… Mais Mme de Franval acceptera-t-elle ? se sentant coupable de l’espèce de trahison qui a occasionné tout ce qui arrive, pourra-t-elle s’éloigner autant ? osera-t-elle se confier sans crainte aux bras d’un époux outragé ? Telle est l’inquiétude de Franval ; pour savoir à quoi s’en tenir, il entre à l’instant chez sa femme, qui savait déjà tout.<br /><br />— Madame, lui dit-il avec sang-froid, vous m’avez plongé dans un abîme de malheurs par des indiscrétions bien peu réfléchies ; en en blâmant l’effet j’en approuve néanmoins la cause, elle est assurément dans votre amour pour votre fille et pour moi ; et comme les premiers torts m’appartiennent, je dois oublier les seconds. Chère et tendre moitié de ma vie, continue-t-il, en tombant aux genoux de sa femme, voulez-vous accepter une réconciliation que rien ne puisse troubler désormais ; je viens vous l’offrir, et voici ce que je mets en vos mains pour la sceller… Alors il dépose aux pieds de son épouse tous les papiers contrefaits de la prétendue correspondance de Valmont. Brûlez tout cela, chère amie, je vous conjure, poursuit le traître, avec des larmes feintes, et pardonnez ce que la jalousie m’a fait faire : bannissons toute aigreur entre nous ; j’ai de grands torts, je le confesse ; mais qui sait si Valmont, pour réussir dans ses projets, ne m’a point noirci près de vous bien plus que je ne le mérite.., s’il avait osé dire que j’eusse pu cesser de vous aimer… que vous n’eussiez pas toujours été l’objet le plus précieux et le plus respectable qui fût pour moi dans l’univers ; ah ! cher ange, s’il se fût souillé de ces calomnies, que j’aurais bien fait de priver le monde d’un pareil fourbe et d’un tel imposteur ! — Oh ! mon sieur, dit Mme de Franval en larmes, est-il possible de concevoir les atrocités que vous enfantâtes contre moi ? Quelle confiance voulez-vous que je prenne en vous après de telles horreurs ? — Je veux que vous m’aimiez encore, ô la plus tendre et la plus aimable des femmes ! je veux, qu’accusant uniquement ma tête de la multitude de mes écarts, vous vous convainquiez que jamais ce cœur, où vous régnâtes éternellement, ne put être capable de vous trahir… oui, je veux que vous sachiez qu’il n’est pas une de mes erreurs qui ne m’ait rapproché plus vive ment de vous… Plus je m’éloignais de ma chère épouse, moins je voyais la possibilité de la retrouver dans rien ; ni les plaisirs, ni les sentiments n’égalaient ceux que mon inconstance me faisait perdre avec elle, et dans les bras même de son image, je regrettais la réalité… Oh ! chère et divine amie, où trouver une âme comme la tienne ! où goûter les faveurs qu’on cueille dans tes bras ! Oui, j’abjure tous mes égarements… je tt veux plus vivre que pour toi seule au monde… que pour rétablir dans ton cœur ulcéré, cet amour si justement détruit par des torts… dont j’abjure jusqu’au souvenir.<br /><br />Il était impossible à Mme de Franval de résister à des expressions aussi tendres de la part d’un homme qu’elle adorait toujours ; peut-on haïr ce qu’on a bien aimé ? Avec l’âme délicate et sensible de cette intéressante femme, voit-On de sang-froid, à ses pieds, noyé des larmes du remords, l’objet qui fut si précieux ? Des sanglots s’échappèrent… — Moi, dit-elle, en pressant sur son cœur les mains de son époux… moi qui n’ai jamais cessé de t’idolâtrer, cruel ! c’est moi que tu désespères à plaisir !… ah ! le ciel m’est témoin que de tous les fléaux dont tu pouvais me frapper, la crainte d’avoir perdu ton cœur, ou d’être soupçonnée par toi, devenait le plus sanglant de tous… Et quel objet encore tu prends pour m’outrager ?… ma fille !… c’est de ses mains dont tu perces mon cœur… tu veux me forcer de haïr celle que la nature m’a rendue si chère ? — Ah ! dit Franval toujours plus enflammé, je veux la ramener à tes genoux, je veux qu’elle abjure, comme moi, et son impudence et ses torts… qu’elle obtienne, comme moi, ton pardon. Ne nous occupons plus tous trois que de notre mutuel bonheur. Je vais te rendre ta fille.., rends- moi mon épouse… et fuyons. — Fuir, grand dieu ! — Mon aventure fait du bruit… je puis être perdu demain… Mes amis, le ministre, tous m’ont conseillé un voyage à Valmor… Daigneras-tu m’y suivre, ô mon amie ! serait-ce à l’instant où je demande à tes pieds ton pardon, que tu déchirerais mon cœur par un refus ? — Tu m’effraies… Quoi, cette affaire !… — Se traite comme un meurtre, et non comme un duel. — Oh dieu ! et c’est moi qui en suis cause !… Ordonne… ordonne : dispose de moi, cher époux… Je te suis, s’il le faut, au bout de la terre… Ah ! je suis la plus malheureuse des femmes ! — Dis la plus fortunée sans doute, puisque tous les instants de ma vie vont être consacrés à changer désormais en fleurs les épines dont j’entourais tes pas… un désert ne suffit-il pas quand on s’aime ? D’ailleurs ceci ne peut être éternel ; mes amis, prévenus, vont agir. — Et ma mère… je voudrais la voir… — Ah ! garde-t-en bien, chère amie, j’ai des preuves sûres qu’elle aigrit les parents de Valmont… qu’ elle même, avec eux, sollicite ma perte… — Elle en est incapable ; cesse d’imaginer ces perfides horreurs ; son âme faite pour aimer, n’a jamais connu l’imposture… tu ne l’apprécias jamais bien, Franval… que ne sus-tu l’aimer comme moi ! nous eussions trouvé dans ses bras la félicité sur la terre, c’était l’ange de paix qu’offrait le ciel aux erreurs de ta vie, ton injustice a repoussé son sein, toujours ouvert à ta tendresse, et par inconséquence ou caprice, par ingratitude ou libertinage, tu t’es volontairement privé de la meilleure et de la plus tendre amie qu’eût créée pour toi la nature : eh bien ! je ne la verrai donc pas ? — Non, je te le demande avec instance.., les moments sont si pré cieux ! Tu lui écriras, tu lui peindras mon repentir… peut-être se rendra-t-elle à mes remords… peut-être recouvrerai-je un jour son estime et son cœur ; tout s’apaisera, nous reviendrons.., nous reviendrons jouir dans ses bras, de son pardon et de sa ten dresse… Mais éloignons-nous maintenant, chère amie… il le faut dès l’heure même, et les voitures nous attendent… Mme de Franval effrayée, n’ose plus rien répondre ; elle se prépare : un désir de Franval n’est-il pas un ordre pour elle. Le traître vole à sa fille ; il la conduit aux pieds de sa mère ; la fausse créature s’y jette avec autant de perfidie que son père elle pleure, elle implore sa grâce, elle l’obtient. Mme de Franval l’em brasse ; il est difficile d’oublier qu’on est mère, quelque outrage qu’on ait reçu de ses enfants… la voix de la nature est si impérieuse dans une âme sensible, qu’une seule larme de ces objets sacrés, suffit à nous faire oublier dans eux, vingt ans d’erreurs ou de travers.<br /><br />On partit pour Valmor. L’extrême diligence qu’on était obligé de mettre à ce voyage légitima aux yeux de Mme de Franval, toujours crédule et toujours aveuglée, le petit nombre de domestiques qu’on emmenait. Le crime évite les regards… il les craint tous ; sa sécurité ne se trouvant possible que dans les ombres du mystère, il s’en enveloppe quand il veut agir.<br /><br />Rien ne se démentit à la campagne ; assiduités, égards, attentions, respects, preuves de tendresse d’une part… du plus violent amour de l’autre, tout fut prodigué, tout séduisit la malheureuse Franval… Au bout du monde, éloignée de sa mère, dans le fond d’une solitude horrible, elle se trouvait heureuse puisqu’elle avait, disait-elle, le cœur de son mari, et que sa fille, sans cesse à ses genoux, ne s’occupait que de lui plaire. Les appartements d’Eugénie et de son père ne se trouvaient plus voisins l’un de l’autre ; Franval logeait à l’extrémité du château, Eugénie, tout près de sa mère ; et la décence, la régularité, la pudeur, remplaçaient à Valmor, dans le degré le plus éminent, tous les désordres de la capitale. Chaque nuit Franval se rendait auprès de son épouse, et le fourbe, au sein de l’innocence, de la candeur et de l’amour, osait impudemment nourrir l’espoir de ses horreurs. Assez cruel pour n’être pas désarmé par ces caresses naïves et brûlantes, que lui prodiguait la plus délicate des femmes, c’était au flambeau de l’amour même, que le scélérat allumait celui de la vengeance.<br /><br />On imagine pourtant bien que les assiduités de Franval pour Eugénie ne se ralentissaient pas. Le matin, pendais la toilette de mère, Eugénie rencontrait son père au fond des jardins, elle en obtenait à son tour et les avis nécessaires à la conduite du moment et les faveurs qu’elle était loin de vouloir céder totalement à sa rivale.<br /><br />Il n’y avait pas huit jours que l’on était arrivé dans cette retraite, lorsque Franval y apprit que la famille de Valmont le pour suivait à outrance, et que l’affaire allait se traiter de la manière la plus grave ; il devenait, disait-on, impossible de la faire passer pour un duel, il y avait eu malheureusement trop de témoins ; rien de plus certain d’ail leurs, ajoutait-on à Franval, que Mme de Farneille était à la tête des ennemis de son gendre, pour achever de le perdre en le privant de sa liberté, ou en le contraignant à sortir de France, afin de faire incessamment rentrer sous son aile les deux objets chéris qui s’en séparaient. Franval montra ces lettres à sa femme ; elle prit à l’instant la plume pour calmer sa mère, pour l’engager à une façon de penser différente, et pour lui peindre le bonheur dont elle jouissait depuis que l’infortune avait amolli l’âme de son malheureux époux ; elle assurait d’ailleurs qu’on emploie rait en vain toutes sortes de procédés pour la faire revenir à Paris avec sa fille, qu’elle était résolue de ne point quitter Valmor que l’affaire de son mari ne fût arrangée ; et que si la méchanceté de ses ennemis, ou l’absurdité de ses juges, lui faisaient encourir un arrêt qui dût le flétrir, elle était parfaitement décidée à s’expatrier avec lui. Franval remercia sa femme ; mais n’ayant nulle envie d’attendre le sort que l’on lui préparait, il la prévint qu’il allait passer quelque temps en Suisse, qu’il lui laissait Eugénie, et les conjurait toutes deux de ne pas s’éloigner de Valmor que son destin ne fût éclairci ; que, quel qu’il fût, il reviendrait toujours passer vingt-quatre heures avec sa chère épouse pour aviser de concert au moyen de retourner à Paris si rien ne s’y opposait, ou d’aller, dans le cas contraire, vivre quelque part en sûreté.<br /><br />Ces résolutions prises, Franval, qui ne perdait point de vue que l’impudence de sa femme avec Valmont était l’unique cause de ses revers, et qui ne respirait que la vengeance, fit dire à sa fille qu’il l’attendait au fond du parc, et s’étant enfermé avec elle dans un pavillon solitaire, après lui avoir fait jurer la soumission la plus aveugle à tout ce qu’il allait lui prescrire, il l’embrasse, et lui parle de la manière suivante :<br /><br />« Vous me perdez, ma fille.., peut-être pour jamais… et voyant Eugénie en larmes… Calmez-vous, mon ange, lui dit-il, il ne tient qu’à vous que notre bonheur renaisse, et qu’en France, ou ailleurs, nous ne nous retrouvions à peu de chose près, aussi heureux que nous l’étions. Vous êtes, je me flatte, Eugénie, aussi convaincue qu’il est possible de l’être, que votre mère est la seule cause de tous nos malheurs ; vous savez que je n’ai pas perdu ma vengeance de vue ; si je l’ai déguisée aux yeux de ma femme, vous en avez connu les motifs, vous les avez approuvés, vous m’avez aidé à former le bandeau, dont il était prudent de l’aveugler ; nous voici au terme, Eugénie, il faut agir, votre tranquillité en dépend, ce que vous allez entre prendre assure à jamais la mienne ; vous m’entendez j’espère, et vous avez trop d’es prit, pour que ce que je vous propose puisse vous alarmer un instant… Oui, ma fille, il faut agir, il le faut sans délai, il le faut sans remords, et ce doit être votre ouvrage. Votre mère a voulu vous rendre malheureuse, elle a souillé les nœuds qu’elle réclame, elle en a perdu les droits ; dès lors, non seulement elle n’est plus pour vous qu’une femme ordinaire, mais elle devient même votre plus mortelle ennemie ; or, la loi de la nature la plus intimement gravée dans nos âmes, est de nous défaire les premiers, si nous le pouvons, de ceux qui conspirent contre nous ; cette loi sacrée, qui nous meut et qui nous inspire sans cesse, ne mit point en nous l’amour du prochain avant celui que nous nous devons à nous-mêmes… d’abord nous, et les autres ensuite, voilà la marche de la nature ; aucun respect, par conséquent, aucun ménagement pour les autres, sitôt qu’ils ont prouvé que notre infortune ou notre perte était le seul objet de leurs vœux ; se conduire différemment, ma fille, serait préférer les autres à nous, et cela serait absurde. Maintenant, venons aux motifs qui doivent décider l’action que je vous conseille.<br /><br />« Je suis obligé de m’éloigner, vous en savez les raisons ; si je vous laisse avec cette femme, avant un mois, gagnée par sa mère, elle vous ramène à Paris, et comme vous ne pouvez plus être mariée après l’éclat qui vient d’être fait, soyez bien sûre que ces deux cruelles personnes, ne deviendront maîtresses de vous, que pour vous faire pleurer dans un cloître, et votre faiblesse et nos plaisir C’est votre grand-mère, Eugénie, qui poursuit contre moi, c’est elle qui se réunit à mes ennemis pour achever de m’écraser ; de tels procédés de sa part peuvent-ils avoir d’autre objet que celui de vous ravoir, et vous aura-t-elle sans vous renfermer ? Plus mes affaires s’enveniment, plus le parti qui nous tour mente prend de la force et du crédit. Or, il ne faut pas douter que votre mère ne soit intérieurement à la tête de ce parti, il ne faut pas douter qu’elle ne le rejoigne dès que je serai absent ; cependant ce parti ne veut ma perte que pour vous rendre la plus malheureuse des femmes ; il faut donc se hâter de l’affaiblir, et c’est lui enlever sa plus grande énergie, que d’en soustraire<br /><br />Mme de Franval. Prendrons-nous un autre arrangement ? vous emmènerai-je avec moi ? Votre mère irritée rejoint aussitôt la sienne, et dès lors, Eugénie, plus un seul instant de tranquillité pour nous ; nous serons recherchés, poursuivis partout, pas un pays n’aura le droit de nous donner asile, pas un refuge du globe ne deviendra sacré… inviolable, aux yeux des monstres dont nous poursuivra la rage ; ignorez-vous à quelle distance atteignent ces armes odieuses du despotisme et de la tyrannie, lorsque payées au poids de l’or, la méchanceté les dirige ? Votre mère morte, au contraire, Mme de Farneille, qui l’aime plus que vous, et qui n’agit dans tout que pour elle, voyant son parti diminué du seul être qui réellement l’attache à ce parti, abandonnera tout, n’excitera plus mes ennemis… ne les enflammera plus contre moi… De ce moment, de deux choses l’une, ou l’affaire de Valmont s’arrange, et rien ne s’oppose plus à notre retour à Paris, ou elle devient plus mauvaise, et contraints alors à passer chez l’étranger, au moins y sommes-nous à l’abri des traits de la Farneille, qui, tant que votre mère vivra, n’aura pour but que notre malheur, parce que, encore une fois, elle s’imagine que la félicité de sa fille ne peut être établie que sur notre chute.<br /><br />« De quelque côté que vous envisagiez notre position, vous y verrez donc Mme de Franval traversant dans tout notre repos, et sa détestable existence, le plus sûr empêchement à notre félicité.<br /><br />Eugénie, Eugénie, poursuit Franval avec chaleur, en prenant les deux mains de sa fille.., chère Eugénie, tu m’aimes, veux- tu donc, dans la crainte d’une action… aussi essentielle à nos intérêts, perdre à jamais celui qui t’adore ! ô, chère et tendre amie, décide-tc4 tu n’en peux conserver qu’un des deux ; nécessairement parricide, tu n’as plus que le choix du cœur où tes criminels poignards doivent s’enfoncer ; ou il faut que ta mère périsse, ou il faut renoncer à moi… que dis-je, il faut que tu m’égorges moi- même… Vivrais-je, hélas ! sans toi ? crois-tu qu’il me serait possible d’exister sans mon Eugénie ? résisterais-je au souvenir des plaisirs que j’aurais goûtés dans ces bras… à ces plaisirs délicieux éternellement perdus pour mes sens ? Ton crime, Eugénie, ton crime, est le même en l’un et l’autre cas ; ou il faut détruire une mère qui t’abhorre, et qui ne vit que pour ton malheur, ou il faut assassiner un père qui ne respire que pour toi. Choisis, choisis donc, Eugénie, et si c’est moi que tu condamnes, ne balance pas, fille ingrate, déchire sans pitié ce cœur dont trop d’amour est le seul tort, je bénirai les coups qui viendront de ta main, et mon dernier soupir sera pour t’adorer. »<br /><br />Franval se tait pour écouter la réponse de sa fille ; mais une réflexion profonde paraît la tenir en suspens… elle s’élance à la fin dans les bras de son père. — O toi ! que j’aimerai toute ma vie, s’écrie-t-elle, peux-tu douter du parti que je prends ? peux-tu soupçonner mon courage ? Arme à l’instant mes mains, et celle que proscrivent ses horreurs et ta sûreté, va bientôt tomber sous mes coups ; instruis-moi, Franval, règle ma conduite, pars, puisque ta tranquillité l’exige… j’agirai pendant ton absence, je t’instruirai de tout ; mais quelque tournure que prennent les affaires… notre ennemie perdue, ne me laisse pas seule en ce château, je l’exige… viens m’y reprendre, ou fais- moi part des lieux où je pourrai te joindre. — Fille chérie, dit Franval, en embrassant le monstre qu’il a trop su séduire, je savais bien que je trouverais en toi tous les sentiments d’amour et de fermeté nécessaires à notre mutuel bonheur… Prends cette boîte… la mort est dans son sein… Eugénie prend la funeste boîte, elle renouvelle ses serments à son père ; les autres résolutions se déterminent ; il est arrangé qu’elle attendra l’événe ment du procès, et que le crime projeté aura lieu ou non, en raison de ce qui se décidera pour ou contre son père… On se sépare, Franval revient trouver son épouse, il porte l’audace et la fausseté jusqu’à inonder de larmes, jusqu’à recevoir, sans se démentir, les caresses touchantes et pleines de candeur prodiguées par cet ange céleste. Puis étant convenu qu’elle restera sûrement en Alsace avec sa fille, quel que soit le succès de son affaire, le scélérat monte à cheval, et s’éloigne.., il s’éloigne de l’innocence et de la vertu, si longtemps souillées par ses crimes.<br /><br />Franval fut s’établir à Bâle, afin de se trouver, moyennant cela, et à l’abri des poursuites qu’on pourrait faire contre lui, et en même temps aussi près de Valmor qu’il était possible, pour que ses lettres pussent, à son défaut, entretenir dans Eugénie, les dispositions qu’il y désirait… Il y avait environ vingt-cinq lieues de Bâle à Valmor, mais des communications assez faciles, quoique au milieu des bois de la Forêt-Noire, pour qu’il pût se procurer une fois la semaine des nouvelles de sa fille. A tout hasard, Franval avait emporté des sommes immenses, mais plus encore en papier qu’en argent. Laissons-le s’établir en Suisse, et retournons auprès de sa femme.<br /><br />Rien de pur, rien de sincère comme les intentions de cette excellente créature ; elle avait promis à son époux de rester à cette campagne jusqu’à ses nouveaux ordres ; rien n’eût fait changer ses résolutions, elle en assurait chaque jour Eugénie… Trop malheureusement éloignée de prendre en elle la confiance que cette respectable mère était faite pour lui inspirer, partageant toujours l’injustice de Franval, qui en nourris sait les semences par des lettres réglées, Eugénie n’imaginait pas qu’elle pût avoir au monde une plus grande ennemie que sa mère. Il n’y avait pourtant rien que ne fît celle-ci pour détruire dans sa fille l’éloignement invincible que cette ingrate conservait au fond de son cœur ; elle l’accablait de caresses et d’amitié, elle se félicitait tendrement avec elle de l’heureux retour de son mari, portait la douceur et l’aménité au point de remercier quelquefois Eugénie, et de lui laisser tout le mérite de cette heureuse conversion ; ensuite, elle se désolait d’être devenue l’innocente cause des nouveaux malheurs qui menaçaient Franval ; loin d’en accuser Eugénie, elle ne s’en prenait qu’à elle-même, et la pressant sur son sein, elle lui demandait avec des larmes, si elle pourrait jamais lui pardonner… L’âme atroce d’Eugénie résistait à ces procédés angéliques, cette âme perverse n’entendait plus la voix de la nature, le vice avait fermé tous les chemins qui pouvaient arriver à elle… Se retirant froidement des bras de sa mère, elle la regardait avec des yeux quelquefois égarés, et se disait, pour s’encourager, comme cette femme est fausse… comme elle est perfide… elle me caressa de même le jour où elle me fit enlever ; mais ces reproches injustes n’étaient que les sophismes abominables dont s’étaie le crime, quand il veut étouffer l’organe du devoir. Mme de Franval, en faisant enlever Eugénie pour le bonheur de l’une… pour la tranquillité de l’autre, et pour les intérêts de la vertu, avait pu déguiser ses démarches ; de telles feintes ne sont désapprouvées que par le coupable qu’elles trompent ; elles n’offensent pas la probité. Eugénie résistait donc à toute la tendresse de Mme de Franval, parce qu’elle avait envie de commettre une horreur, et nullement à cause des torts d’une mère qui sûrement n’en avait aucuns vis-à-vis de sa fille.<br /><br />Vers la fin du premier mois de séjour à Valmor, Mme de Farneille écrivit à sa fille que l’affaire de son mari devenait des plus sérieuses, et que d’après la crainte d’un arrêt flétrissant, le retour de Mme de Franval et d’Eugénie devenait d’une extrême nécessité, tant pour en imposer au public, qui tenait les plus mauvais propos, que pour se joindre à elle, et solliciter ensemble un arrangement qui pût désarmer la justice, et répondre du coupable sans le sacrifier.<br /><br />Mme de Franval, qui s’était décidée à n’avoir aucun mystère pour sa fille, lui montra sur-le-champ cette lettre ; Eugénie, de sang-froid, demanda, en fixant sa mère, quel était, à ces tristes nouvelles, le parti qu’elle avait envie de prendre ? — Je l’ignore, reprit Mme de Franval… Dans le fait, à quoi servons-nous ici ? ne serions-nous pas mille fois plus utiles à mon mari, en suivant les conseils de ma mère ? — Vous êtes la maîtresse, madame, répondit Eugénie, je suis faite pour vous obéir, et ma soumission vous est assurée… Mais Mme de Franval, voyant bien à la sécheresse de cette réponse, que ce parti ne convient pas à sa fille, elle lui dit qu’elle attendra encore, qu’elle va récrire, et qu’Eugénie peut être sûre, que si elle manque aux intentions de Franval, ce ne sera que dans l’extrême certitude de lui être plus utile à Paris qu’à Valmor.<br /><br />Un autre mois se passa de cette manière, pendant lequel Franval ne cessait d’écrire à sa femme et à sa fille, et d’en recevoir les lettres les plus faites pour lui être agréables, puisqu’il ne voyait dans les unes qu’une parfaite condescendance à ses désirs, et dans les autres, qu’une fermeté la plus entière aux résolutions du crime projeté, dès que la tournure des affaires l’exigerait, ou dès que Mme de Franval aurait l’air de se rendre aux sollicitations de sa mère ; « car, disait Eugénie dans ses lettres, si je ne remarque dans votre femme que de la droiture et de la franchise, et si les amis qui servent vos affaires à Paris, parviennent à la finir, je vous remettrai le soin dont vous m’avez chargé, et vous le remplirez vous-même quand nous serons ensemble, si vous le jugez alors à propos, à moins pourtant que, dans tous les cas, vous ne m’ordonniez d’agir, et que vous ne le trouviez indispensable, alors je prendrai tout sur moi, soyez-en certain ».<br /><br />Franval approuva dans sa réponse tout ce que lui mandait sa fille, et telle fut la dernière lettre qu’il en reçut et qu’il écrivit. La poste d’ensuite n’en apporta plus. Franval s’inquiéta ; aussi peu satisfait du courrier d’après, il se désespère, et son agitation naturelle ne lui permettant plus d’attendre, il forme dès l’instant le projet de venir lui-même à Valmor savoir la cause des retards qui l’inquiètent aussi cruellement.<br /><br />Il monte à cheval suivi d’un valet fidèle ; il devait arriver le second jour, assez avant dans la nuit, pour n’être reconnu de personne ; à l’entrée des bois qui couvrent le château de Valmor, et qui se réunissent à la Forêt Noire vers l’orient, six hommes bien armés arrêtent Franval et son laquais ; ils demandent la bourse ; ces coquins sont instruits, ils savent à qui ils parlent, ils savent que Franval, impliqué dans une mauvaise affaire, ne marche jamais sans son portefeuille et prodigieusement d’or… Le valet résiste, il est étendu sans vie aux pieds de son cheval ; Franval, l’épée à la main, met pied à terre, il fond sur ces malheureux, il en blesse trois, et se trouve enveloppé par les autres ; on lui prend tout ce qu’il a, sans parvenir néanmoins à lui ravir son arme, et les voleurs s’échappent aussitôt qu’ils l’ont dépouillé ; Franval les suit, mais les brigands fendant l’air avec leur vol et les chevaux, il devient impossible de savoir de quel côté se sont dirigés leurs pas.<br /><br />Il faisait une nuit horrible, l’aquilon, la grêle… tous les éléments semblaient s’être déchaînés contre ce misérable… Il y a peut- être des cas, où la nature révoltée des crimes de celui qu’elle poursuit, veut l’accabler, avant de le retirer à elle, de tous les fléaux dont elle dispose… Franval, à moitié nu, mais tenant toujours son épée, s’éloigne comme il peut de ce lieu funeste en se dirigeant du côté de Valmor. Connaissant mal les environs d’une terre dans laquelle il n’a été que la seule fois où nous l’y avons vu, il s’égare dans les routes obscures de cette forêt entièrement inconnue de lui… Épuisé de fatigue, anéanti par la douleur… dévoré d’inquiétude, tourmenté de la tempête, il se jette à terre, et là, les premières larmes qu’il ait versées de sa vie viennent par flots inonder ses yeux… — Infortuné, s’écrie-t-il, tout se réunit donc pour m’écraser enfin… pour me faire sentir le remords… c’était par la main du malheur qu’il devait pénétrer mon âme ; trompé par les douceurs de la prospérité, je l’aurais toujours méconnu. O toi, que j’outrageai si grièvement, toi, qui deviens peut-être en cet instant la proie de ma fureur et de ma barbarie !… épouse adorable… le monde, glorieux de ton existence, te posséderait-il encore ? La main du ciel a-t-elle arrêté mes horreurs ?… Eugénie ! fille trop crédule… trop indignement séduite par mes abominables artifices… la nature a-t-elle amolli ton cœur ?… a-t-elle suspendu les cruels effets de mon ascendant et de ta faiblesse ? est-il temps !… est-il temps, juste ciel !… Tout à coup le son plaintif et majestueux de plusieurs cloches, tristement élancé dans les nues, vient accroître l’horreur de son sort… Il s’émeut… il s’effraie Qu’entends-je, s’écrie-t-il en se levant ? .., fille barbare… est-ce la mort ?… est-ce la vengeance ? .., sont-ce les furies de l’enfer qui viennent achever leur ouvrage ?… ces bruits m’annoncent-ils… ? où suis-je ? puis-je les entendre ?… achève, ô ciel !… achève d’immoler le coupable… Et se prosternant… Grand dieu ! souffre que je mêle ma voix à ceux qui t’implorent en cet instant.., vois mes remords et ta puissance, pardonne-moi de t’avoir méconnu… et daigne exaucer les vœux.., les premiers vœux que j’ose élever vers toi ! Etre Suprême… préserve la vertu, garantis celle qui fut ta plus belle image en ce monde ; que ces sons, hélas ! que ces lugubres sons ne soient pas ceux que j’appréhende ; et Franval égaré… ne sachant plus ni ce qu’il fait, ni où il va, ne proférant que des mots décousus, suit le chemin qui se présente… Il entend quel qu’un… il revient à lui… il prête l’oreille… c’est un homme à cheval… — Qui que vous soyez, s’écrie Franval, s’avançant vers cet homme… qui que vous puissiez être, ayez pitié d’un malheureux que la douleur égare ; je suis prêt d’attenter à mes jours… instruisez- moi, secourez-moi, si vous êtes homme et compatissant… daignez me sauver de moi- même. — Dieu ! répond une voix trop connue de cet infortuné, quoi ! vous ici… oh ciel ! éloignez-vous, et Clervil… c’était lui, c’était ce respectable mortel échappé des fers de Franval, que le sort envoyait vers ce malheureux, dans le plus triste instant de sa vie, Clervil se jette à bas de son cheval, et vient tomber dans les bras de son ennemi. — C’est vous, monsieur, dit Fran val en pressant cet honnête homme sur son sein, c’est vous envers qui j’ai tant d’horreurs à me reprocher ? — Calmez-vous, monsieur, calmez-vous, j’écarte de moi les malheurs qui viennent de m’entourer, je ne me sou viens plus de ceux dont vous avez voulu me couvrir, quand le ciel me permet de vous être utile.., et je vais vous l’être, monsieur, d’une façon cruelle sans doute, mais nécessaire… Asseyons-nous… jetons-nous au pied de ce cyprès, ce n’est plus qu’à sa feuille sinistre qu’il appartient de vous couronner maintenant… O mon cher Franval, que j’ai de revers à vous apprendre !… Pleurez… ô mon ami ! les larmes vous soulagent, et j’en dois arracher de vos yeux de bien plus amères encore… ils sont passés les jours de délices.., ils se sont évanouis pour vous comme un songe, il ne vous reste plus que ceux de la douleur. — Oh ! monsieur, je vous comprends… ces cloches… — Elles vont porter aux pieds de l’Être Suprême… les hommages, les vœux des tristes habitants de Valmor, à qui l’Éternel ne permit de connaître un ange, que pour le plaindre et le regretter… Alors Franval tournant la pointe de son épée sur son cœur, allait trancher le fil de ses jours ; mais Clervil, prévenant cette action furieuse — Non, non, mon ami, s’écrie-t-il, ce n’est pas mourir qu’il faut, c’est réparer. Écoutez-moi, j’ai beaucoup de choses à vous dire, il est besoin de calme pour les entendre. Eh bien ! monsieur, parlez, je vous écoute, enfoncez par degrés le poignard dans mon sein, il est juste qu’il soit oppressé comme il a voulu tourmentera les autres.<br /><br />— Je serai court sur ce qui me regarde, monsieur, dit Clervil. Au bout de quelques mois du séjour affreux où vous m’aviez plongé, je fus assez heureux pour fléchir mon gardien ; il m’ouvrit les portes ; je lui recommandai surtout de cacher avec le plus grand soin l’injustice que vous vous étiez permise envers moi. Il n’en parlera pas, cher Franval, jamais il n’en parlera.<br /><br />— Oh ! monsieur… — Écoutez-moi, je vous le répète, j’ai bien d’autres choses à vous dire. De retour à Paris j’appris votre malheureuse aventure.., votre départ… Je partageai les larmes de Mme de Farneille… elles étaient plus sincères que vous ne l’avez cru ; je me joignis à cette digne femme pour engager Mme de Franval à nous ramener Eugénie, leur présence étant plus nécessaire à Paris qu’en Alsace… Vous lui aviez défendu d’abandonner Valmor… elle vous obéit… elle nous manda ces ordres, elle nous fit part de ses répugnances à les enfreindre ; elle balança tant qu’elle le put… vous fûtes condamné, Franval… vous l’êtes. Vous avez perdu la tête comme coupable d’un meurtre de grands chemins ni les sollicitations de Mme de Farneille, ni les démarches de vos parents et de vos amis n’ont pu détourner le glaive de la justice, vous avez succombé… vous êtes à jamais flétri.., vous êtes ruiné.., tous vos biens sont saisis… (Et sur un second mouvement furieux de Franval.) Écoutez-moi, monsieur, écoutez- moi, je l’exige de vous comme une réparation à vos crimes ; je l’exige au nom du ciel que votre repentir peut désarmer encore. De ce moment nous écrivîmes à Mme de Franval, nous lui apprîmes tout sa mère lui annonça que sa présence étant devenue indispensable, elle m’envoyait à Valmor pour la décider absolument au départ je suivis la lettre ; mais elle parvint malheureusement avant moi ; il n’était plus temps quand j’arrivai.., votre horrible complot n’avait que trop réussi ; je trouvai Mme de Franval mourante… Oh ! monsieur, quelle scélératesse !… Mais votre état me touche, je cesse de vous reprocher vos crimes… Apprenez tout. Eugénie ne tint pas à ce spectacle ; son repentir, quand j’arrivai, s’exprimait déjà par les larmes et les sanglots les plus amers… Oh ! monsieur, comment vous rendre l’effet cruel de ces diverses situations… Votre femme expirante… défigurée par les convulsions de la douleur… Eugénie, rendue à la nature, poussant des cris affreux, s’avouant coupable, invoquant la mort, voulant se la donner, tour à tour aux pieds de ceux qu’elle implore, tour à tour collée sur le sein de sa mère, cherchant à la ranimer de son souffle, à la réchauffer de ses larmes, à l’attendrir de ses remords ; tels étaient, monsieur, les tableaux sinistres qui frappèrent mes yeux quand j’entrai chez vous, Mme de Franval me reconnut… elle me pressa les mains.., les mouilla de ses pleurs, et prononça quelques mots que j’entendis avec difficulté, ils ne s’exhalaient qu’à peine de ce sein comprimé par les palpitations du venin.., elle vous excusait… elle implorait le ciel pour vous… elle demandait surtout la grâce de sa fille… Vous le voyez, homme barbare, les dernières pensées, les derniers vœux de celle que vous déchiriez étaient encore pour votre bonheur. Je donnai tous mes soins ; je ranimai ceux des domestiques, j’employai les plus célèbres gens de l’art… je prodiguai les consolations à votre Eugénie ; touché de son horrible état, je ne crus pas devoir les lui refuser ; rien ne réussit : votre malheureuse femme rendit l’âme dans des tressaillements.., dans des supplices impossibles à dire… à cette funeste époque, monsieur, je vis un des effets subits du remords qui m’avait été inconnu jusqu’à ce moment. Eugénie se précipite sur sa mère et meurt en même temps qu’elle : nous crûmes qu’elle n’était qu’évanouie… Non, toutes ses facultés étaient éteintes ; ses organes absorbés par le choc de la situation s’étaient anéantis à la fois, elle était réellement expirée de la violente secousse du remords, de la douleur et du désespoir… Oui, monsieur, toutes deux sont perdues pour vous ; et ces cloches dont le son frappe encore vos oreilles, célèbrent à la fois deux créatures, nées l’une et l’autre pour votre bonheur, que vos forfaits ont rendues victimes de leur attachement pour vous, et dont les images sanglantes vous poursuivront jusqu’au sein des tombeaux. O cher Franval ! avais-je tort de vous engager autrefois à sortir de l’abîme où vous précipitaient vos passions ; et blâmerez- vous, ridiculiserez-vous les sectateurs de la vertu ? auront-ils tort enfin d’encenser ses autels, quand ils verront autour du crime tant de troubles et tant de fléaux ?<br /><br />Clervil se tait. Il jette ses regards sur Franval ; il le voit pétrifié par la douleur ; ses yeux étaient fixes, il en coulait des larmes, mais aucune expression ne pouvait arriver sur ses lèvres. Clervil lui demande les raisons de l’état de nudité dans lequel il le voit : Franval le lui apprend en deux mots. — Ah ! monsieur, s’écria ce généreux mortel, que je suis heureux même au milieu des horreurs qui m’environnent, de pouvoir au moins soulager votre état. J’allais vous trouver à Bâle, j’allais vous apprendre tout, j’allais vous offrir le peu que je possède… Acceptez-le, je vous en conjure ; je ne suis pas riche, vous le savez.., mais voilà cent louis.., ce sont mes épargnes, c’est tout ce que j’ai… J’exige de vous…<br /><br />— Homme généreux, s’écrie Franval, en embrassant les genoux de cet honnête et rare ami, à moi ?… Ciel ! ai-je besoin de quelque chose après les pertes que j’essuie ! et c’est vous.., vous que j’ai si mal traité… c’est vous qui volez à mon secours. — Doit-on se sou venir des injures quand le malheur accable celui qui peut nous les faire, la vengeance qu’on lui doit en ce cas est de le soulager ; et d’où vient l’accabler encore quand ses reproches le déchirent ?… monsieur, voilà la voix de la nature ; vous voyez bien que le culte sacré d’un Etre Suprême ne la contrarie pas comme vous vous l’imaginiez, puisque les conseils que l’une inspire ne sont que les lois sacrées de l’autre. — Non, répondit Franval en se levant ; non, je n’ai plus besoin, monsieur, de rien, le ciel me laissant ce dernier effet, poursuit-il, en montrant son épée, m’apprend l’usage que j’en dois faire… Et la regardant… c’est la même, oui, cher et unique ami, c’est la même arme que ma céleste femme saisit un jour pour s’en percer le sein, lorsque je l’accablais d’horreurs et de calomnies.., c’est la même… je trouverais peut-être des traces de ce sang sacré… il faut que le mien les efface… Avançons.., gagnons quelque chaumière où je puisse vous faire part de mes dernières volontés.., et puis nous nous quitterons pour toujours… Ils marchent. Ils allaient chercher un chemin qui pût les rapprocher de quelque habitation… La nuit continuait d’envelopper la forêt de ses voiles.. de tristes chants se font entendre, la pâle lueur de quelques flambeaux vient tout à coup dissiper les ténèbres… vient y jeter une teinte d’horreur qui ne peut être conçue que par des âmes sensibles ; le son des cloches redouble ; il se joint à ces accents lugubres, qu’on ne distingue encore qu’à peine, la foudre qui s’est tue jusqu’à cet instant, étincelle dans les cieux, et mêle ses éclats aux bruits funèbres qu’on entend. Les éclairs qui sillonnent la nue, éclipsant par intervalles le sinistre feu des flambeaux, semblent disputer aux habitants de la terre, le droit de conduire au sépulcre celle qu’accompagne ce convoi, tout fait naître l’horreur, tout respire la désolation… il semble que ce soit le deuil éternel de la nature.<br /><br />— Qu’est ceci, dit Franval ému ? — Rien, répond Clervil en saisissant la main de son ami, et le détournant de cette route. — Rien, vous me trompez, je veux voir ce que c’est… il s’élance… il voit un cercueil : juste ciel, s’écrie-t-il, la voilà, c’est elle… c’est elle, Dieu permet que je la revoie… A la sollicitation de Clervil, qui voit l’impossibilité de calmer ce malheureux, les prêtres s’éloignent en silence… Franval égaré se jette sur le cercueil, il en arrache les tristes restes de celle qu’il a si vivement offensée ; il saisit le corps dans ses bras… il le pose au pied d’un arbre, et se précipitant dessus avec le délire du désespoir… - O toi, s’écrie-t-il hors de lui, toi, dont ma barbarie put éteindre les jours, objet touchant que j’idolâtre encore, vois à tes pieds ton époux, oser demander son pardon et sa grâce ; n’imagine pas que ce soit pour te survivre, non, non, c’est pour que l’éternel touché de tes vertus, daigne, s’il est possible, me pardonner comme toi… il te faut du sang, chère épouse, il en faut pour que tu sois vengée… tu vas l’être… Ah ! vois mes pleurs avant, et vois mon repentir ; je vais te suivre, ombre chérie… mais qui recevra mon âme bourrelée, si tu n’implores pour elle ? Rejetée des bras de Dieu comme de ton sein, veux-tu qu’elle soit condamnée aux affreux supplices des enfers, quand elle se repent aussi sincèrement de ses crimes… Pardonne chère âme, pardonne-les, et vois comme je les venge.<br /><br />A ces mots Franval échappant à l’œil de Clervil, se passe l’épée qu’il tient, deux fois au travers du corps ; son sang impur coule sur la victime et semble la flétrir bien plus que la venger… - O mon ami ! dit-il à Clervil, je meurs, mais je meurs _ au sein des remords… apprenez à ceux qui me restent et ma déplorable fin et mes crimes, dites-leur, que c’est ainsi que doit mourir le triste esclave de ses passions, assez vil, pour avoir éteint dans son cœur le cri du devoir et de la nature. Ne me refusez pas la moitié du cercueil de cette malheureuse épouse, je ne l’aurais pas mérité sans mes remords, mais ils m’en rendent digne, et je l’exige ; adieu.<br /><br />Clervil exauça les désirs de cet infortuné, le convoi se remit en marche ; un éternel asile ensevelit bientôt pour jamais, deux époux nés pour s’aimer, faits pour le bonheur, et qui l’eussent goûté sans mélange, si le crime et ses effrayants désordres, sous la coupable main de l’un des deux, ne fût venu changer en serpents toutes les roses de leur vie.<br /><br />L’honnête ecclésiastique rapporta bientôt à Paris l’affreux détail de ces différentes catastrophes, personne ne s’alarma de la mort de Franval, on ne fut fâché que de sa vie, mais son épouse fut pleurée… elle le fut bien amèrement ; et quelle créature en effet plus précieuse, plus intéressante aux regards des hommes que celle qui n’a chéri, respecté, cultivé les vertus sur la terre, que pour y trouver à chaque pas, et l’infortune et la douleur ?<br /><br />Sade, Les crimes de l´amourAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-5138596027829455872012-01-15T14:42:00.000-08:002012-01-16T09:01:51.459-08:00Voltaire et la cruauté<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEieCAJ8r53QjoKYQedmukkb_y6tj2hIxm6EM5dgjKBtT0mdOe45_jGh9amNmRlRmNG0mwrfsZUKvkgOw8_Vz8cV11ZoOLFyjGJubIydLfQ7M5EsaKlL_vyJsTb-3SBe2PuV4AkCoZMmPK4/s1600/hogarth+the_four_stages_of_cruelty_the_reward_of_cruelty.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 262px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEieCAJ8r53QjoKYQedmukkb_y6tj2hIxm6EM5dgjKBtT0mdOe45_jGh9amNmRlRmNG0mwrfsZUKvkgOw8_Vz8cV11ZoOLFyjGJubIydLfQ7M5EsaKlL_vyJsTb-3SBe2PuV4AkCoZMmPK4/s320/hogarth+the_four_stages_of_cruelty_the_reward_of_cruelty.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5698011318570895954" /></a><br /><br /><br />MÉCHANT<br /><br />On nous crie que la nature humaine est essentiellement perverse, que l’homme est né enfant du diable et méchant. Rien n’est plus malavisé; car, mon ami, toi qui me prêches que tout le monde est né pervers, tu m’avertis donc que tu es né tel, qu’il faut que je me défie de toi comme d’un renard ou d’un crocodile. Oh point! me dis-tu, je suis régénéré, je ne suis ni hérétique ni infidèle, on peut se fier à moi. Mais le reste du genre humain qui est ou hérétique, ou ce que tu appelles infidèle, ne sera donc qu’un assemblage de monstres; et toutes les fois que tu parleras à un luthérien, ou à un Turc, tu dois être sûr qu’ils te voleront et qu’ils t’assassineront, car ils sont enfants du diable; ils sont nés méchants; l’un n’est point régénéré, et l’autre est dégénéré. Il serait bien plus raisonnable, bien plus beau de dire aux hommes: « Vous êtes tous nés bons; voyez combien il serait affreux de corrompre la pureté de votre être. » Il eût fallu en user avec le genre humain comme on en use avec tous les hommes en particulier. Un chanoine mène-t-il une vie scandaleuse, on lui dit: « Est-il possible que vous déshonoriez la dignité de chanoine? » On fait souvenir un homme de robe qu’il a l’honneur d’être conseiller du roi, et qu’il doit l’exemple. On dit à un soldat pour l’encourager: « Songe que tu es du régiment de Champagne. » On devrait dire à chaque individu: « Souviens-toi de ta dignité d’homme. »<br /><br />Et en effet, malgré qu’on en ait, on en revient toujours là; car que vent dire ce mot si fréquemment employé chez toutes les nations: Rentrez en vous-même? si vous étiez né enfant du diable, si votre origine était criminelle, si votre sang était formé d’une liqueur infernale, ce mot: Rentrez en vous-même, signifierait: « Consultez, suivez votre nature diabolique, soyez imposteur, voleur, assassin, c’est la loi de votre père. »<br /><br />L’homme n’est point né méchant; il le devient, comme il devient malade. Des médecins se présentent et lui disent: « Vous êtes né malade; » il est bien sûr que ces médecins, quelque chose qu’ils disent et qu’ils fassent, ne le guériront pas si sa maladie est inhérente à sa nature: et ces raisonneurs sont très malades eux-mêmes.<br /><br />Assemblez tous les enfants de l’univers, vous ne verrez en eux que l’innocence, la douceur et la crainte; s’ils étaient nés méchants, malfaisants, cruels, ils en montreraient quelque signe, comme les petits serpents cherchent à mordre, et les petits tigres à déchirer. Mais la nature n’ayant pas donné à l’homme plus d’armes offensives qu’aux pigeons et aux lapins, elle ne leur a pu donner un instinct qui les perte à détruire.<br /><br />L’homme n’est donc pas né mauvais; pourquoi plusieurs sont-ils donc infectés de cette peste de la méchanceté? c’est que ceux qui sont à leur tête étant pris de la maladie, la communiquent au reste des hommes, comme une femme attaquée du mal que Christophe Colomb rapporta d’Amérique, répand ce venin d’un bout de l’Europe à l’autre. Le premier ambitieux a corrompu la terre.<br /><br />Vous m’allez dire que ce premier monstre a déployé le germe d’orgueil, de rapine, de fraude, de cruauté, qui est dans tous les hommes. J’avoue qu’en général la plupart de nos frères peuvent acquérir ces qualités; mais tout le monde a-t-il la fièvre putride, la pierre et la gravelle, parce que tout le monde y est exposé?<br /><br />Il y a des nations entières qui ne sont point méchantes: les Philadelphiens, les Banians, n’ont jamais tué personne. Les Chinois, les peuples du Tunquin, de Lao, de Siam, du Japon même, depuis plus de cent ans, ne connaissent point la guerre. A peine voit-on en dix ans un de ces grands crimes qui étonnent la nature humaine, dans les villes de Rome, de Venise, de Paris, de Londres, d’Amsterdam, villes où pourtant la cupidité, mère de tous les crimes, est extrême.<br /><br />Si les hommes étaient essentiellement méchants, s’ils naissaient tous soumis à un être aussi malfaisant que malheureux, qui, pour se venger de son supplice leur inspirerait toutes ses fureurs, on verrait tous les matins les maris assassinés par leurs femmes, et les pères par leurs enfants, comme on voit à l’aube du jour des poules étranglées par une fouine qui est venue sucer leur sang.<br /><br />S’il y a un milliard d’hommes sur la terre, c’est beaucoup; cela donne environ cinq cents millions de femmes qui cousent, qui filent, qui nourrissent leurs petits, qui tiennent la maison ou la cabane propre, et qui médisent un peu de leurs voisines. Je ne vois pas quel grand mal ces pauvres innocentes font sur la terre. Sur ce nombre d’habitants du globe, il y a deux cents millions d’enfants au moins, qui certainement ne tuent ni ne pillent, et environ autant de vieillards ou de malades qui n’en ont pas le pouvoir. Restera tout au plus cent millions de jeunes gens robustes et capables du crime. De ces cent millions il y en a quatre-vingt-dix continuellement occupés à forcer la terre, par un travail prodigieux, à leur fournir la nourriture et le vêtement; ceux-là n’ont guère le temps de mal faire.<br /><br />Dans les dix millions restants seront compris les gens oisifs et de bonne compagnie, qui veulent jouir doucement; les hommes à talents occupés de leurs professions; les magistrats, les prêtres, visiblement intéressés à mener une vie pure, au moins en apparence. Il ne restera donc de vrais méchants que quelques politiques, soit séculiers, soit réguliers, qui veulent toujours troubler le monde, et quelques milliers de vagabonds qui louent leurs services à ces politiques. Or il n’y a jamais à la fois un million de ces bêtes féroces employées; et dans ce nombre je compte les voleurs de grands chemins. Vous avez donc tout au plus sur la terre, dans les temps les plus orageux, un homme sur mille qu’on peut appeler méchant, encore ne l’est-il pas toujours.<br /><br />Il y a donc infiniment moins de mal sur la terre qu’on ne dit et qu’on ne croit. Il y en a encore trop sans doute; on voit des malheurs et des crimes horribles: mais le plaisir de se plaindre et d’exagérer est si grand, qu’à la moindre égratignure vous criez que la terre regorge de sang. Avez-vous été trompé, tous les hommes sont des parjures. Un esprit mélancolique qui a souffert une injustice voit l’univers couvert de damnés, comme un jeune voluptueux soupant avec sa dame, au sortir de l’opéra, n’imagine pas qu’il y ait des infortunés.<br /> <br /><br />Cruauté.<br /><br />La cruauté est une soif du sang humain ; c'est une espece de maladie qui vient du tempéramment mélancolique. L'homme cruel est un malheureux accablé du poids de son existence, qui hait tout ce qui l'environne , & qui voudroit avoir des compagnons d'infortune. Cette façon d'être produit dans l'ame une fureur qui est l'effet de la force jointe à l'inquiétude.<br /><br />TORTURE<br /><br />Quoiqu’il y ait peu d’articles de jurisprudence dans ces honnêtes réflexions alphabétiques, il faut pourtant dire un mot de la torture, autrement nommée question. C’est une étrange manière de questionner les hommes. Ce ne sont pourtant pas de simples curieux qui l’ont inventée; toutes les apparences sont que cette partie de notre législation doit sa première origine à un voleur de grand chemin. La plupart de ces messieurs sont encore dans l’usage de serrer les pouces, de brûler les pieds, et de questionner par d’autres tourments ceux qui refusent de leur dire où ils ont mis leur argent.<br /><br />Les conquérants, ayant succédé à ces voleurs, trouvèrent l’invention fort utile à leurs intérêts; ils la mirent en usage quand ils soupçonnèrent qu’on avait contre eux quelques mauvais desseins, comme, par exemple, celui d’être libre; c’était un crime de lèse-majesté divine et humaine. Il fallait connaître les complices; et pour y parvenir on faisait souffrir mille morts à ceux qu’on soupçonnait, parce que, selon la jurisprudence de ces premiers héros, quiconque était soupçonné d’avoir eu seulement contre eux quelque pensée peu respectueuse était digne de mort. Dès qu’on a mérité ainsi la mort, il importe peu qu’on y ajoute des tourments épouvantables de plusieurs jours, et même de plusieurs semaines; cela même tient je ne sais quoi de la Divinité. La Providence nous met quelquefois à la torture en y employant la pierre, la gravelle, la goutte, le scorbut, la lèpre, la vérole grande ou petite, le déchirement d’entrailles, les convulsions de nerfs, et autres exécuteurs des vengeances de la Providence.<br /><br />Or, comme les premiers despotes furent, de l’aveu de tous leurs courtisans, des images de la Divinité, ils l’imitèrent tant qu’ils purent.<br /><br />Ce qui est très singulier, c’est qu’il n’est jamais parlé de question, de torture dans les livres juifs. C’est bien dommage qu’une nation si douce, si honnête, si compatissante, n’ait pas connu cette façon de savoir la vérité. La raison en est, à mon avis, qu’ils n’en avaient pas besoin. Dieu la leur faisait toujours connaître comme à son peuple chéri. Tantôt on jouait la vérité aux dés, et le coupable qu’on soupçonnait avait toujours rafle de six. Tantôt on allait au grand prêtre, qui consultait Dieu sur-le-champ par l’urim et le thummim. Tantôt on s’adressait au voyant, au prophète, et vous croyez bien que le voyant et prophète découvrait tout aussi bien les choses les plus cachées que l’urim et le thummim du grand prêtre. Le peuple de Dieu n’était pas réduit comme nous à interroger, à conjecturer; ainsi la torture ne put être chez lui en usage. Ce fut la seule chose qui manquât aux moeurs du peuple saint. Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves, mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes. Il n’y a pas d’apparence non plus qu’un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu’on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l’appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d’un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort, après quoi on recommence; et, comme dit très bien la comédie des Plaideurs: « Cela fait toujours passer une heure ou deux. »<br /><br />Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s’est passé le matin. La première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce qu’après tout les femmes sont curieuses; et ensuite la première chose qu’elle lui dit lorsqu’il rentre en robe chez lui: « Mon petit coeur, n’avez-vous fait donner aujourd’hui la question à personne? »<br /><br />Les Franc qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s’étonnent que les Anglais, qui ont eu l’inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.<br /><br />Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on brûlât son corps à petit feu; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.<br /><br />Ce n’est pas dans le xiiie ou dans le xive siècle que cette aventure est arrivée, c’est dans le xviiie. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d’Opéra, qui ont les moeurs fort douces, par nos danseurs d’Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la française.<br /><br />Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu’en 1769; une impératrice(37) vient de donner à ce vaste État des lois qui auraient fait honneur à Minos, à Numa et à Solon, s’ils avaient eu assez d’esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l’abolition de la torture. La justice et l’humanité ont conduit sa plume; elle a tout réformé. Malheur à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore conduite par d’anciens usages atroces! « Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence? dit-elle: l’Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers; donc nos lois sont bonnes. » <br /><br />Voltaire<br />Dictionnaire Philosophique<br /><br /><br />cf. une dissertation sur l´article "méchant"<br />http://lalettredarago.over-blog.com/article-le-mal-sujet-et-corrige-voltaire-mechant-70340008.htmlAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-24136729394879765292012-01-15T12:23:00.000-08:002012-01-29T10:25:33.959-08:00Filmographie<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjDyABnwLgjtV567qx_XawiFjdTOPFTNyLuxnX98xWwFk9DYcQzsDIZpJDWJ7lhERCQO6wNukEULJMkcdeWflKLl5bLkxptIukJ1fEvw4sTZSSPRX77zuwFym8NtTXXZOTAy0ESvQiJvGY/s1600/saloposter.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 241px; height: 320px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjDyABnwLgjtV567qx_XawiFjdTOPFTNyLuxnX98xWwFk9DYcQzsDIZpJDWJ7lhERCQO6wNukEULJMkcdeWflKLl5bLkxptIukJ1fEvw4sTZSSPRX77zuwFym8NtTXXZOTAy0ESvQiJvGY/s320/saloposter.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5698274038866442530" /></a><br />FILMS<br />ATTENTION: Certains de ces films peuvent heurter les sensibilités des spectateurs<br /><br />La Coquille et le Clergyman (scénario de A. Artaud)<br />http://www.youtube.com/watch?v=mYAo-dwZSrs<br /><br />Le Procès de Kafka adapté par Orson Welles<br />http://www.youtube.com/watch?v=-jpvLGyN0vE<br /><br />The Lord of the Flies (P. Brook)<br />http://www.youtube.com/watch?v=TxYrfB3O7Vg<br /><br />El verdugo (en espagnol)<br />http://www.youtube.com/watch?v=e0gfaPwTqiE&feature=fvsr<br /><br />The Servant<br />http://www.youtube.com/watch?v=WoU9MvBeQi4&feature=related<br /><br />The Virgin Spring (I. Bergman, en 9 parties)<br />http://www.youtube.com/watch?v=PnD9l6Ky_Fs<br /><br />The Last house on the left<br />http://www.youtube.com/watch?v=jlmgN8lEZBU<br /><br />In Cold Blood (en 6 parties)<br />http://www.youtube.com/watch?v=XeWy2OkBh1o<br /><br />Marat/Sade<br />http://www.youtube.com/watch?v=kSDDNOxUQyo<br /><br />Portier de nuit (en italien)<br />http://www.youtube.com/watch?v=FksW8XwS9j4&feature=related<br /><br />Salo ou les 120 journées de Sodome (en italien)<br />http://www.youtube.com/watch?v=50P24ccrdSM<br />Documentaire sur Pasolini dans le tournage (soustitres anglais)<br />http://www.youtube.com/watch?v=VCBOYYu4awU&feature=related<br /><br />Les Damnés (en italien)<br />http://www.youtube.com/watch?v=-xzKzrJu5NI<br /><br />The Devils<br />http://www.youtube.com/watch?v=CuLdAn9G08s<br /><br />Roots (en 6 épisodes)<br />http://www.youtube.com/watch?v=JLhKTj6oxy4<br /><br />Mandingo (en 13 parties)<br />http://www.youtube.com/watch?v=im3_F-qTlf4<br /><br />Drum<br />http://www.youtube.com/watch?v=rTxr_zMc8Kk&feature=related<br /><br />Venus Noire<br />http://www.youtube.com/watch?v=_PD5aAd7HPc<br /><br />Elephant Man<br />http://www.youtube.com/watch?v=CBILNC0CTHE<br /><br />Straw Dogs (1971)<br />http://www.youtube.com/watch?v=CG0QGtE6AtY<br /><br />Rabid Dogs (en italien)<br />http://www.youtube.com/watch?v=HTgRJ7cDBpQ&feature=related<br /><br />The Texas Chainsaw Massacre (1974)<br />http://www.youtube.com/watch?v=vDqwLna8fwY&feature=related<br /><br />Martha (en italien)<br />http://www.youtube.com/watch?v=abe4cjqPdyA&feature=g-all-u&context=G2c10d8eFAAAAAAAAAAA<br /><br />La Pianiste<br />http://www.youtube.com/watch?v=V7jGVKns3sI<br /><br />Mishima <br />http://www.youtube.com/watch?v=54PZtRHzoq8<br /><br />1984 (1954)<br />http://www.youtube.com/watch?v=hATC_2I1wZE<br /><br />The Wave (1981)<br />http://www.youtube.com/watch?v=nKQLbFfRF4s<br />Die Welle (soustitres espagnols)<br />http://www.youtube.com/watch?v=jT8syVqiWKM<br />Das Experiment (2001, en allemand)<br />http://www.youtube.com/watch?v=rv3Nv8xQmak<br /><br />Au Revoir les Enfants<br />http://www.youtube.com/watch?v=LHSZGsbLtDY<br /><br />Eichmann<br />http://www.youtube.com/watch?v=71T_EfFmNMo&feature=related<br /><br />La Grande Bouffe<br />http://www.youtube.com/watch?v=vwNLAqmgEmE<br /><br />Blue Soldier (en italien)<br />http://www.youtube.com/watch?v=5zjBLLPNsLk&feature=related<br /><br /><br /><br /><br />Documentaires<br /><br />Steven Pinker, a History of Violence<br />http://www.youtube.com/watch?v=ramBFRt1Uzk<br />plus long http://www.youtube.com/watch?v=Rv1wDcJfnW0&feature=related<br /><br />How violent are you? (BBC)<br />http://www.youtube.com/watch?v=tuYgiXg-h8o<br /><br />une série de tables rondes autour de la psychosociobiologie de l´Agression (anglais)<br />la guerre http://www.youtube.com/watch?v=MKh_pU3RbZA&feature=relmfu<br />génocide http://www.youtube.com/watch?v=OyPEU0S_yeA&feature=relmfu<br />sexe et violence http://www.youtube.com/watch?v=7vJA6-nyvtE&feature=relmfu<br />le mal http://www.youtube.com/watch?v=7l7Qqhi5Jh0&feature=relmfu<br /><br /><br /><br />Slavery and the Making of America (en 4 épisodes)<br />http://www.youtube.com/watch?v=xzDAbXQbEzM<br /><br />la biographie de Sade<br />http://www.biography.com/people/marquis-de-sade-9469078/videos/marquis-de-sade-full-episode-2074654051<br /><br />Nuit et Brouillard<br />http://www.youtube.com/watch?v=oiHPz73Dtvs<br /><br />Shoah (partie 1)<br />http://www.youtube.com/watch?v=_P1_QzmumAo<br /><br />Le procès de Nuremberg<br />http://www.youtube.com/watch?v=BQott92Xpy0<br /><br />Stanford Prison Experiment <br />http://www.youtube.com/watch?v=FkmQZjZSjk4<br /><br />Milgram<br />http://www.youtube.com/watch?v=BcvSNg0HZwk&list=PLC6C9FFD25416A4ED&index=26&feature=plpp_video<br /><br />The Power of Nightmares <br />http://www.archive.org/details/ThePowerOfNightmares<br /><br />The Killing of America<br />http://www.youtube.com/watch?v=MameAk4FVo8<br /><br />Bowling for Columbine<br />http://www.youtube.com/watch?v=fAouWXzi-1Q<br /><br />Serial Killers documentaire en français<br />http://www.youtube.com/watch?v=X-ef1VcqxbI<br /><br />The Iceman Confessions (2 parties)<br />http://www.youtube.com/watch?v=Tv4c3flhSaU&feature=related<br /><br /><br /><br />Suggestions OFFLINE<br /><br /><br />L´Orange mécanique<br />Punishment Park<br />Henry Portrait of a Serial Killer<br />American Psycho<br />Funny Games<br />Baise-moi<br />Eyes Wide Shut<br />Amen<br />Come and See (1985)<br /><br /><br />Articles<br />Fritz Lang, une théodicée américaine<br />http://agora.qc.ca/Documents/Fritz_Lang--Fritz_Lang_de_1936_a_1956_-_Une_theodicee_Americaine_par_Jean-Philippe_Costes<br /><br />Renneville, Quand la folie meurtrière fait son cinéma<br />http://criminocorpus.revues.org/219Antonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-47094313097602998872012-01-15T12:21:00.001-08:002012-09-10T10:39:39.121-07:00Liens en ligne<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhf-NC9efB3V1kuQv8SVtQSurgfNkG3JXKR3fViZW5f6fsXY5GNzM1NrHCaoB14OfIFW27tTfRc3rRyR3-7Dm2-6qjh9sr06HmC7w8-re70Vi-ASeQJqBMiArTDzPFc_HBhfiZW6mPsjIw/s1600/hogarth-cruelty-perfection.jpg"><img alt="" border="0" id="BLOGGER_PHOTO_ID_5698007447310211682" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhf-NC9efB3V1kuQv8SVtQSurgfNkG3JXKR3fViZW5f6fsXY5GNzM1NrHCaoB14OfIFW27tTfRc3rRyR3-7Dm2-6qjh9sr06HmC7w8-re70Vi-ASeQJqBMiArTDzPFc_HBhfiZW6mPsjIw/s320/hogarth-cruelty-perfection.jpg" style="cursor: hand; cursor: pointer; display: block; height: 320px; margin: 0px auto 10px; text-align: center; width: 269px;" /></a><br />
<br />
Wieviorka, La cruauté (article)<br />
http://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2003-3-page-114.htm<br />
<br />
Cruauté, violence et colère (article)<br />
http://www.jstor.org/pss/41086521<br />
<br />
Dossier Résister au mal Cultures et théologie face au problème du mal<br />
http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2002-1.htm<br />
<br />
<a href="http://www.google.ca/url?sa=t&rct=j&q=Les%20hommes%20pleurent%20parce%20que%20les%20choses%20ne%20sont%20pas%20ce%20qu%E2%80%99elles%20devraient%20%C3%AAtre.%20%C2%BB%20(Camus%2C%20Caligula%2C%20I%2C%2011).%20Cette%20sentence%20de%20Caligula%2C%20%C2%AB%20pur%20dans%20le%20mal%20%C2%BB%2C%20r%C3%A9sume%2C%20semble-t-il%2C%20l%E2%80%99ensemble%20des%20probl%C3%A9matiques%20li%C3%A9es%20%C3%A0%20la%20question%20du%20mal.%20&source=web&cd=1&ved=0CCQQFjAA&url=http%3A%2F%2Flyceehugobesancon.org%2Fprepaslvh%2Fdocuments%2Fdoc%2F2551-Le%2520mal%2520introduction.doc&ei=HfYlT9fhGtK90QGs6Y2ACQ&usg=AFQjCNGzEqRFpUDoxrwMsgeVe6DwaAMo-g">Introduction au Mal</a><br />
<br />
Dossier sur la Violence en Littérature de Sénèque à Sarah Kane<br />
http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/FR/Page_revue_num.php?P1=2<br />
<br />
Combe histoires tragiques et canards sanglants (thèse en ligne)<br />
http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/64/33/07/PDF/THESE_pdf.pdf<br />
<br />
Les tragédies bibliques en France pendant les guerres de religion (Thèse en ligne)<br />
http://bdr.u-paris10.fr/theses/internet/2010PA100077.pdf<br />
<br />
Gothique et panoptique (Thèse en ligne)<br />
http://bdr.u-paris10.fr/theses/internet/2009PA100110.pdf<br />
<br />
Edmund Burke Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau<br />
http://books.google.ca/books?id=nd_v8ZxnIK8C&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false<br />
<br />
L´esthétique de la cruauté des classiques à Dubos<br />
http://www.anthroposys.be/dubos001.pdf <br />
<br />
Mory Thiam, Anthropologie de la violence chez Hegel (thèse en ligne)<br />
http://www.memoireonline.com/02/11/4249/m_Anthropologie-de-la-violence-chez-Hegel.html<br />
<br />
débat: Hegel a-t-il inspiré les totalitarismes?<br />
http://vdrp.chez-alice.fr/Hegel.html<br />
<br />
Schopenhauer, Le fondement de la morale<br />
http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Fondement_de_la_morale<br />
ou http://books.google.ca/ebooks/reader?id=Y10ZAAAAMAAJ&hl=fr&printsec=frontcover&output=reader<br />
<br />
Le monde comme volonté et comme représentation (intégrale, voir surtout &56 et 57)<br />
http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Monde_comme_volont%C3%A9_et_comme_repr%C3%A9sentation<br />
<br />
Thomas de Quincey, Of Murder Considered One of the Fine Arts (intégrale, en anglais)<br />
http://www.readbookonline.net/readOnLine/20972/<br />
<br />
<br />
Article de T. Todorov sur Notes d´un souterrain<br />
http://ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm#01<br />
<br />
<br />
Fabian Solda, Octave Mirbeau et Charles Baudelaire<br />
http://mirbeau.asso.fr/dfabienaccueil/solda-baudelaire.pdf<br />
<br />
Nietzsche, La généalogie de la morale<br />
Introduction et résumé http://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9n%C3%A9alogie_de_la_morale<br />
Oeuvre intégrale: http://fr.wikisource.org/wiki/G%C3%A9n%C3%A9alogie_de_la_morale<br />
<br />
Tom Minor sur la Cruauté et la psychologie nietzschéenne (article en anglais)<br />
http://www3.essex.ac.uk/journals/estro/docs/issue3/Cruel_Intentions.pdf<br />
<br />
Requet, Nietzsche et Freud, cruauté et culpabilité (article)<br />
https://sites.google.com/site/francoisrequet/philo/article2007/philosophique2007-freud-nietzsche<br />
<br />
Idem (mémoire de thèse)<br />
https://sites.google.com/site/francoisrequet/philo/master1/nietzsche-et-freud-le-rapport-entre-cruaute-culpabilite-et-civilisation<br />
<br />
La question de la « cruauté » de Nietzsche<br />
http://pjdesser.free.fr/histoire/nietzsche.html<br />
<br />
Nietzsche et le Mal <br />
http://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2007-1-p-69.htm<br />
<br />
plus compliqué, Agnès Gayraud Nietzsche : les Lumières et la cruauté. <br />
http://asterion.revues.org/1585<br />
<br />
FREUD<br />
Malaise dans la civilisation (1929, intégrale)<br />
http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/malaise_civilisation/malaise_civilisation.html<br />
<br />
Résumé bien fait<br />
http://www.aiempr.org/articles/pdf/aiempr88.pdf<br />
<br />
Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915)<br />
http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_de_psychanalyse/Essai_4_considerations/considerations.html<br />
<br />
Freud et A. Einstein, Pourquoi la Guerre ? (1933) <br />
http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/pourquoi_la_guerre/pourquoi_la_guerre.html<br />
<br />
plusieurs textes psychanalytiques et érotiques (Sacher Masoch mais aussi Le Fouet à Londres, Le Rêve d’un Flagellant, etc) sur le sadisme et le masochisme dans le site<br />
http://www.eros-thanatos.com/<br />
<br />
<br />
La Psychopathia Sexualis http://www.gutenberg.org/etext/24766<br />
Mémoire sur Krafft-Ebing<br />
http://www.memoireonline.com/05/09/2042/Krafft-ebing-et-la-science-du-sexuel--vers-une-pathologisation-de-lerotisme-.html<br />
<br />
Louis LAVELLE<br />
Le mal et la souffrance (intégrale)<br />
http://classiques.uqac.ca/classiques/lavelle_louis/mal_et_souffrance/mal_et_souffrance.html<br />
<br />
<br />
CAMUS L´HOMME REVOLTE<br />
http://classiques.uqac.ca/classiques/camus_albert/homme_revolte/camus_homme_revolte.pdf<br />
<br />
Caligula et la création littéraire chez Camus (mémoire online)<br />
https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/4539/2/Nadeau_Jean-Philippe_2010_memoire.pdf<br />
<br />
Sophie Bastien, Caligula et Camus: interférences transhistoriques<br />
consultable sur Googlebooks<br />
<br />
La notion de cruauté chez Artaud<br />
fabyanaa.chez.com/Theatre_cruaute_Artaud.doc<br />
<br />
Dans la thèse de E. Grossman sur le corps et le texte chez Artaud: partie II, ch. 1<br />
http://antoninartaud.net/docs/entre_corps_langue_espace_du_texte_evelyne_grossman.pdf<br />
<br />
Artaud l´homme-théâtre<br />
http://classes.bnf.fr/classes/pages/pdf/artaud1.pdf<br />
<br />
Sur un groupe artaudien de happenings quebecois<br />
http://www.erudit.org/revue/annuaire/2003/v/n34/041547ar.pdf<br />
<br />
La part maudite de Bataille relue par Guy Scarpetta<br />
http://www.erudit.org/culture/liberte1026896/liberte1038859/34722ac.pdf<br />
<br />
Le masochisme deleuzien<br />
http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/56/32/66/PDF/3e_deleuzMasoch.pdf<br />
<br />
Le féminin et l´esthétique de la cruauté<br />
http://www.cairn.info.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/article.php?ID_ARTICLE=LCP_112_0030 <br />
<br />
Le génocide turc et nazi dans la littérature (thèse en ligne)<br />
http://www.biu-montpellier.fr/florabium/servlet/DocumentFileManager?source=ged&document=ged:IDOCS:15358&resolution=&recordId=theses%3ABIU_THESE%3A37&file=<br />
<br />
Art, Terrorism and the Negative Sublime<br />
http://www.contempaesthetics.org/newvolume/pages/article.php?articleID=568<br />
<br />
L´art face à l´horreur médiatisée (thèse en ligne)<br />
ftp://ftp.scd.univ-metz.fr/pub/Theses/2008/Rezzoug.leila.1.LMZ0821.pdf<br />
<br />
Le mal dans la série CSI (mémoire en ligne)<br />
http://memsic.ccsd.cnrs.fr/docs/00/33/49/14/PDF/mem_00000402.pdf Antonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6442910903237611159.post-18596738539628894422011-12-12T11:55:00.000-08:002012-02-07T06:07:56.907-08:00Plan de cours<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjG3ISQkamqGLUgi5LM3dcO-s0l2cvEZj6K4wDYBbcZuyQbV5EWzg54WsXvlEKU7RmrCHvTReAXJTAorpUSrwdlBoJ-FZuSGa6XPJ-I1Jjyg15tScs5O_gBt7Z0lthE1CT6AgJvFH2U9nQ/s1600/newport_spanish_cruelty.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 320px; height: 262px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjG3ISQkamqGLUgi5LM3dcO-s0l2cvEZj6K4wDYBbcZuyQbV5EWzg54WsXvlEKU7RmrCHvTReAXJTAorpUSrwdlBoJ-FZuSGa6XPJ-I1Jjyg15tScs5O_gBt7Z0lthE1CT6AgJvFH2U9nQ/s320/newport_spanish_cruelty.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5685333577880584402" /></a><br /><br /><br />UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL<br /><br />DÉPARTEMENT D'ÉTUDES LITTÉRAIRES<br /><br /><br />SIGLE : LIT 360T-10<br />SESSION : Hiver 2012<br />TITRE : Littérature, cruauté et culture populaire <br />PROFESSEUR : Antonio Dominguez Leiva<br /><br /><br /><br />DESCRIPTIF<br /><br />Le tournant sadien place la littérature et, partant, la culture toute entière de la modernité sous le signe de la cruauté. Évoluant "à l´ombre du Divin Marquis" (Mario Praz), la tradition du romantisme noir qui traverse le XIXe et le XXe siècle jusqu´à sa mutation postmoderne est travaillée par le paradoxe de cette inhumanité trop humaine à la fois dans les productions réflexives de la haute culture et dans les produits sensationnalistes de la culture populaire. Ce double versant, fusionné dans l´indistinction hypermoderne, accompagne et interroge l´évolution sociopolitique de la cruauté des sociétés industrielles et post-industrielles, des totalitarismes aux camps de concentration et des terrorismes à la fascination pour le serial killer, véritable (anti)héros du néolibéralisme.<br /> <br /><br />OBJECTIFS PARTICULIERS<br /><br />Aux termes du cours, l’étudiante sera en mesure de :<br />- Réfléchir de façon personnelle et informée aux rapports entre cruauté, cultures et littératures<br />- Reconnaître les grandes figures, écoles et mouvements dans l’histoire des réflexions et des représentations de la cruauté moderne <br />- Comprendre et confronter différentes théories, approches et formes de la cruauté dans la littérature et la culture populaire moderne et postmoderne<br />- Situer une œuvre précise à l’intérieur d’une perspective anthropologique, philosophique et historico-culturelle plus vaste.<br />- Décoder les soubassements esthétiques, idéologiques et culturels d’une œuvre et de l’analyser en conséquence. <br /><br />CONTENU <br /><br />La session sera divisée en deux grandes parties. La première, historique et théorique, s’attachera à détailler l’émergence du tournant majeur accompli par l´œuvre de Sade qui place la cruauté au cœur de la tradition du romantisme noir, laquelle, évoluant "à l´ombre du Divin Marquis" (Mario Praz) dans un double mouvement de déni et de fascination, traverse le XIXe et le XXe siècle jusqu´à sa mutation postmoderne. Nous étudierons différents concepts et mouvances sociohistoriques pouvant expliquer l´évolution de cette tradition toute entière travaillée par le paradoxe de cette inhumanité trop humaine. Nous verrons l´évolution des productions qui accompagnent et interrogent l´évolution sociopolitique de la cruauté, à la fois dans la haute culture allant du « démon de la perversité » (E. A. Poe) à la banalité du mal de H. Arendt en passant par la pulsion de mort freudienne, et dans les produits sensationnalistes de la culture populaire dans les différents médias de masses où celle-ci s´articule, du roman gothique au slasher ou du roman criminel aux torture movies contemporaines, en passant par différents sous-genres et mouvements (fladge, pulps, romans noirs, men´s adventure magazines, fumetti neri, roughies, nazixploitation, eroguro, giallo, gore, etc). <br />Dans un deuxième axe nous nous intéresserons à l`étude d`oeuvres concrètes qui illustrent la grande variété de ce double versant, négatif hégélien du culte du progrès et de la perfectibilité humaine hérité du projet des Lumières. Nous interrogerons les dialectiques complexes qui traversent en littérature et dans la culture populaire les représentations de ce terrible et vertigineux retour du refoulé des sociétés industrielles et post-industrielles prises entre manipulation sensationnaliste et esthétique de la violence, tabou et transgression, répétition et variation, codification générique et innovation, propagande et distanciation, conformité et subversion. <br /><br />PÉDAGOGIQUE<br /><br />Le cours se donnera sous forme d’enseignements magistraux encourageant la participation des étudiants.<br /><br />MODALITÉS D'ÉVALUATION<br /><br />2 travaux. <br />1° 40%, 8e semaine de cours, 5 à 7 pages. <br />Analyse critique d’une œuvre au corpus ou d’un ouvrage théorique; <br />Soit à l´oral (exposé, qui peut être fait à 2 ou à 3) soit à l´écrit<br /><br />2° 60%, 15e semaine de cours, 10 à 12 pages<br />Analyse critique comparée de deux œuvres ou plus en fonction de la perspective du cours (l´une du corpus, l´autre pouvant être extérieure à celui-ci). <br /><br /><br /><br />BIBLIOGRAPHIE <br /><br />6 Œuvres à choisir dans le corpus<br /><br />Sade, Les Crimes de l´Amour<br /> Les 120 Journées de Sodome, Différentes éditions imprimées et en ligne, la principale étant les Œuvres complètes à la Pléiade.<br /><br />Antonin Artaud, Le théâtre de la cruauté Gallimard, Folio<br /> Héliogabale ou l´Anarchiste couronné Gallimard, L´Imaginaire<br /><br />Léon Bloy Histoires désobligeantes, différentes éditions en ligne et papier (L´Arbre Vengeur, etc)<br /><br />Georges Bataille, Histoire de l´œil, 10/18<br /> <br />Pétrus Borel Champavert ou les contes immoraux, différentes éditions en ligne<br /><br />Albert Camus, Caligula, Gallimard, Folio<br />L´homme révolté, Gallimard,<br /><br />Truman Capote, De sang froid, Gallimard, Folio<br /><br />Bret Easton Ellis, American Psycho, 10/18<br /><br />Virginie Despentes, Baise-moi, J´ai Lu<br /><br />Dostoievksi Notes d´un Souterrain, différentes éditions en ligne et papier (Flammarion poche)<br /><br />William Faulkner, Sanctuaire, Gallimard, Folio<br /><br />Jules Janin, L´âne mort ou la femme guillotinée, différentes éditions en ligne et papier (Flammarion poche)<br /><br />Elfriede Jelinek, La pianiste, Points<br /><br />Franz Kafka, La colonie pénitentiaire, Gallimard, Folio<br /><br />Pierre Klossowski, Le Baphomet, Gallimard, L´imaginaire<br /><br />Jean Genet, Pompes funèbres, Gallimard, L´imaginaire<br /><br />Pierre Guyotat, Eden, Eden, Eden, Gallimard, L´imaginaire<br /><br />William Golding Sa Majesté des Mouches, Gallimard, Folio<br /><br />S. Gonzalez Rodriguez, L´homme sans tête, Passage du Nord-Ouest<br /><br />Huysmans, Là-bas, différentes étidions en ligne et papier (Gallimard, Folio)<br /><br />Villiers de l´Isle-Adam, Contes cruels, différentes étidions en ligne et papier (Gallimard, Folio)<br /><br />Primo Levi, Si c´est un homme, Pocket<br /><br />Jonnathan Littel, Les Bienveillantes, Gallimard, Folio<br /><br />Cormac McCarthy, Méridien de Sang, Points<br /><br />Octave Mirbeau, Le Jardin des Supplices, différentes étidions en ligne et papier (Gallimard, Folio)<br /><br />Bernard Noël, Le château de Cène, Gallimard, L´imaginaire<br /><br />Amélie Nothomb, Hygiène de l´assassin, Points<br /><br />Georges Orwell, 1984 , Gallimard, Folio<br /><br />Valentine Penrose, La comtesse sanglante, Gallimard, L´imaginaire<br /><br />Rachilde, Mme de Sade, Gallimard, L´imaginaire<br /><br />Robbe-Grillet, Souvenirs du Triangle d´or, Points<br /><br />Sacher-Masoch, Vénus à la fourrure, différentes étidions en ligne et papier (Rivages poche)<br /><br />Arthur Schnitzler, La nouvelle rêvée, Livre de poche<br /><br />Peter Weiss, Marat/Sade, Arche<br /><br /><br />Des extraits d´œuvres (E. A. Poe, Baudelaire, J. Lorrain, etc) en complément au corpus seront postés sur le blog du cours.<br /><br /><br />Lectures critiques obligatoires :<br />Claire Crignon, Le Mal, anthologie de textes philosophiques, GF corpus<br />Hélène Frappat, La violence, GF corpus<br /><br />Bibliographie critique sommaire<br /><br />Daniel Arasse, La guillotine et l'imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987.<br />Hannah Arendt, La banalité du mal, Gallimard, Folio<br />Philippe Ariès,, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975<br /> Images de l'homme devant la mort, Paris, Seuil, 1983<br />Harry Elmer Barnes, The Story Of Punishment, A Record Of Man's Inhumanity To Man. Montclair, N.J. Patterson Smith 1972<br />Georges Bataille, La littérature et le Mal, Gallimard, Folio<br />Gilles de Rais, in Œuvres complètes<br /> Les larmes d´Éros, J. L. Pauvert<br />Jean Baudrillard, L'échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard 1976<br />André Bazin Le cinema de la cruaute Flammarion Paris 1987<br />Erika Bornay, Hijas de Lilit, Madrid, Cátedra, 1995<br />Burkert, W., Homo necans : the anthropology of ancient Greek sacrificial ritual and myth, Berkeley, University of California Press, 1983<br />Pierre Brunel Théâtre et cruauté ou Dionysos profane Paris Méridiens 1982<br />Jean Cooren L'ordinaire de la cruauté Paris : Hermann 2009<br />Les Daniels, Living in Fear, History of Horror in Mass-media, New York, Da Capo Press, 1983<br />Gilles Deleuze, Int Présentation de Sacher-Masoch - La Vénus à fourrure et essai sur le masochisme, Éditions de Minuit<br />Jean Delumeau, La peur en Occident, Paris, Hachette 1980<br /> Le péché et la peur: la culpabilisation de l’Occident, XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard 1983<br />Djikstra, B., Idols of perversity. Fantasies of feminine Evil in Fin-de-siècle Culture, New York, Oxford University Press, 1986<br />Antonio Dominguez Leiva, Décapitations, du culte des crânes au cinéma gore, PUF , 2004<br /> (éd) Délicieux Supplices, Erotisme et cruauté en Occident, Editions du Murmure<br /> (éd) Le supplice oriental, Editions du Murmure<br />Dottin-Orsini, M., Cette femme qu’ils disent fatale, Paris, Grasset, 1993<br />Camille Dumoulié éd. Les théâtres de la cruauté hommage à Antonin Artaud , Paris Desjonquères 2000<br />Camille Dumoulié Nietzsche et Artaud pour une éthique de la cruauté Paris Presses universitaires de France 1992<br />Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard<br />Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Gallimard (éditions online)<br /> Le problème économique du masochisme (1924), in Œuvres complètes, Tome XVII<br />René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972<br />Godin, M., Gore, autopsie d’un cinéma, Eds. du Collectionneur, 1992 <br />Stephen King, Danse macabre. The Anatomy of horror, Londres, Futura Books, 1991<br />Julia Kristeva, Pouvoirs de l´horreur, essai sur l´abjection, Points<br />Michel Erman, La cruauté, Essai sur la passion du mal, PUF<br />Pascal Quignard, Le sexe et l´effroi, Gallimard, Folio<br />Damien Lagauzère Le masochisme : du sadomasochisme au sacré, Paris : L'Harmattan, 2010<br />Françoise Laugaa-Traut, Lectures de Sade, Paris, Armand Colin, 1973<br />Marcandier Colard, C., Crimes de sang et scènes capitales : Essai sur l'esthétique romantique de la violence, Paris, PUF, 1998<br />Serge Margel Critique de la cruauté, ou, Les fondements politiques de la jouissance Paris : Belin, 2010<br />Marsicano, E. F., The Femme Fatale Myth: sources and manifestations in selected visual media 1880-1920, Ann Arbor, U.M.I., 1984<br />Sophie de Mijolla-Mellor; Julia Kristeva La cruauté au féminin Paris : Presses universitaires de France 2004<br />Naish, C., Death comes to the maiden : sex and execution 1431-1933, Londres, Routledge, 1991<br />Camille Paglia, Sexual Personae. Art and decadence from Nefertiti to Emily Dickinson, Londres, Penguin Books, 1991<br />Pierrot, J., L’imaginaire décadent, Paris, P.U.F, 1977<br />Michèle Porte De la cruauté collective et individuelle : singularités de l'élaboration freudienne Paris : L'Harmattan 2002<br />Mario Praz, La chair, la mort et le diable, Gallimard<br />Yves Prigent La cruauté ordinaire : où est le mal? Paris : Desclée de Brouwer 2003<br />David Punter, The literature of terror: a history of gothic fiction from 1765 to the présent day, London, Longman, 1986<br />Puppi, L., Lo splendore dei suplizi : liturgia delle essecuzioni capitali e iconografía del martirio nell'arte europeo dal XII al XIX, Milan, Mondadori,1993<br />C Raboin, Les critiques de notre temps et Kafka, Garnier, 1973<br />Thomas Römer Dieu obscur le sexe, la cruauté et la violence dans l'Ancien Testament Labor et Fides Genève 1996<br />Ross, P., Les visages de l’horreur, Edilig, 1985<br />Clément Rosset Le principe de cruauté Paris Éditions de Minuit 1988<br />Spierenburg, P., The spectacle of suffering: execution & the evolution of repression: from a preindustrial metropolis to the European experience, Cambridge University Press, 1984<br />Susan Sontag, « Fascinating Fascism » dans Sous le signe de Saturne, Essais, Seuil<br />Laurent Tailhade, Le Masochisme (http://www.eros-thanatos.com/Le-Masochisme-Algolagnie.html)<br />Franco Tonelli, L'esthétique de la cruauté études des implications esthétiques du théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud Paris A.-G. Nizet 1972<br />Triolé, M., La mort et la révolution surréaliste, Thèse de 3 cycle, Lille III, 1985<br />Twitchell, Dreadful Pleasures, Anatomy of Modern Horror, New York, Oxford University Press, 1985<br /> Preposterous Violence, Fables of Aggression in Modern Culture, New York, Oxford University Press, 1989<br />Roland Villeneuve, Le musée des supplices, Paris, Veyrier, 1985<br />Michel Vovelle, La mort en Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983<br /><br /><br />D´autres références, notamment en ligne, seront ajoutées dans le blog du cours ainsi qu´une filmographie sélectiveAntonio Domínguez Leivahttp://www.blogger.com/profile/11241236791608585562noreply@blogger.com0