viernes, 24 de febrero de 2012

Hubert Aquin


Le bonheur d’expression - Hubert Aquin 1961


Le bonheur, c’est la morale. Il m’est difficile de dissocier ces deux termes que tant de directeurs de conscience ont liés l’un à l’autre et que bien des gens « évolués » persistent à disjoindre.

On n’est heureux qu’à l’intérieur d’un système qu’on accepte et, en fait, le bonheur se réduit essentiellement à cette acceptation. Bien sûr, les modes de l’acceptation offrent de nombreuses catégories, depuis la sérénité jusqu’à la résignation chrétienne, de la bonne humeur au complexe d’Issac. Ces comportements multiformes, parfois même alternatifs, dérivent tous d’une attitude fondamentale qui est l’acceptation. Et je ne connais rien de moins révolutionnaire que cette attitude.

Les gens heureux sont des contre-révolutionnaires ! On peut leur faire avaler n’importe quoi, ils en font leur bonheur, de la même façon que les bons chrétiens transforment leurs malheurs en épreuves et finissent ainsi par s’en réjouir. Quand on a commencé d’accepter, pourquoi s’arrêter sur cette voie ? D’ailleurs, les gens qui le veulent vraiment, deviennent heureux, quel que soit le prix qu’ils doivent payer ce bonheur, car le bonheur, on n’en sort pas, est affaire de volonté.

N’est-il pas significatif, en ce sens, de voir les grands personnages de roman désirer le bonheur jusqu’au moment où ils doivent l’accepter, mais jamais plus loin ? Mathilde de la Mole ou Madame de Mortsauf demeurent intouchables, inaccessibles par un décret inavouable et profond de ceux qui parlent de se tuer pour elles. Et la femme rencontrée l’Année dernière à Marienbad, il importe de ne pas l’avoir rencontrée : tout le film de Resnais repose sur cette volonté obscure, hésitante aussi, de refuser un bonheur, fût-il passé. La convergence de tant de bonheurs manqués, dans le folklore universel de la fiction, pose un problème aux gens heureux. Pourquoi, en effet, les gens heureux (et il y en a !) se repaissent-ils de ces beaux désastres et de ces faillites éclatantes ! Pour se purger, dirait Aristote ; mais peut-être aussi pour se grandir !

Car ceux qui ont choisi le bonheur ont en même temps choisi de n’être pas des héros. Je dirais même, inversant ma proposition jusqu’au paradoxe : qui choisit le bonheur renonce, ou devrait renoncer, à être un artiste.

Que peuvent bien m’apprendre les artistes, s’ils se mettent à être heureux ? Comment pourront-ils encore m’étonner ? Je n’ai que faire des oeuvres nées dans le climat débilitant de l’acceptation. Romanciers, poètes ou peintres, les artistes sont des professionnels du malheur ! Je dis bien des professionnels, non des amateurs ...

Qu’on me comprenne bien : la grandeur d’une oeuvre d’art n’est pas fatalement (!) proportionnelle au malheur de son auteur. Ce serait vraiment trop facile ! Le malheur aussi est un art. Le malheur dont je parle, le seul qui soit fécond, manifeste un choix profond ; c’est une vocation et non seulement un accident fortuit. Loin de considérer l’artiste comme une victime qui s’adonne à une activité compensatrice, je vois en lui un héros qui choisit pleinement son destin.

Le malheur équivaut, selon moi, à un mode supérieur de connaissance et devient, par conséquent, la voie royale de l’artiste qui veut exprimer la réalité, la recréer, l’enfanter une seconde fois dans une forme nouvelle ! Dans cet ordre, le malheur apparaît comme une façon privilégiée d’expérimenter la vie et devient un préalable à toute entreprise artistique.

Autant j’admire Beaudelaire, Dostoïevski, Balzac, Pascal, Pirandello ou Proust d’avoir poussé jusqu’au bout leur « difficulté d’être », car cette lutte a produit de grandes oeuvres, autant, d’autre part, je plains les petits malheureux, les tragiques, les masochistes à faible rendement, ceux qui sont nés pour un petit pain noir ! Ce sont des amateurs, c’est tout dire.

Ici je ne puis m’empêcher de pousser une pointe du côté des « nôtres » qui, à quelques exceptions près de chez les vivants et les morts, vivent dans la ouate psychologique et sociale. Hélas, trop de nos artistes sont heureux et acceptent en fait une société qu’ils dénoncent à hauts cris. Ceux-là sont mangés par le système et ne font appel, quand ils produisent, qu’à la couche de leur être qu’on appelle talent, soit la plus mince. Inutile de cacher qu’une telle somme de bonheur artistique m’inquiète beaucoup.

Pourtant, si je m’examine froidement, je ne crois rien avoir d’un charognard attiré par le malheur des autres. Ce sont les oeuvres qui m’intéressent, les grandes : celles que je regrette de ne pas avoir engendrées moi-même, celles pour lesquelles j’aurais donné dix ans de ma vie ! Quand je suis en présence d’une grande oeuvre, j’ai le sentiment intolérable d’avoir été volé (ce qui indique, je le reconnais, que je n’ai pas encore choisi ma « vocation »). Ce sentiment, je dis cela avec peine, je ne l’ai pas souvent éprouvé devant les oeuvres de notre terroir. Par exemple, la plupart de nos romans sont lamentablement imprégnés de morale. Et Dieu sait que rien n’est plus éloigné de la beauté et du tragique que la morale. La morale tue le tragique. Nietzsche nous l’a enseigné. La littérature canadienne ne compte pas de tragédie, mais beaucoup de drames de conscience. Pour tout dire, toute morale est une morale de bonheur ...

Un vieil adage, sans doute d’origine anglaise, dit que le Canadien français est passif et, comme se plaisait à le répéter un de mes professeurs, un peu « mouton ». En d’autres mots, les miens, les Canadiens français semblent heureux. Même politiquement, cela est connu de longue date. Nous avons glorifié ceux de nos chefs politiques qui ont le plus accepté ! On nous a enseigné à admirer Lafontaine, G.-E. Cartier, Laurier, Bourassa, mais le moins possible Papineau ! Nous sommes heureux politiquement parce que nous avons accepté de négocier indéfiniment des chèques bilingues et un drapeau, mais jamais l’essentiel. Deux siècles de conquête ont fait de nous des contre-révolutionnaires heureux et reconnaissants.

Dans l’ordre de la révolution il ne peut y avoir de modérés, de la même façon qu’il n’y a pas de place pour les amateurs en art ! Une conjonction évidente existe entre ces deux aspects de notre vie nationale. Pour le moment, l’intuition que j’en ai me convainc ; j’entreprendrai une autre fois ...

De notre faible productivité politique et artistique, je ne conclus pas que nous soyons un peuple heureux. Du moins je n’accepte pas ce bonheur. En assumant mon identité de Canadien français, je choisis le malheur ! Et je crois que minoritaires et conquis, nous sommes profondément malheureux. Ce malheur, collectif ou individuel, on nous a appris à le réduire à sa plus faible expression, à l’accepter, à en prendre notre parti. On nous a enseigné à nous en réjouir, comme on dit à un infirme de sourire.

Mais il se trouvera sans doute, au Canada français, des hommes politiques pour mesurer lucidement ce « malheur » et le pousser à bout. Que viennent aussi les écrivains et les artistes capables d’aller jusqu’au bout de leur malheur d’expression !

No hay comentarios:

Publicar un comentario