lunes, 6 de febrero de 2012

Dostoievksi, Les Frères Karamazov




Ivan se tut un instant et son visage s’attrista soudain.
« Écoute, je me suis borné aux enfants pour être plus clair. Je n’ai rien dit des larmes humaines dont la terre est saturée, abrégeant à dessein mon sujet. J’avoue humblement ne pas comprendre la raison de cet état de choses. Les hommes sont seuls coupables : on leur avait donné le paradis ; ils ont convoité la liberté et ravi le feu du ciel, sachant qu’ils seraient malheu-reux ; ils ne méritent donc aucune pitié. D’après mon pauvre esprit terrestre, je sais seulement que la souffrance existe, qu’il n’y a pas de coupables, que tout s’enchaîne, que tout passe et s’équilibre. Ce sont là sornettes d’Euclide, je le sais, mais je ne puis consentir à vivre en m’appuyant là-dessus. Qu’est-ce que tout cela peut bien me faire ? Ce qu’il me faut, c’est une com-pensation, sinon je me détruirai. Et non une compensation quelque part, dans l’infini, mais ici-bas, une compensation que je voie moi-même. J’ai cru, je veux être témoin, et si je suis déjà mort, qu’on me ressuscite ; si tout se passait sans moi, ce serait trop affligeant. Je ne veux pas que mon corps avec ses souf-frances et ses fautes serve uniquement à fumer l’harmonie fu-ture, à l’intention de je ne sais qui. Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier. C’est sur ce désir que reposent toutes les religions, et j’ai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des choses. Mais les enfants, qu’en ferai-je ? Je ne peux résoudre cette question. Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à l’harmonie éternelle, quel est le rôle des enfants ? On ne comprend pas pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de l’harmonie. Pourquoi serviraient-ils de matériaux destinés à la préparer ? Je comprends bien la solidarité du pé-ché et du châtiment, mais elle ne peut s’appliquer aux petits in-nocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, c’est une vérité qui n’est pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher, mais il n’a pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. Aliocha, je ne blas-phème pas. Je comprends comment tressaillira l’univers, lors-que le ciel et la terre s’uniront dans le même cri d’allégresse, lorsque tout ce qui vit ou a vécu proclamera : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées ! », lorsque le bour-reau, la mère, l’enfant s’embrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! » Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué. Le malheur, c’est que je ne puis admettre une solution de ce genre. Et je prends mes mesures à cet égard, tandis que je suis encore sur la terre. Crois-moi, Alio-cha, il se peut que je vive jusqu’à ce moment ou que je ressuscite alors, et je m’écrierai peut-être avec les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison, Sei-gneur ! » mais ce sera contre mon gré. Pendant qu’il est encore temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu’elle ne vaut pas une larme d’enfant, une larme de cette petite victime qui se frappait la poitrine et priait le « bon Dieu » dans son coin infect ; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes n’ont pas été rachetées. Tant qu’il en est ainsi, il ne sau-rait être question d’harmonie. Or, comment les racheter, c’est impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer ? D’ailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. Si le droit de pardonner n’existe pas, que devient l’harmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit ? C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère gar-der mes souffrances non rachetées et mon indignation persis-tante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on a surfait cette harmo-nie ; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet90.
– Mais c’est de la révolte, prononça doucement Aliocha, les yeux baissés.
– De la révolte ? Je n’aurais pas voulu te voir employer ce mot. Peut-on vivre révolté ? Or, je veux vivre. Réponds-moi franchement. Imagine-toi que les destinées de l’humanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heu-reux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, il soit indis-pensable de mettre à la torture ne fût-ce qu’un seul être, l’enfant qui se frappait la poitrine de son petit poing, et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu, dans ces conditions, à édifier un pareil bonheur ? Réponds sans mentir.
– Non, je n’y consentirais pas.
– Alors, peux-tu admettre que les hommes consentiraient à accepter ce bonheur au prix du sang d’un petit martyr ?
– Non, je ne puis l’admettre, mon frère, prononça Aliocha, les yeux étincelants. Tu as demandé s’il existe dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner. Oui, cet Être existe. Il peut tout pardonner, tous et pour tout, car c’est Lui qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu l’as oublié, c’est lui la pierre angulaire de l’édifice, et c’est à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées. »
– Ah ! oui, « le seul sans péché » et « qui a versé son sang ». Non, je ne l’ai pas oublié, je m’étonnais, au contraire, que tu ne l’aies pas encore mentionné, car dans les discussions les vôtres commencent par le mettre en avant, d’habitude. Sais-tu, mais ne ris pas, que j’ai composé un poème, l’année der-nière ? Si tu peux m’accorder encore dix minutes, je te le racon-terai.
– Tu as écrit un poème ?
– Non, fit Ivan en riant, car je n’ai jamais fait deux vers dans ma vie. Mais j’ai rêvé ce poème et je m’en souviens. Tu se-ras mon premier lecteur, ou plutôt mon premier auditeur. Pourquoi ne pas profiter de ta présence ? Veux-tu ?
– Je suis tout oreilles.
– Mon poème s’intitule le Grand Inquisiteur, il est ab-surde, mais je veux te le faire connaître. »

La suite dans la version intégrale
http://www.ebooksgratuits.com/pdf/dostoievski_freres_karamazov.pdf

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