viernes, 24 de febrero de 2012

La violence de la représentation




Violence ancienne, violence contemporaine

Il est difficile de définir la violence dans l’absolu : les mêmes actes sont
appréciés diversement selon les cultures et les époques. On en a un exemple
proche avec la façon dont la violence sexuelle est perçue dans les sociétés
occidentales d’aujourd’hui. Les attitudes face au viol, et jusqu’à sa définition,
ont évolué fortement en quelques années : on est passé d’une quasi-impunité
à une dénonciation et une sanction juridique et sociale beaucoup plus fortes,
avec un changement de qualification des actes, comme par exemple la
reconnaissance récente (1990) du viol conjugal.

La violence suppose l’exercice excessif ou illégitime de la force : un
accident n’est pas une violence. Mais la notion est éminemment variable, elle
est liée au contexte historique (les formes de violence ne sont pas les mêmes
d’une culture à l’autre), au contexte idéologique (le seuil de tolérance varie)
et au contexte juridique (quelle pénalisation pour quel type de fait ?). Les
historiens ont souligné, en Occident, un très fort déclin au fil des âges, les
actes se faisant moins nombreux, les seuils de tolérance baissant fortement,
avec un changement dans la nature même des faits considérés. La violence
sexuelle fournit un exemple éclatant de ces changements : considérée
autrefois comme une expression légitime de la virilité, elle est devenue
aujourd’hui une atteinte à la personne. L’un des principaux changements est
d’ordre légal et pénal : l’Occident est passé d’un système de représailles
individuelles à la médiation d’un pouvoir d’Etat, le tournant s’opérant aux
XVIe et XVIIe siècles, quand l’Etat a revendiqué l’apanage de violence, un
bon exemple étant, en France, l’interdiction du duel.

On peut définir la violence de la Renaissance et de l’âge classique par
trois traits essentiels. Le premier est l’accoutumance à une brutalité dont l’existence quotidienne est saturée. Elle est acceptée – surtout de la part des
jeunes mâles, dont elle est l’expression normale – et elle est partout : rurale
aussi bien qu’urbaine, mais avec certains lieux de prédilection, comme la
taverne. Il n’y a donc pas de politisation de la violence : elle n’est pas un
scandale ; comme les accidents et les maladies, elle participe de l’ordre du
monde. On éprouve fatalisme et résignation devant quelque chose qui est
étroitement noué au tissu de la vie quotidienne. Il n’y a pas de tabou du sang,
car le rapport est différent au corps malade et à la mort : on est loin de
l’aseptisation de la vie civile contemporaine.

Le deuxième trait est le caractère spectaculaire de la violence : le
voyeurisme est légitime (il n’est donc pas reçu comme tel), aussi bien pour
les spectacles cruels, comme les combats d’ours et de chien (bear baiting)
qui font courir les foules londoniennes de la fin du XVIe siècle, que pour les
parades judiciaires. Les exécutions publiques ne déploient pas seulement une
férocité inouïe – voir l’analyse de celle de Damien que M. Foucault fait dans
Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975) – elles suscitent une ferveur
collective qui prend les formes les plus diverses, du rituel maîtrisé d’une
liturgie supplicielle aux manifestations carnavalesques où des foules avides et
houleuses festoient à la vue du sang. Cette violence judiciaire est souvent
assez proche du théâtre et les contemporains spéculent volontiers sur le
recours au même mot (« échafaud » en français, « scaffold » en anglais) pour
désigner le lieu du supplice et celui du théâtre.

La troisième caractéristique est un système pénal qui apprécie la gravité
des faits selon des critères très différents des nôtres. Certains délits, véniels à
nos yeux, sont sévèrement punis, car c’est moins le crime qui compte que la
relation entre le criminel et sa victime : ainsi, de la part d’un domestique, le
plus petit vol est passible de mort. Inversement, les violences sexuelles sont
beaucoup moins réprimées, et surtout les victimes sont considérées tout
autrement : violée, une femme est souillée et par conséquent responsable de
la tache infligée à l’honneur familial.

A l’époque contemporaine, le paysage change radicalement. La tolérance
sociale est beaucoup plus faible. Il y a un tabou de violence et du sang et la
violence est réprimée parfois dès le plus petit acte : une bataille dans une cour
de récréation a récemment défrayé la chronique en France, en menant de
jeunes enfants au poste de police pour une véritable garde à vue. Du même
coup, la définition est bien plus étendue : la violence domestique est entrée
dans les statistiques officielles – et elle est à l’origine d’une bonne part des
homicides. Alors même que les faits sont moins nombreux, l’idée s’est
imposée d’une violence latente de la vie moderne, explorée dès les années 50
par les pièces de télévision de Pinter et confirmée par des affaires récentes de
suicides en série sur les lieux de travail. Du coup, la violence devient une
question politique, exploitée en tant que telle par les politiciens et déclinée en
différents thèmes médiatiques (insécurité, violence des banlieues, terrorisme,
etc.). Si la violence quotidienne a fortement décliné à l’époque
contemporaine, la violence guerrière a beaucoup évolué, avec les
développements technologiques et l’évolution constante des formes de la
guerre : infiltration quotidienne par le terrorisme, technologisation (la guerre
se fait en partie à distance, elle continue à tuer, mais sans passer
nécessairement par des combats au corps à corps ou même à vue). Le XXe
siècle a donné le sentiment d’une progression dans l’horreur : il n’a pas
inventé le génocide mais les guerres mondiales et l’horreur à l’échelle
industrielle. Au moment où les témoins de la Shoah commençaient à
disparaître et où la chape de silence se levait, la conviction de l’après-guerre
d’un « plus jamais ça » est brutalement démentie par de nouvelles horreurs
(la guerre des Balkans, celle du Rwanda). On a parfois lié la violence du
théâtre contemporain à la Shoah mais il est peut-être encore davantage lié au
deuil de l’espoir que la Shoah ait guéri l’humanité des massacres de masse.

La caractéristique essentielle de la violence contemporaine est sans
doute la modification du rapport que les sociétés « avancées » d’aujourd’hui
entretiennent avec elle : un rapport essentiellement médiatisé. Nous n’avons
plus de contact avec le corps souffrant et saignant, mais un rapport qui passe
avant tout par l’image. Ce qui suppose un impact ambigu : une horreur mêlée
de jouissance voyeuriste, ainsi qu’une esthétisation de la souffrance – à
preuve le succès de certaines images « emblématiques », comme la célèbre
« pietà de Benthala », la photographie prise en 1997 par le photographe
Hocine Zaourar d’une femme accablée de douleur, pendant les massacres en
Algérie9. L’effet de cette esthétisation est un dédouanement de la sensibilité :
la violence devient affaire de réaction affective, l’événement est réduit à une
image pathétique, les media rivalisant dans la course au « sujet » porteur et à
l’image efficace, pour la plus grande gloire de l’audimat et de la société
marchande.

Les dramaturges ne sont pas insensibles à la perception qu’ont, de la
violence, les sociétés où ils vivent : leurs oeuvres en portent la trace. Mais il est difficile de les réduire au statut de témoins car ils mènent une réflexion
sur la violence qui passe d’abord par le choix qu’ils font entre les différentes
options spectaculaires qui s’offrent à eux.


Les options spectaculaires : montrer ou cacher

On pourrait être tenté de penser que le meilleur moyen d’avoir l’impact
le plus fort sur les affects des spectateurs est de montrer. C’est du reste le
principe antique que ce qu’on voit émeut davantage que ce qu’on entend
(« magis movent visa quam audita »), repris par Horace dans son Art
Poetique : « l’esprit est moins frappé par ce qui lui parvient par l’oreille que
par ce qui est mis sous les yeux, organes fiables (« Segnius inritant animos
demissa per aurem quam quae sunt oculis subiecta fidelibus », v. 180-181).
C’est aussi un principe rhétorique : Quintilien, dans son Institutio Oratoria,
préconise diverses techniques pour gagner les juges : des manipulations
verbales pour les persuader en emportant une conviction rationnelle (c’est le
propre de l’art oratoire), d’autres techniques plus propres à agir sur les
affects, comme de produire, par le verbe, l’illusion d’une présence, pour
donner réalité aux faits et faire naître des images dans l’imagination (VI, 2),
et enfin des techniques auxiliaires, extérieures à l’art oratoire mais efficaces,
comme de recourir à des traces concrètes de l’acte – par exemple brandir un
linge taché du sang de la victime (V, 9) – ou comme de montrer un tableau
représentant le crime – ce qui revient à un aveu de faiblesse de l’orateur,
incapable de produire une image vive du crime par la seule force de la parole.
Pour un dramaturge, montrer l’action violente présente des avantages.
Cela permet de répondre à une demande ou une attente du public et de
satisfaire un besoin que d’autres « spectacles » entretiennent, comme les
exécutions publiques ou les combats d’animaux. Cela produit en outre une
empreinte mémorable : l’action se grave dans la mémoire du public. Cela
présente enfin l’intérêt de forcer l’attention de spectateurs qui, dans l’Europe
moderne, sont souvent indociles, et de la retenir pour susciter les affects – de
terreur et de pitié ou d’horreur et de fureur – sans lesquels il n’est pas de
tragédie digne de ce nom.

Ces avantages se doublent d’inconvénients : les dangers que j’évoquais
plus haut. Mais ce qui retient les dramaturges de montrer crûment est la
conscience qu’il n’est pas si simple de montrer ou plutôt que l’exhibition
pure et simple risque de tomber à plat car, pour être vraiment efficace, un
effet doit être construit. Les cinéastes l’ont compris fort bien et certains sont
passés maîtres en cet art : Hitchcock construit l’une des scènes de meurtre les
plus célèbres du cinéma – l’assassinat dans la douche de Psycho (1960) – par
un savant montage où l’on voit une succession d’images partielles : la vision
floue de l’assassin, à travers le rideau de la douche, des morceaux du corps de
la victime, le jet qui sort du pommeau, le tournoiement de l’eau qui se colore
dans le bac avant d’être évacuée. Dans cette mosaïque, presque rien qui
décrive le geste meurtrier : quelques photogrammes montrent une main qui
s’abat, crispée sur le manche d’un couteau. Le secret, pour être efficace, n’est
pas de planter une caméra face à l’action, c’est de suggérer, par des aperçus
bien choisis, ce que le spectateur est obligé de reconstruire dans sa tête.
Les dramaturges n’ont pas la possibilité de recourir à un montage habile,
ils n’ont à choisir qu’entre deux options : montrer ou ne pas montrer. Du
moins en apparence.

Ne pas montrer est le parti qui stimule le plus l’ingéniosité des
dramaturges, car il les oblige à trouver des solutions de rechange, c’est-à-dire
de s’arranger pour que le spectateur comprenne ce qui se passe sans suivre
directement le déroulement des opérations. La première est d’éluder, c’est-àdire
d’escamoter le moment fatidique. C’est le précepte de la dramaturgie
classique française de ne pas ensanglanter la scène. A ceci près que cet
interdit n’a jamais été vraiment formulé comme tel, qu’il est une sorte de loi
implicite, c’est-à-dire de convention efficace10. Il est d’ailleurs loin d’être
absolu : il s’agit surtout d’empêcher la représentation complète et explicite
d’un acte sanglant. Chez Corneille, à la fin de Rodogune (V, 4), Cléopâtre
avale le poison sur scène et sort en s’appuyant sur sa suivante, pour tomber
dès qu’elle aura franchi le seuil de la coulisse. Chez Racine, dans Bajazet, le
meurtre essentiel se fait en coulisse : Roxane peut se contenter de lancer à
Bajazet un simple « sortez » (V, 4), car le spectateur sait que les muets du
sérail attendent celui-ci derrière la porte, pour l’étrangler. Mais il n’y en a pas
moins une mort en scène, à la fin (V, 12) : la pièce s’achève sur Atalide qui
se poignarde et sur sa suivante qui conclut, en deux vers, qu’elle meurt. Un
ordre mortel est plus spectaculaire qu’un coup discret, à cause de la distance
même entre une injonction banale et la signification qu’elle prend dans ces
conditions particulières.

On s’est souvent trompé sur les raisons qui ont imposé ce refus du sang.
C’est d’abord le primat du verbe sur l’action : la tragédie est un univers
hiératique de déploration et de passions nobles. C’est ensuite un souci de
vraisemblance bien plus que de morale : il s’agit d’éviter tout ce qui pourrait
briser l’illusion ou, pire encore, faire sombrer dans le ridicule. Ce souci se
double d’un autre, d’ordre « social » : la violence est trop physique pour la
tragédie, qui tient le corps à distance et restreint les codes gestuels (les mains
ne doivent pas dépasser une zone qui va de la taille aux yeux), et elle est
indigne : les manifestations corporelles, même quand elles ne sont pas
sanglantes, sont bonnes pour le peuple et pour la comédie.

Il y a des bénéfices à cette restriction. Elle ne permet pas seulement
d’éviter les risques mais aussi de contraindre les dramaturges à l’ingéniosité :
les façons indirectes de montrer sont une prime à l’intelligence et elles
incitent à recourir à l’imagination. Les dramaturges ont souvent cru aux
vertus de l’ellipse, et les cinéastes plus encore : il est beaucoup plus terrifiant
de faire saisir des signes indirects. Dans M… le Maudit, Fritz Lang rend le
meurtre de la petite fille par l’ombre du criminel qui vient recouvrir une
affiche et par un ballon qui roule. Dans Cat People, de Jacques Tourneur, où
l’héroïne lycanthrope se transforme en guépard et pourchasse une victime,
toute la peur et l’horreur sont suscitées par des jeux de lumière, sur l’eau
d’une piscine et l’ombre démesurée d’un félin, sur les murs.

La façon la plus simple d’éluder l’acte sanglant est de le cantonner en
coulisse. Celle-ci se prête à deux utilisations. Elle peut fonctionner comme
censure : tout se passe à l’insu des spectateurs, pendant l’intervalle entre deux
actes – comme l’assassinat de Pyrrhus, dans Andromaque – voire entre deux
scènes, comme le suicide d’Hermione, un peu plus tard. Elle peut également
fonctionner comme écran : tout se passe hors des yeux du spectateur mais pas
à son insu : il peut suivre en direct une action qu’il ne voit pas mais qu’il
entend – comme l’infanticide, à la fin de la Médée d’Euripide – ou dont il
perçoit des échos, comme pour le meurtre de Duncan, dans Macbeth (II, 2) :
une cloche, le cri d’une chouette, l’angoisse de Lady Macbeth – tout dit le
meurtre sans qu’on ne le voie ni ne l’entende.

Rejeter l’acte sanglant en coulisse ne sert pas seulement à éviter toute
déception et à stimuler l’imagination ; en recourant à la suggestion, il s’agit
aussi de faire sentir l’interdit et d’accroître ainsi l’horreur. Mais la Médée
d’Euripide va plus loin encore, en valorisant l’ouïe à l’extrême, puisque les
échos qu’on entend sont exceptionnels. On entend des voix d’enfant, ce qui
est pratiquement un hapax sur la scène grecque, et ces paroles sont inouïes :
les fils de Médée disent leur mort, de la façon la plus pathétique, en essayant
d’arrêter le bras de leur mère. Dans ce cas, supprimer la vue, c’est rendre
l’écoute encore plus intense : il ne s’agit donc pas simplement d’une facilité
de dramaturge cherchant à minimiser les risques, la scène a un tout autre
intérêt et elle s’avère particulièrement inventive, puisqu’elle manipule les
données sensorielles en jouant l’ouïe contre la vue et en élaborant, du même
coup, ce qu’on pourrait appeler une « représentation voilée ». C’est une façon
de gérer le paradoxe du sujet désirable et impossible, en recherchant le
pathétique le plus intense possible, mais sans aller trop loin puisque la
représentation est estompée.



François LECERCLE
article complet sur
http://www.sidosoft.com/crlc/pdf_revue/revue2/Spectacle1.pdf

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