Présentation de "l´Esquisse du système de Sade" de P. Klossowski (in
Sade, mon prochain) par H. Castanet
Klossowski traque chez le marquis les forces psychiques, obscures et
impulsives. Elles se manifestent comme énergies diffuses, non centrées,
non contraintes, toujours cachées parce qu’incompatibles avec toute
organisation socio-politique. Pareilles forces apparaissent au sujet
sous forme d’impulsions qui font son expérience singulière et unique.
Sade s’y est trouvé affronté ; Il n’a accepté de ne pas taire.
Fallait-il encore que Sade ait une structure problématique, qu’il soit
d’une sensibilité polymorphe pour que ces forces obscures ne lui soient
pas totalement étrangères. En ce point se noue l’histoire - celle de la
Révolution et de la position sociale de Sade - et le destin personnel du
sujet Sade. Assurément, la perversion libère ces forces psychiques -
les réalise dans une manière d’agir et de penser où se spécifie le sujet
pervers. Forces psychiques obscures et perversion sont indissolublement
nouées. Ce rapport entre Sade et la Révolution ne doit pas faire
oublier que la doctrine de Sade n’est pas une. Il y a un processus
dialectique qui la structure.
Prendre Sade au mot, c’est repérer les termes qu’il emploie pour assurer
ses démonstrations. Klossowski insiste sur son propre angle d’attaque
comme commentateur : « Aimantées par les événements qui se préparent au
dehors (assaut livré aux principes de l’autorité religieuse et sociale)
des forces obscures se lèvent au dedans d’un homme, et voici qu’il se
sent contraint de les déclarer à ses contemporains, sous peine de vivre
parmi eux comme un contrebandier moral ». Mais comment faire pour
exprimer ce témoignage ? Sade s’expliquera dans les termes de la
terminologie reçue. L’originalité du marquis est de poser « que c’est le
tempérament qui inspire le choix d’une philosophie et que la raison
elle-même qu’invoquent les philosophes de son temps n’est qu’une forme
de la passion ». Le texte d’un philosophe ne se réduit pas à une série
d’énoncés déconnectés de celui qui énonce. Au contraire, le choix d’une
idée se fait, mobilisé par la passion - même si le sujet concerné
l’ignore. Ces forces psychiques conduisent le sujet et déterminent ses
choix. Tel est le drame du marquis : Sade sera prisonnier « au nom de la
raison et de la philosophie des lumières, parce qu’ayant voulu traduire
dans les termes du sens commun ce que ce sens doit taire et abolir pour
rester commun, sous peine d’en être lui-même aboli ». Sade, en montrant
et démontrant par son œuvre et sa vie, que le tempérament, les forces
obscures et non la toute puissante raison, gouvernent le sujet,
s’attaque à la raison directement et à ceux qui la promeuvent. Il est un
ennemi de la raison pour les révolutionnaires rationnels puisqu’il
prétend révéler ce que la raison cache et annule - les forces psychiques
qui sont à elles-mêmes leur propre but.
Sade ne fait pas preuve d’originalité théorique lorsqu’il constate que «
la religion est une entreprise de mystification et que les actes
humains n’ont d’autre mobile que l’intérêt ». Telles étaient les
conclusions du matérialisme rationnel en place dans la philosophie -
rationalisme de Voltaire et des Encyclopédistes, matérialisme de
d’Holbach et de La Mettrie - qui aboutit à l’explication mécaniciste de
l’homme et la nature. Sade n’ajoute rien à ce type de démonstrations. Il
les reprend et les détourne de leur usage avoué. Par exemple à propos
de la « suspicion », il énoncera : « On me trompe ? Par conséquent il
faut tromper. On dissimule ? Il faut donc se dissimuler. On simule et
l’on se masque ? À nous le simulacre et le masque. » Sade utilise le
raisonnement et le langage de son interlocuteur pour aussitôt s’en
servir contre lui avec surenchère et provocation. C’est pourquoi, il se
plie à la terminologie en place et à ses formes logiques. Son but est
simple : faire rendre au raisonnement langagier « tout ce qu’il est
capable de rendre ». Ainsi, « il poussera l’explication mécaniciste de
l’homme jusqu’au délire [...] ». Par un tel procédé, il vise à démontrer
l’absurdité de son raisonnement. Dénoncer le mensonge, la tricherie de
l’autre, est son but. En cela, Sade révèle les forces obscures présentes
dans la philosophie matérialiste et mécaniciste de son temps.
Pour avancer dans cette voie de destruction, l’athéisme matérialiste de
l’époque est réinterrogé. « La négation de Dieu n’entraînerait-elle pas
la négation du prochain ? » La supposition est terrible, car si le
prochain est nié, que deviennent la liberté, l’égalité et la fraternité
des citoyens ? « Dès que Dieu est nié, soit le Juge, que devient le
Coupable ? »
Klossowski insiste sur l’avancée dialectique de notre auteur. En 1782,
Sade rédige le Dialogue entre un prêtre et un moribond où se lit qu’il «
croit encore à la possibilité de maintenir les catégories morales sans
tirer les conséquences qui peuvent résulter de l’inexistence de Dieu ».
Cinq ans plus tard (1787), dans Les Infortunes de la vertu, le problème
du mal prend une autre coloration. « Ouvrage dans un goût tout à fait
nouveau. D’un bout à l’autre, le vice triomphe, et la vertu se trouve
dans l’humiliation, le dénouement rend seul à la vertu tout le lustre
qui lui est dû et il n’est aucun être qui en finissant cette lecture,
n’abhorre le faux triomphe du crime et ne chérisse les humiliations de
la vertu. »
C’est autour de la question du mal que se noue l’avancée de Sade - cette
question faisant son drame subjectif. Il faudra néanmoins attendre sa
première grande œuvre datée de 1785, Les 120 Journées de Sodome, en tant
qu’elle développe une véritable « théorie des perversions », pour
trouver une exacte définition du mal telle que la subjective la
conscience sadiste - « le malheur d’être vertueux dans le crime et
criminel dans la vertu. »
Sade ne se satisfait pas, à l’orée de son œuvre, de la négation du mal.
C’est la présence du prochain qui complique son raisonnement : « Tant
que le prochain existe pour l’ego, il lui révèle la présence de Dieu. »
Comment résoudre cette nouvelle aporie ? Notre commentateur consigne
trois phases dans cette liquidation de la notion de mal :
· la théologie destructrice [A]
· la théorie matérialiste du crime pur [B]
· l’ascèse de l’apathie [C]
Les reprendre une à une, c’est déplier le système de Sade.
A : Selon Klossowski, la théologie destructrice sadienne naît de la «
mauvaise conscience du grand seigneur libertin ». C’est un « état
d’esprit transitoire » entre deux moments clefs de la pensée du marquis :
d’une part l’homme social, d’autre part la conscience athée de la
philosophie de la Nature aboutissant à la morale du mouvement perpétuel.
Parce que c’est une théologie, elle pose, en son cœur, la question de
Dieu. Mais c’est une théologie destructive, c’est-à-dire que son rapport
à Dieu est négatif. Cette conscience n’est pas athée de sang froid.
Elle est mue par le ressentiment. « Son athéisme n’est qu’une forme du
sacrilège : la profanation des symboles de la religion peut seule
convaincre de son athéisme apparent. » Cette théologie admet Dieu pour
aussitôt l’annuler. Ce combat implique son maintien. Cet athéisme prend
la forme d’une « provocation à l’adresse du Dieu absent, comme si le
scandale était un moyen de forcer Dieu à manifester son existence ».
Paradoxalement, cet athéisme fait consister ce qu’il prétend absent. Le
Dieu de Sade, à ce moment de son avancée dialectique, consiste par son
absence. C’est un Dieu imaginarisé comme adversaire qu’il s’agit de
faire sortir du bois où il se terre. « S’il y avait un Dieu, clame le
marquis, [...] permettrait-il [...] que cette faible créature
l’insultât, le bafouât, le défiât, le bravât et l’offensât comme je fais
à plaisir à chaque instant de la journée. » C’est la stricte prise en
compte de pareilles formulations qui pousse Klossowski à dégager une
théologie chez Sade - effectivement destructrice soit négative, mais une
théologie néanmoins.
Le débauché libertin n’est pas encore le philosophe athée des œuvres de
la maturité. Le grand seigneur amateur du vice est fasciné par le mal en
tant qu’il est moyen pour faire consister Dieu négativement. Or Dieu ne
répond pas. Le crime libertin reste impuni par Lui. L’effet de cette
impunité est immédiat. Les crimes doivent être multipliés
frénétiquement. Sade l’avoue : « Ce n’est pas l’objet du libertinage,
qui nous anime, c’est l’idée du mal. » Faire le mal sous le regard de
Dieu pour immédiatement le Lui adresser en guise de provocation. Toute
l’action du libertin se fait sous ce regard de l’Autre divin sans cesse
convoqué, sans cesse contraint à être témoin de son envers radical
supposé - le mal ! Cette théologie conserve les catégories classiques de
la morale chrétienne. Dans un tel raisonnement, la possibilité de faire
le bien n’est pas exclue. Au contraire, c’est par rapport au bien que
pratiquer le mal prend toute va valeur négative. Cette théologie
maintient le libre arbitre. Le sujet peut choisir le bien ou le mal. Une
telle position est en contradiction avec l’athéisme. Elle maintient
Dieu pour choisir contre.
Ce point est particulièrement important. C’est en référence à cette
théologie destructrice que peut se comprendre cette contradiction
souvent repérée chez Sade - affirmation de l’athéisme d’un côté,
élaboration de l’Être suprême en méchanceté de l’autre. « Cette religion
du mal ne consiste pas encore à nier le crime comme la philosophie du
mouvement perpétuel, mais à l’admettre comme découverte de l’existence
d’un Dieu infernal. » Que découvre Sade ? Non pas l’inexistence
recherchée de Dieu, mais sa présence comme Dieu infernal, réalisation
absolue du mal. La relation entre le libertin et Dieu se construit en
miroir sur l’axe duel de la rivalité imaginaire. Dieu est le « coupable
originel [...] qui aurait attaqué l’homme avant que l’homme ne
l’attaquât [...] » Voilà l’apothéose de cette lutte à mort entre Dieu et
le grand seigneur dépravé. Comment combattre effectivement ? De cette
conception d’un Dieu coupable, Sade déduit une conséquence : « L’homme
aurait acquis le droit et la force d’attaquer son semblable. Or, cette
agression divine serait tellement incommensurable qu’elle légitimerait à
jamais l’impunité du coupable et le sacrifice de l’innocent. » La
boucle serait bouclée. Dieu et le semblable - le prochain - sont
inséparablement noués. Attaquer l’un, c’est combattre l’autre. Sade
insiste sur ce point : « [...] si je reçois du mal des autres, je jouis
du droit de le leur rendre, de la facilité même de leur en faire le
premier : voilà dès lors le mal un bien pour moi comme il l’est pour
l’auteur de mes jours [...] je suis heureux du mal que je fais aux
autres comme Dieu est heureux de celui qu’il me fait. » La logique
duelle, symétrique et réciproque, ne saurait être plus claire, plus
explicite que dans de telles formulations. Le mal est premier - il est
la cause de tout. Dieu l’incarne c’est-à-dire le réalise : « [le mal
est] [...] un être éternel et non pas périssable qui existait avant le
monde, qui constituait l’être monstrueux, exécrable qui put créer un
monde aussi bizarre. » La créature, elle-même, sauf à nier ce qui la
constitue, vit de et par ce mal. Sade le martèle : « [...] Dieu qui
n’est que le Mal, qui ne veut que le Mal, qui n’exige que le Mal »
Ce qui se déduit de ces affirmations est que le libertin admet Dieu - le
reconnaît avec tous ses vices, avec toutes ses horreurs comme le mal
absolu. Au sens strict, Sade n’est ni athée ni déiste dans la forme
courante. C’est néanmoins un déiste, certes bien singulier, qui hait le
coupable originel, qui vomit le criminel éternel.
Précisons les conséquences pour le rapport au prochain. Évidemment, Sade
reprend la formule chrétienne : « Aimer son prochain comme soi-même »
pour la réduire à néant en en saisissant l’envers. Le rapport au
prochain est calqué sur celui à Dieu - il est négatif. La catégorie du
semblable, de l’alter ego est parfaitement maintenue. En disant « je
suis heureux du mal que je fais aux autres comme Dieu est heureux du mal
qu’il me fait », le débauché libertin maintient les catégories morales
en les inversant quant à leur valeur. Klossowski insiste sur cette
logique purement imaginaire : « En comparant sa situation à celle du
malheureux, l’homme fortuné s’identifie fatalement à lui. En suppliciant
l’objet de sa luxure pour jouir de sa douleur, le débauché se
représentera sa propre douleur et, en se représentant ainsi son propre
supplice, il se représentera aussi sa propre punition. » Cette bascule
du moi de l’un dans le moi de l’autre, la réversibilité qui en résulte,
est déterminante pour aborder la logique subjective à l’œuvre. C’est
l’intersubjectivité imaginaire intensifiée - celle-là même dont Lacan
nous rappelle, dès son premier séminaire dans les leçons de juin 1954,
qu’elle spécifie la structure perverse et rend compte de ses
manifestation phénoménologiques concrètes. Klossowski revient sur cet
exemple de Saint-Fond qui après son agression d’une pauvre famille se
fait lui-même agressé, sur son ordre, par deux voyous. Pourquoi ? Il
répond : « [...] j’aime à leur faire éprouver l’espèce de chose qui
trouble et bouleverse si cruellement mon existence [...] » La réciproque
est totalement vérifiée. L’éternité est engagée dans un pareil
dispositif. L’identification imaginaire au partenaire est cruciale pour
saisir cette intersubjectivité.
La référence à l’enfer ou à la possibilité d’un tourment infligé
éternellement à la victime, qui surprend sous la plume de Sade, résulte
de cette place accordée au prochain dans cette logique intersubjective.
La conscience du libertin « ne peut renoncer à l’espoir singulier d’une
vie future, infernale, c’est-à-dire qu’elle ne peut consentir à
l’anéantissement de son « corps de péché », et cela même par son désir
insensé de s’acharner éternellement sur la même victime ». Au Mal qui
caractérise Dieu correspond la pratique du mal chez le libertin, à son
éternité fait pendant l’éternisation du mal accompli et ainsi de suite.
Le mérite de Klossowski est d’avoir isolé cette véritable position
théologique de Sade - position qui n’est pas sans recouper l’analyse du
Mal pour le Mal de saint Augustin. Notre commentateur ne s’est pas
laissé fasciner par les proclamations athéistes du marquis. Il a su
repérer des moments théologiques dans cette pensée - notamment ce moment
où elle renverse toutes les valeurs morales établies par la religion
sous la royauté - dont il dit qu’ils sont inséparables de celui qui les
énonce. Ce moment est celui, subjectif, où notre marquis fait
l’expérience qu’il y a un exercice du « droit aux expériences défendues
». C’est dans sa propre conscience que Sade éprouve cette possibilité de
la pensée. C’est le Sade libertin, pas encore le Sade sadiste. Mais
sans le Sade libertin, sans le Sade débauché, le Sade sadiste n’aurait
pu advenir.
B : Dix ans après avoir rédigé son Dialogue entre un prêtre et un
moribond - dans les années 1792 -, Sade opère un renversement. Il prend à
son compte la thèse des matérialistes de son temps - La Mettrie,
Helvétius, d’Holbach notamment - : L’agent universel qui fait tourner le
monde matériel et social est l’état de mouvement perpétuel. Une telle
thèse exclut, parce qu’elle construit une cause universelle, la
nécessité [logique] de l’existence d’un Dieu. Pour ces matérialistes et
les Encyclopédistes, la thèse du mouvement perpétuel signifie la mise en
place d’une humanité plus heureuse. Sade reprend donc cette thèse,
mais, pour lui, elle actualise, dans ses conséquences, bien autre chose :
« [...] le commencement de la tragédie, [...] son acceptation
consciente et volontaire [...] » L’athéisme du marquis est profondément
différend de celui de ses contemporains : « Admettre la matière à l’état
de mouvement perpétuel comme seul et unique agent universel équivaut à
consentir à vivre comme individu dans un état de mouvement perpétuel. »
Or ce mouvement incessant, appliqué à une vie, est l’opposé de la
pastorale du bonheur retrouvé après la parenthèse de la tyrannie des
maîtres et des prêtres. Sade anticipe des formulations dignes de
Nietzsche - le Nietzsche du Cercle vicieux et de la glorification des
changements de l’éternel retour, : « [...] la dissolution est un très
grand état de mouvement [...] Il n’existe donc aucun instant où le corps
de l’animal soit dans le repos : il ne meurt donc jamais : et parce
qu’il n’existe plus pour nous, nous croyons qu’il n’existe plus en effet
: voilà l’erreur. Les corps se transmutent [...] se métamorphosent :
mais ils ne sont jamais dans l’état d’inertie. Cet état est absolument
impossible à la matière, qu’elle soit organisée ou non. Que l’on pèse
bien ces vérités, l’on verra où elles conduisent, et quelle entorse
elles donnent à la morale des hommes. »
À lire ces phrases, se repère un enjeu dramatique : affirmation par une
pensée, qui est une puisqu’elle elle se pense comme pensée, de ce qui la
nie - la dissolution et la destruction. D’où cette question de Sade :
Ce mouvement est-il vraiment sans but, ou est-il ordonné ? Sade se
trouve insulter et bafouer la Nature, en tant que le mouvement la
spécifie, comme auparavant il insultait et bafouait Dieu. « Sa main
barbare [celle de la Nature] ne sait donc pétrir que le mal : le mal la
divertit donc: et j’aimerai une mère semblable ! Non : je l’imiterai,
mais en la détestant : je la copierai, elle le veut, mais ce ne sera
qu’en la maudissant [...] » Sade retrouve le mal. C’est lui qui ordonne
le mouvement, oriente et contraint la matière. Le matérialisme sadien
est inséparable de ce vecteur du mal. La Nature est le mal, comme Dieu
était le Mal.
Cette référence à la Nature sera constante. Ses lois doivent constituer
les seuls principes auxquels chacun doit se soumettre et auxquels un
État doit uniquement se référer. La Nature veut, exige, commande : « Un
seul moteur agit dans l’univers, et ce moteur, c’est nature. » La
perversion elle-même n’est plus anomalie. Elle procède de la nature -
elle est la nature réalisée. Elle devient une vertu puisque désormais il
n’y a plus que des vertus naturelles.
De cette nouvelle conception de la Nature, Klossowski dégage deux conséquences :
Premièrement, insulter la nature limite l’action du libertin à la «
révolte ». Évidemment, la Nature est pur silence ; elle ne répond à
aucune provocation ou blasphème. À la différence de Dieu, elle ne peut,
en retour, se venger. L’anéantir, en la combattant, n’a aucun sens
puisque « la notion de mouvement » perpétuel absorbe « toute idée
d’anéantissement qui n’est plus qu’une modification des formes de la
matière [...] ». Détruire la Nature la réaliserait puisqu’elle-même est
destruction incessante, transmutation, métamorphose.
Deuxièmement, il y a, dans la description de Sade, une dimension
dynamique. « [...] instruit de ses affreux secrets, je me suis replié
sur moi-même, et j’ai senti [...] j’ai éprouvé une sorte de plaisir à
copier ses noirceurs. » La Nature est posée comme savoir déjà constitué
(= « affreux secrets ») à partir duquel, par imitation, une connaissance
est possible. L’esprit, en tant qu’il est partie intégrante de le la
Nature, pourrait trouver dans les lois, aveugles et nécessaires, de la
Nature la logique de ses propres suggestions. Crime et connaissance
deviennent inséparables. Or ces nouvelles connaissances auront un
pouvoir bien supérieur aux connaissances d’aujourd’hui.
Klossowski va continuer à traquer cette pensée jusqu’à y isoler des
positions qui recoupent celles de Nietzsche et qui sont celles que
lui-même mettra en scène pour les interroger grâce à la fiction. Au
travers de Sade, c’est sa propre question que pose Klossowski. C’est à
partir de son obsession privée et fantasmatique : Qu’est-ce qu’une
individualité, qu’en est-il de l’être et de sa pensée ? que notre
commentateur lit l’œuvre sadienne. Jusqu’où pousse-t-il sa lecture ? Il y
a chez le marquis un « fatalisme transcendantal ». Sade admet une «
nature originelle et éternelle » indépendante de ses effets concrets -
les trois règnes des espèces et des créatures. Les êtres humains ne sont
que le résultat de « lois aveugles ». L’homme ne sert à rien, il est
profondément inutile dans le cadre de l’univers. Sade en vient alors à
affirmer que « le plus grand scélérat de la terre, le meurtrier le plus
abominable, le plus féroce, le plus barbare, n’est donc que l’organe de
ses lois [...] que le mobile de ses volontés, et le plus sûr agent de
ses caprices ».
Klossowski insiste sur l’évolution dialectique de la conception
sadienne. D’abord, il y a l’affirmation de la théologie de l’Être
suprême en méchanceté. Dieu est le mal, il est coupable éternel.
Ensuite, ce Dieu se réduit à la Nature toute aussi maléfique. C’est la «
satanisation de la Nature ». Enfin, la Nature est pur mouvement ; elle
est vidée de toute humanité et se construit comme métaphysique. Ce
troisième temps est essentiel. L’homme est soumis à « l’impératif
catégorique d’une instance cosmique exigeant l’anéantissement de tout ce
qui est humain ». Sade parlera des maladies, des cataclysmes, des
guerres, des discordes et bien entendu des crimes des scélérats : « Le
crime est donc nécessaire dans le monde; mais les plus utiles sans doute
sont ceux qui troublent le plus, tels que le refus de propagation ou la
destruction [...] voilà donc ces crimes essentiels à la Nature [...] »
En ce point, se loge la position transcendantale de Sade. Par la cruauté
intégrale, l’individu réalise non point un destin singulier - il
satisfait une aspiration qui dépasse son individualité. Il réalise la
loi de la Nature. Il n’y a, pour Sade, qu’un seul principe : « Le
principe de vie dans tous les êtres n’est autre que celui de la mort ;
nous les recevons et les nourrissons, dans nous, tous deux à la fois. À
cet instant que nous appelons mort tout paraît se dissoudre; nous le
croyons [...] mais cette mort n’est qu’imaginaire, elle n’existe que
figurativement et sans aucune réalité. La matière [...] ne fait que
changer de forme, elle se corrompt, et voilà déjà une preuve du
mouvement qu’elle conserve : elle fournit des sucs à la terre, la
fertilise [...] » Que déduire d’un tel propos ? La Nature sadienne est
un jeu de forces obscures, impulsives, énergétiques ; les créatures
humaines ne sont que moments particuliers où ces différentes forces,
grâce à un suppôt, s’incarnent. Les créatures ne sont que « phases
changeantes ». Retenons ce point qui fascine notre commentateur chez le
marquis. Seul le mouvement en tant que forces est réel. C’est le
mouvement qui est déterminant en dernière instance - qui est cause
absolue. Les créatures ne sont qu’accidents, conséquences de ces flux
réalisés.
C : Sade introduit la question de l’apathie à partir du rapport au
prochain - rapport modifié par sa nouvelle conceptualisation du
mouvement éternel de la Nature sans but.
Renaturaliser la cruauté, c’est-à-dire la réarticuler dans le système de
l’univers vidé de toute présence divine, aboutit « à nier la réalité du
prochain [...] (à) vider la notion du prochain de son contenu ».
L’erreur de Sade théologien était de convertir en son contraire l’amour
du prochain. Il affirmait la haine de ce même prochain - une haine qui
procédait de celle adressée à Dieu. La haine du prochain - son amour
inversé donc ambivalent - maintenait la réalité d’autrui et de soi-même
pris, tous deux, dans une dialectique imaginaire. D’où cette question :
Comment, pour affirmer un strict matérialisme, en finir avec la
catégorie [morale] du prochain et donc avec son moi ? Sade commence -
c’est une étape de sa pensée - par établir « entre le moi et l’autre une
réciprocité négative ». Dans les termes du miroir, il s’agit de rompre
les effets de miroir : « Que sont, je vous le demande, toutes les
créatures de la terre vis-à-vis d’un seul de nos désirs ? et par quelle
raison me priverais-je du plus léger de ces désirs pour plaire à une
créature qui ne m’est rien et qui ne m’intéresse en rien [...] » L’autre
ne doit plus être un frein, une entité qui arrête et limite. Face au
désir, il n’est rien. « De là résulte que si l’autre n’est rien pour
moi, non seulement je ne suis plus rien pour lui, mais rien non plus à
l’égard de ma propre conscience, et tant s’en faut que la conscience
soit encore mienne. » Il fallait parvenir à détruire la propriété du moi
sur sa conscience - « [...] si je romps avec autrui sur le plan moral,
j’aurai rompu sur le plan de l’existence même avec ma propriété [...] »
La négation de Dieu, en tant que garant du moi responsable et du
prochain à respecter voire à aimer, ne suffit pas. C’est le moi - et le
prochain - qu’il faut détruire radicalement. Sade ira jusqu’à mettre en
cause le principe normatif de l’individuation pour donner libre
carrières aux forces dissolvantes [...] ». Les forces ne sont plus
seulement obscures et impulsives, elles aussi une fonction de
dissolution. Et que dissolvent-elles ? Le lieu même où elles s’exercent,
puisqu’elles sont forces psychiques, soit le moi en tant que siège
explicite de la conscience réflexive et de la pensée. Opter pour ces
forces - mouvement éternel dans la vie psychique du sujet -, c’est
choisir « les perversions, les anomalies, donc les émergences, dans
l’individu, de la polymorphie sensible, aux dépens de laquelle
l’individuation consciente s’est effectuée dans les êtres ». Voilà
pourquoi la perversion - l’anomalie par rapport à la norme de la raison -
intéresse autant Klossowski dans sa lecture de Sade. Le commentateur
trouve chez le marquis la place de la perversion. Elle réalise, au cas
par cas, l’affirmation de la « polymorphie sensible » soit la présence
incarnée des forces impulsives lorsqu’elles ne sont plus centrées,
élaborées, ficelées par le moi de la conscience. La perversion est le
nom des forces individuées qui mettent en cause l’unité du moi rationnel
dont Dieu était le garant et le prochain le double imaginaire. La
perversion, à ce titre, fait exploser Dieu, le prochain et le moi - les
fait exploser non plus grâce à l’idée, mais par la pratique privée. La
perversion est le surgissement du mouvement éternel de destruction «
dans l’individu » - en son cœur.
La perversion chez Sade est avant tout une écriture qui l’énonce en la
décrivant dans ses postures commentées par ses propres agents de
réalisation. Il y a cette coprésence des postures décrites et des
raisonnements argumentés qui, tout à la fois, les légitiment en doctrine
et les trouent comme images closes et réflexives. D’où cette
contradiction que le texte du marquis, pris à lettre, consigne : La
perversion n’est une anomalie que pour le discours de la raison. C’est
pourquoi Sade maintient, dans ses textes, la logique rationnelle
d’exposition et la langue classique du XVIIIè. La perversion en tant
qu’anomalie de la raison sera toujours posée comme négative. La raison
ne saurait rendre compte du contenu positif des perversions. Le paradoxe
est là. La perversion est pure positivité puisqu’elle réalise le
surgissement des forces impulsives, mais, à être dite, elle prend statut
négatif dans la parole de raison. C’est le drame du sujet Sade - son
rapport à la pensée rationnelle : Les « forces hostiles à
l’individuation », à être énoncées, se trouvent « inversées dans le
discours qui requiert le suppôt ». Le drame de Sade est cette
contradiction entre la raison universalisante par définition et le cas
particulier de l’anomalie. Comment traduire dans les termes de la
communication universelle et dûment partagée ce qui détruit, de fait,
toute unité - y compris le moi de la pensée qui réalise, pour un
individu, la raison commune partagée ?
Ce malentendu, les personnages de la fiction - en tant qu’ils
présentifient les contradictions du marquis - ne cessent de le proclamer
dans leurs dialogues et échanges. Le libertin qui clame : « Que sont
toutes les créatures de la terre vis-à-vis d’un seul de nos désirs ? »,
s’interroge sur le désir comme celui d’une entité individuée, alors qu’à
se manifester il détruirait cette unité du moi. Il est d’emblée « le
jouet d’une impulsion ». Comme le note Klossowski, « l’impulsion du
désir peut prêter son caractère absolu à l’individu qui à son tour prête
son langage au désir sans parole ». Reprenons les termes et notamment
le chiasme qui les articule : le désir est sans parole, il est le nom de
ce qui se manifeste pour le sujet comme forces; en retour le langage,
lui, exclut ces mêmes forces. Le désir fait taire, il surgit comme
l’impossible de la parole articulée - il est son envers sans forme ni
nom ayant valence de réel.
Et l’apathie ? La morale de l’apathie est une « thérapeutique » qui doit
« obtenir ce renoncement à la réalité de soi-même ». L’apathie est
moyen pour en finir avec le moi comme instance de limitation et
d’enfermement des forces obscures. Le moi filtre les impulsions. Mais
comment se manifeste le surgissement des forces dans le moi ? « Par les
images, préalables aux actes, qui nous incitent à agir ou à subir, comme
par les images des actes commis qui nous reviennent et font se remordre
la conscience tant que les impulsions oisives la reconstituent. » D’où
la nécessité de substituer les actes aux images : c’est l’acte de
sang-froid - « faire à l’instant de sang-froid, la même chose qui, faite
dans l’ivresse a pu nous donner du remords » dit Sade. Une difficulté
surgit. Si le crime de sang-froid est accompli, il nécessite la présence
d’autrui sur lequel il s’exerce ; or autrui et le moi doivent être
détruits. « Si l’autre n’est plus rien pour moi, ni moi-même rien pour
l’autre, comment s’exerceront ces actes à partir d’un rien sur un autre
rien ? Pour que ce rien ne soit jamais à nouveau rempli par la réalité
de l’autre et de moi-même, ni par la jouissance ni par le remords, il me
faut disparaître dans une réitération sans fin d’actes [...] » Si
l’acte est suspendu, la réalité de l’autre fait retour en ceci que c’est
l’image préalable qui reprend ses droits. Il y a chez Sade une
opposition entre l’acte et la pensée, entre le crime actif et l’image
passive. Le crime, l’acte purs réaliseraient le jeu des forces
impulsives alors que l’image et la pensée iraient en sens contraire. Par
l’acte, il s’agit de court-circuiter tout retour possible de l’image en
tant que chiffrage soit comme remords soit comme jouissance voluptueuse
éprouvée. Sade ne résout pas cette contradiction. Son mérite
exceptionnel est de l’avoir isolée et mise en scène. Cette contradiction
est le point ultime de l’avancée de sa pensée - son point de réel
indépassable.
Notre commentateur résume ce cheminement : « Pour dépasser la notion du
mal, conditionnée par le degré de réalité accordée à autrui, nous
l’avons vu porter l’exaltation du moi à son comble [le modèle en étant
l’empathie négative de Saint-Fond]; mais le comble de cette exaltation
devait être dans l’apathie où le moi s’abolit en même temps que l’autre,
où la jouissance se dissocie de la destruction, où enfin la destruction
s’identifie à la pureté du désir. » Virtuellement la boucle serait
bouclée. Le libertin reproduirait dans sa pratique même les lois de la
Nature. Il se réaliserait en détruisant ses propres œuvres. Le libertin
s’annulerait, grâce à l’apathie, comme unité. Le rêve - ou mieux le
mythe - de Sade trouve là son coup de butoir le plus vif contre les
formes de la raison et de la conscience qui doit la réaliser : Produire
un sujet sans affect, sans remords ou plaisir - un sujet qui
n’éprouverait plus rien et qui se réduirait au réel d’un acte sans cesse
réitéré. Le crime pur, l’acte pur désignent un crime ou un acte hors
signifiant. Le héros apathique n’est plus un parlêtre, mais un sujet
parvenu à s’abolir, à se déconnecter du signifiant qui en sa logique le
détermine comme effet. Le libertin apathique serait pur réel - absolu
être pur vidé désormais de toute pensée ou raison. Le matérialisme
trouverait son point de réalisation. Aucun sujet ne peut porter
subjectivement témoignage de ce point. Tout au plus peut-il en
construire un mythe.
Castanet, Sade, le mal, la perversion
voir l´article complet sur
http://section-clinique.org/dossiers-etudes_psychanalytiques-herve_castanet-hcastanetsadele_malla_perversion