domingo, 5 de febrero de 2012

Les Chants de Maldodor




"J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu'il put pendant un grand nombre d'années ; mais à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête, jusqu'à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolûment dans la carrière du mal… ; atmosphère douce ! Qui l'aurait dit ? lorsqu'il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et il l'aurait fait très-souvent, si Justice, avec son long cortége de châtiments, ne l'en eût chaque fois empêché, Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu ? il ose le redire avec cette plume qui tremble. Ainsi donc il est une puissance plus forte que la volonté ! Malédiction ! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ! Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le bien ! C'est ce que je disais plus haut.

__________

Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains au moyen de nobles qualités du cœur que l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir. Moi je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté, délices non passagères, artificielles, mais qui ont commencé avec l'homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s'allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce qu'on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le voulez bien… ; Pardon, il me semblait que mes cheveux s'étaient dressés sur ma tête ; mais ce n'est rien, car avec ma main je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de Maldoror soient dans tous les hommes :

__________

J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et nombreux, abrutir leurs semblables, mettre l'or d'autrui dans la poche et pervertir les âmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions : la gloire. En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les autres, mais cela, étrange imitation, était impossible. J'ai pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté. C'était une erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures empêchait d'ailleurs de distinguer si c'était là vraiment le rire des autres. Mais après quelques instants de comparaison, je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains, c'est-à-dire que je ne riais pas. J'ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l'acier fondu, la cruauté du requin, l'insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faire tomber sur eux la colère implacable d'en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère, probablement excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux pleins d'un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n'oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables qui n'avaient pas le sens commun contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes ; mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœurs des ouragans, firmament bleuâtre dont je n'admets pas la beauté, mer hypocrite, image de mon cœur, terre au sein mystérieux, habitants des sphères, univers entier, Dieu qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que j'invoque : montre-moi un homme qui soit bon !… ; Mais que ta grâce décuple mes forces naturelles, car, au spectacle de ce monstre, je puis mourir d'étonnement : on meurt à moins. Qu'ai-je dit contre les hommes ? Est-ce bien moi qui me permets de leur reprocher quelque chose ? Je suis plus cruel qu'eux :

__________

On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Ah ! qu'il est doux de se coucher avec un enfant qui n'a rien encore sur la lèvre supérieure, et de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux ! Puis, tout à coup, d'enfoncer ses ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu'il ne meure pas ; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de ses misères. Ensuite on boit le sang en léchant les blessures ; et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'éternité dure, l'enfant pleure. Rien n'est si bon que son sang extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce n'est ces larmes amères comme le sel. Homme, n'as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t'es coupé le doigt ? Comme il est bon, n'est-ce pas, car il n'a aucun goût. En outre, ne te souviens-tu pas d'avoir un jour, dans tes réflexions lugubres, porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée par ce qui tombait des yeux, laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la bouche qui puisait à longs traits, dans cette coupe tremblante comme les dents de l'élève qui regarde obliquement celui qui est né pour l'oppresser, les larmes ? Comme elles sont bonnes, n'est-ce pas, car elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus ; mais les larmes de l'enfant sont meilleures au palais ; lui ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal : celle qui aime le plus trahit tôt ou tard… ; je le sais. Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux pendant que tu déchireras ses chairs palpitantes ; et, après avoir entendu de longues heures ses cris sublimes semblables aux râles perçants que poussent dans une bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, t'ayant écarté, comme une avalanche tu te précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant d'arriver à son secours. Tu lui délieras les mains aux nerfs et aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te remettant à lécher ses larmes et son sang. Oh ! comme alors le repentir est vrai. L'étincelle divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre ; trop tard ! Comme le cœur déborde de pouvoir consoler l'innocent à qui l'on a fait du mal : "Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom qualifier ! Malheureux que vous êtes ! comme vous devez souffrir ! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis maintenant. Hélas ! qu'est-ce donc que le bien et le mal ? Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini par les moyens même les plus insensés ? Ou bien sont-ce deux choses différentes ? Oui, que ce soit plutôt une même chose, car sinon que deviendrai-je au jour du jugement ? Adolescent, pardonne-moi ; c'est celui qui est devant ta figure noble et sacrée qui a brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l'aigle déchirant sa proie, qui m'a poussé à commettre ce crime ; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais ! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l'éternité ; ne former qu'un seul être, ma bouche collée à ta bouche ; même, de cette manière, mon expiation ne sera pas complète. Alors tu me déchireras sans jamais t'arrêter ; fais-le avec les dents et les ongles à la fois. Je me laisserai faire, et nous souffrirons tous les deux, moi d'être déchiré ; toi de me déchirer, ma bouche collée à ta bouche. Ô adolescent aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je te conseille ? Malgré toi je veux que tu le fasses, et tu rendras heureuse ma conscience." Après avoir parlé ainsi, en même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimé du même être : ce qui est le bonheur le plus grand que l'on puisse concevoir. Plus tard tu pourras le mettre à l'hôpital ; car le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t'appellera bon, et les couronnes de lauriers et les médailles d'or cacheront tes pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille. O toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui rend le crime sacré, je sais que ton pardon fut immense comme l'univers. Mais moi j'existe encore !"


Isidore Ducasse, Chants de Maldoror
http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Chants_de_Maldoror,_Chant_premier_%281868%29

No hay comentarios:

Publicar un comentario