domingo, 13 de mayo de 2012

Droit de mort, pouvoir de vie


Retrouvez ce célèbre extrait de M. Foucault, Histoire de la sexualité, I, Gallimard, Tel, 1976, p. 177 à 191 réproduit dans

http://medias.hachette-education.com/media/contenuNumerique/029/104297153.pdf

lunes, 27 de febrero de 2012

Sade au XXe siècle

vous pouvez écouter sur France Culture l´émission
Sade au XXe siècle (le lien peut expirer en une semaine)

http://www.franceculture.fr/emission-repliques-sade-au-xx%C2%B0-siecle-2012-02-25

viernes, 24 de febrero de 2012

La violence de la représentation




Violence ancienne, violence contemporaine

Il est difficile de définir la violence dans l’absolu : les mêmes actes sont
appréciés diversement selon les cultures et les époques. On en a un exemple
proche avec la façon dont la violence sexuelle est perçue dans les sociétés
occidentales d’aujourd’hui. Les attitudes face au viol, et jusqu’à sa définition,
ont évolué fortement en quelques années : on est passé d’une quasi-impunité
à une dénonciation et une sanction juridique et sociale beaucoup plus fortes,
avec un changement de qualification des actes, comme par exemple la
reconnaissance récente (1990) du viol conjugal.

La violence suppose l’exercice excessif ou illégitime de la force : un
accident n’est pas une violence. Mais la notion est éminemment variable, elle
est liée au contexte historique (les formes de violence ne sont pas les mêmes
d’une culture à l’autre), au contexte idéologique (le seuil de tolérance varie)
et au contexte juridique (quelle pénalisation pour quel type de fait ?). Les
historiens ont souligné, en Occident, un très fort déclin au fil des âges, les
actes se faisant moins nombreux, les seuils de tolérance baissant fortement,
avec un changement dans la nature même des faits considérés. La violence
sexuelle fournit un exemple éclatant de ces changements : considérée
autrefois comme une expression légitime de la virilité, elle est devenue
aujourd’hui une atteinte à la personne. L’un des principaux changements est
d’ordre légal et pénal : l’Occident est passé d’un système de représailles
individuelles à la médiation d’un pouvoir d’Etat, le tournant s’opérant aux
XVIe et XVIIe siècles, quand l’Etat a revendiqué l’apanage de violence, un
bon exemple étant, en France, l’interdiction du duel.

On peut définir la violence de la Renaissance et de l’âge classique par
trois traits essentiels. Le premier est l’accoutumance à une brutalité dont l’existence quotidienne est saturée. Elle est acceptée – surtout de la part des
jeunes mâles, dont elle est l’expression normale – et elle est partout : rurale
aussi bien qu’urbaine, mais avec certains lieux de prédilection, comme la
taverne. Il n’y a donc pas de politisation de la violence : elle n’est pas un
scandale ; comme les accidents et les maladies, elle participe de l’ordre du
monde. On éprouve fatalisme et résignation devant quelque chose qui est
étroitement noué au tissu de la vie quotidienne. Il n’y a pas de tabou du sang,
car le rapport est différent au corps malade et à la mort : on est loin de
l’aseptisation de la vie civile contemporaine.

Le deuxième trait est le caractère spectaculaire de la violence : le
voyeurisme est légitime (il n’est donc pas reçu comme tel), aussi bien pour
les spectacles cruels, comme les combats d’ours et de chien (bear baiting)
qui font courir les foules londoniennes de la fin du XVIe siècle, que pour les
parades judiciaires. Les exécutions publiques ne déploient pas seulement une
férocité inouïe – voir l’analyse de celle de Damien que M. Foucault fait dans
Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975) – elles suscitent une ferveur
collective qui prend les formes les plus diverses, du rituel maîtrisé d’une
liturgie supplicielle aux manifestations carnavalesques où des foules avides et
houleuses festoient à la vue du sang. Cette violence judiciaire est souvent
assez proche du théâtre et les contemporains spéculent volontiers sur le
recours au même mot (« échafaud » en français, « scaffold » en anglais) pour
désigner le lieu du supplice et celui du théâtre.

La troisième caractéristique est un système pénal qui apprécie la gravité
des faits selon des critères très différents des nôtres. Certains délits, véniels à
nos yeux, sont sévèrement punis, car c’est moins le crime qui compte que la
relation entre le criminel et sa victime : ainsi, de la part d’un domestique, le
plus petit vol est passible de mort. Inversement, les violences sexuelles sont
beaucoup moins réprimées, et surtout les victimes sont considérées tout
autrement : violée, une femme est souillée et par conséquent responsable de
la tache infligée à l’honneur familial.

A l’époque contemporaine, le paysage change radicalement. La tolérance
sociale est beaucoup plus faible. Il y a un tabou de violence et du sang et la
violence est réprimée parfois dès le plus petit acte : une bataille dans une cour
de récréation a récemment défrayé la chronique en France, en menant de
jeunes enfants au poste de police pour une véritable garde à vue. Du même
coup, la définition est bien plus étendue : la violence domestique est entrée
dans les statistiques officielles – et elle est à l’origine d’une bonne part des
homicides. Alors même que les faits sont moins nombreux, l’idée s’est
imposée d’une violence latente de la vie moderne, explorée dès les années 50
par les pièces de télévision de Pinter et confirmée par des affaires récentes de
suicides en série sur les lieux de travail. Du coup, la violence devient une
question politique, exploitée en tant que telle par les politiciens et déclinée en
différents thèmes médiatiques (insécurité, violence des banlieues, terrorisme,
etc.). Si la violence quotidienne a fortement décliné à l’époque
contemporaine, la violence guerrière a beaucoup évolué, avec les
développements technologiques et l’évolution constante des formes de la
guerre : infiltration quotidienne par le terrorisme, technologisation (la guerre
se fait en partie à distance, elle continue à tuer, mais sans passer
nécessairement par des combats au corps à corps ou même à vue). Le XXe
siècle a donné le sentiment d’une progression dans l’horreur : il n’a pas
inventé le génocide mais les guerres mondiales et l’horreur à l’échelle
industrielle. Au moment où les témoins de la Shoah commençaient à
disparaître et où la chape de silence se levait, la conviction de l’après-guerre
d’un « plus jamais ça » est brutalement démentie par de nouvelles horreurs
(la guerre des Balkans, celle du Rwanda). On a parfois lié la violence du
théâtre contemporain à la Shoah mais il est peut-être encore davantage lié au
deuil de l’espoir que la Shoah ait guéri l’humanité des massacres de masse.

La caractéristique essentielle de la violence contemporaine est sans
doute la modification du rapport que les sociétés « avancées » d’aujourd’hui
entretiennent avec elle : un rapport essentiellement médiatisé. Nous n’avons
plus de contact avec le corps souffrant et saignant, mais un rapport qui passe
avant tout par l’image. Ce qui suppose un impact ambigu : une horreur mêlée
de jouissance voyeuriste, ainsi qu’une esthétisation de la souffrance – à
preuve le succès de certaines images « emblématiques », comme la célèbre
« pietà de Benthala », la photographie prise en 1997 par le photographe
Hocine Zaourar d’une femme accablée de douleur, pendant les massacres en
Algérie9. L’effet de cette esthétisation est un dédouanement de la sensibilité :
la violence devient affaire de réaction affective, l’événement est réduit à une
image pathétique, les media rivalisant dans la course au « sujet » porteur et à
l’image efficace, pour la plus grande gloire de l’audimat et de la société
marchande.

Les dramaturges ne sont pas insensibles à la perception qu’ont, de la
violence, les sociétés où ils vivent : leurs oeuvres en portent la trace. Mais il est difficile de les réduire au statut de témoins car ils mènent une réflexion
sur la violence qui passe d’abord par le choix qu’ils font entre les différentes
options spectaculaires qui s’offrent à eux.


Les options spectaculaires : montrer ou cacher

On pourrait être tenté de penser que le meilleur moyen d’avoir l’impact
le plus fort sur les affects des spectateurs est de montrer. C’est du reste le
principe antique que ce qu’on voit émeut davantage que ce qu’on entend
(« magis movent visa quam audita »), repris par Horace dans son Art
Poetique : « l’esprit est moins frappé par ce qui lui parvient par l’oreille que
par ce qui est mis sous les yeux, organes fiables (« Segnius inritant animos
demissa per aurem quam quae sunt oculis subiecta fidelibus », v. 180-181).
C’est aussi un principe rhétorique : Quintilien, dans son Institutio Oratoria,
préconise diverses techniques pour gagner les juges : des manipulations
verbales pour les persuader en emportant une conviction rationnelle (c’est le
propre de l’art oratoire), d’autres techniques plus propres à agir sur les
affects, comme de produire, par le verbe, l’illusion d’une présence, pour
donner réalité aux faits et faire naître des images dans l’imagination (VI, 2),
et enfin des techniques auxiliaires, extérieures à l’art oratoire mais efficaces,
comme de recourir à des traces concrètes de l’acte – par exemple brandir un
linge taché du sang de la victime (V, 9) – ou comme de montrer un tableau
représentant le crime – ce qui revient à un aveu de faiblesse de l’orateur,
incapable de produire une image vive du crime par la seule force de la parole.
Pour un dramaturge, montrer l’action violente présente des avantages.
Cela permet de répondre à une demande ou une attente du public et de
satisfaire un besoin que d’autres « spectacles » entretiennent, comme les
exécutions publiques ou les combats d’animaux. Cela produit en outre une
empreinte mémorable : l’action se grave dans la mémoire du public. Cela
présente enfin l’intérêt de forcer l’attention de spectateurs qui, dans l’Europe
moderne, sont souvent indociles, et de la retenir pour susciter les affects – de
terreur et de pitié ou d’horreur et de fureur – sans lesquels il n’est pas de
tragédie digne de ce nom.

Ces avantages se doublent d’inconvénients : les dangers que j’évoquais
plus haut. Mais ce qui retient les dramaturges de montrer crûment est la
conscience qu’il n’est pas si simple de montrer ou plutôt que l’exhibition
pure et simple risque de tomber à plat car, pour être vraiment efficace, un
effet doit être construit. Les cinéastes l’ont compris fort bien et certains sont
passés maîtres en cet art : Hitchcock construit l’une des scènes de meurtre les
plus célèbres du cinéma – l’assassinat dans la douche de Psycho (1960) – par
un savant montage où l’on voit une succession d’images partielles : la vision
floue de l’assassin, à travers le rideau de la douche, des morceaux du corps de
la victime, le jet qui sort du pommeau, le tournoiement de l’eau qui se colore
dans le bac avant d’être évacuée. Dans cette mosaïque, presque rien qui
décrive le geste meurtrier : quelques photogrammes montrent une main qui
s’abat, crispée sur le manche d’un couteau. Le secret, pour être efficace, n’est
pas de planter une caméra face à l’action, c’est de suggérer, par des aperçus
bien choisis, ce que le spectateur est obligé de reconstruire dans sa tête.
Les dramaturges n’ont pas la possibilité de recourir à un montage habile,
ils n’ont à choisir qu’entre deux options : montrer ou ne pas montrer. Du
moins en apparence.

Ne pas montrer est le parti qui stimule le plus l’ingéniosité des
dramaturges, car il les oblige à trouver des solutions de rechange, c’est-à-dire
de s’arranger pour que le spectateur comprenne ce qui se passe sans suivre
directement le déroulement des opérations. La première est d’éluder, c’est-àdire
d’escamoter le moment fatidique. C’est le précepte de la dramaturgie
classique française de ne pas ensanglanter la scène. A ceci près que cet
interdit n’a jamais été vraiment formulé comme tel, qu’il est une sorte de loi
implicite, c’est-à-dire de convention efficace10. Il est d’ailleurs loin d’être
absolu : il s’agit surtout d’empêcher la représentation complète et explicite
d’un acte sanglant. Chez Corneille, à la fin de Rodogune (V, 4), Cléopâtre
avale le poison sur scène et sort en s’appuyant sur sa suivante, pour tomber
dès qu’elle aura franchi le seuil de la coulisse. Chez Racine, dans Bajazet, le
meurtre essentiel se fait en coulisse : Roxane peut se contenter de lancer à
Bajazet un simple « sortez » (V, 4), car le spectateur sait que les muets du
sérail attendent celui-ci derrière la porte, pour l’étrangler. Mais il n’y en a pas
moins une mort en scène, à la fin (V, 12) : la pièce s’achève sur Atalide qui
se poignarde et sur sa suivante qui conclut, en deux vers, qu’elle meurt. Un
ordre mortel est plus spectaculaire qu’un coup discret, à cause de la distance
même entre une injonction banale et la signification qu’elle prend dans ces
conditions particulières.

On s’est souvent trompé sur les raisons qui ont imposé ce refus du sang.
C’est d’abord le primat du verbe sur l’action : la tragédie est un univers
hiératique de déploration et de passions nobles. C’est ensuite un souci de
vraisemblance bien plus que de morale : il s’agit d’éviter tout ce qui pourrait
briser l’illusion ou, pire encore, faire sombrer dans le ridicule. Ce souci se
double d’un autre, d’ordre « social » : la violence est trop physique pour la
tragédie, qui tient le corps à distance et restreint les codes gestuels (les mains
ne doivent pas dépasser une zone qui va de la taille aux yeux), et elle est
indigne : les manifestations corporelles, même quand elles ne sont pas
sanglantes, sont bonnes pour le peuple et pour la comédie.

Il y a des bénéfices à cette restriction. Elle ne permet pas seulement
d’éviter les risques mais aussi de contraindre les dramaturges à l’ingéniosité :
les façons indirectes de montrer sont une prime à l’intelligence et elles
incitent à recourir à l’imagination. Les dramaturges ont souvent cru aux
vertus de l’ellipse, et les cinéastes plus encore : il est beaucoup plus terrifiant
de faire saisir des signes indirects. Dans M… le Maudit, Fritz Lang rend le
meurtre de la petite fille par l’ombre du criminel qui vient recouvrir une
affiche et par un ballon qui roule. Dans Cat People, de Jacques Tourneur, où
l’héroïne lycanthrope se transforme en guépard et pourchasse une victime,
toute la peur et l’horreur sont suscitées par des jeux de lumière, sur l’eau
d’une piscine et l’ombre démesurée d’un félin, sur les murs.

La façon la plus simple d’éluder l’acte sanglant est de le cantonner en
coulisse. Celle-ci se prête à deux utilisations. Elle peut fonctionner comme
censure : tout se passe à l’insu des spectateurs, pendant l’intervalle entre deux
actes – comme l’assassinat de Pyrrhus, dans Andromaque – voire entre deux
scènes, comme le suicide d’Hermione, un peu plus tard. Elle peut également
fonctionner comme écran : tout se passe hors des yeux du spectateur mais pas
à son insu : il peut suivre en direct une action qu’il ne voit pas mais qu’il
entend – comme l’infanticide, à la fin de la Médée d’Euripide – ou dont il
perçoit des échos, comme pour le meurtre de Duncan, dans Macbeth (II, 2) :
une cloche, le cri d’une chouette, l’angoisse de Lady Macbeth – tout dit le
meurtre sans qu’on ne le voie ni ne l’entende.

Rejeter l’acte sanglant en coulisse ne sert pas seulement à éviter toute
déception et à stimuler l’imagination ; en recourant à la suggestion, il s’agit
aussi de faire sentir l’interdit et d’accroître ainsi l’horreur. Mais la Médée
d’Euripide va plus loin encore, en valorisant l’ouïe à l’extrême, puisque les
échos qu’on entend sont exceptionnels. On entend des voix d’enfant, ce qui
est pratiquement un hapax sur la scène grecque, et ces paroles sont inouïes :
les fils de Médée disent leur mort, de la façon la plus pathétique, en essayant
d’arrêter le bras de leur mère. Dans ce cas, supprimer la vue, c’est rendre
l’écoute encore plus intense : il ne s’agit donc pas simplement d’une facilité
de dramaturge cherchant à minimiser les risques, la scène a un tout autre
intérêt et elle s’avère particulièrement inventive, puisqu’elle manipule les
données sensorielles en jouant l’ouïe contre la vue et en élaborant, du même
coup, ce qu’on pourrait appeler une « représentation voilée ». C’est une façon
de gérer le paradoxe du sujet désirable et impossible, en recherchant le
pathétique le plus intense possible, mais sans aller trop loin puisque la
représentation est estompée.



François LECERCLE
article complet sur
http://www.sidosoft.com/crlc/pdf_revue/revue2/Spectacle1.pdf

Hubert Aquin


Le bonheur d’expression - Hubert Aquin 1961


Le bonheur, c’est la morale. Il m’est difficile de dissocier ces deux termes que tant de directeurs de conscience ont liés l’un à l’autre et que bien des gens « évolués » persistent à disjoindre.

On n’est heureux qu’à l’intérieur d’un système qu’on accepte et, en fait, le bonheur se réduit essentiellement à cette acceptation. Bien sûr, les modes de l’acceptation offrent de nombreuses catégories, depuis la sérénité jusqu’à la résignation chrétienne, de la bonne humeur au complexe d’Issac. Ces comportements multiformes, parfois même alternatifs, dérivent tous d’une attitude fondamentale qui est l’acceptation. Et je ne connais rien de moins révolutionnaire que cette attitude.

Les gens heureux sont des contre-révolutionnaires ! On peut leur faire avaler n’importe quoi, ils en font leur bonheur, de la même façon que les bons chrétiens transforment leurs malheurs en épreuves et finissent ainsi par s’en réjouir. Quand on a commencé d’accepter, pourquoi s’arrêter sur cette voie ? D’ailleurs, les gens qui le veulent vraiment, deviennent heureux, quel que soit le prix qu’ils doivent payer ce bonheur, car le bonheur, on n’en sort pas, est affaire de volonté.

N’est-il pas significatif, en ce sens, de voir les grands personnages de roman désirer le bonheur jusqu’au moment où ils doivent l’accepter, mais jamais plus loin ? Mathilde de la Mole ou Madame de Mortsauf demeurent intouchables, inaccessibles par un décret inavouable et profond de ceux qui parlent de se tuer pour elles. Et la femme rencontrée l’Année dernière à Marienbad, il importe de ne pas l’avoir rencontrée : tout le film de Resnais repose sur cette volonté obscure, hésitante aussi, de refuser un bonheur, fût-il passé. La convergence de tant de bonheurs manqués, dans le folklore universel de la fiction, pose un problème aux gens heureux. Pourquoi, en effet, les gens heureux (et il y en a !) se repaissent-ils de ces beaux désastres et de ces faillites éclatantes ! Pour se purger, dirait Aristote ; mais peut-être aussi pour se grandir !

Car ceux qui ont choisi le bonheur ont en même temps choisi de n’être pas des héros. Je dirais même, inversant ma proposition jusqu’au paradoxe : qui choisit le bonheur renonce, ou devrait renoncer, à être un artiste.

Que peuvent bien m’apprendre les artistes, s’ils se mettent à être heureux ? Comment pourront-ils encore m’étonner ? Je n’ai que faire des oeuvres nées dans le climat débilitant de l’acceptation. Romanciers, poètes ou peintres, les artistes sont des professionnels du malheur ! Je dis bien des professionnels, non des amateurs ...

Qu’on me comprenne bien : la grandeur d’une oeuvre d’art n’est pas fatalement (!) proportionnelle au malheur de son auteur. Ce serait vraiment trop facile ! Le malheur aussi est un art. Le malheur dont je parle, le seul qui soit fécond, manifeste un choix profond ; c’est une vocation et non seulement un accident fortuit. Loin de considérer l’artiste comme une victime qui s’adonne à une activité compensatrice, je vois en lui un héros qui choisit pleinement son destin.

Le malheur équivaut, selon moi, à un mode supérieur de connaissance et devient, par conséquent, la voie royale de l’artiste qui veut exprimer la réalité, la recréer, l’enfanter une seconde fois dans une forme nouvelle ! Dans cet ordre, le malheur apparaît comme une façon privilégiée d’expérimenter la vie et devient un préalable à toute entreprise artistique.

Autant j’admire Beaudelaire, Dostoïevski, Balzac, Pascal, Pirandello ou Proust d’avoir poussé jusqu’au bout leur « difficulté d’être », car cette lutte a produit de grandes oeuvres, autant, d’autre part, je plains les petits malheureux, les tragiques, les masochistes à faible rendement, ceux qui sont nés pour un petit pain noir ! Ce sont des amateurs, c’est tout dire.

Ici je ne puis m’empêcher de pousser une pointe du côté des « nôtres » qui, à quelques exceptions près de chez les vivants et les morts, vivent dans la ouate psychologique et sociale. Hélas, trop de nos artistes sont heureux et acceptent en fait une société qu’ils dénoncent à hauts cris. Ceux-là sont mangés par le système et ne font appel, quand ils produisent, qu’à la couche de leur être qu’on appelle talent, soit la plus mince. Inutile de cacher qu’une telle somme de bonheur artistique m’inquiète beaucoup.

Pourtant, si je m’examine froidement, je ne crois rien avoir d’un charognard attiré par le malheur des autres. Ce sont les oeuvres qui m’intéressent, les grandes : celles que je regrette de ne pas avoir engendrées moi-même, celles pour lesquelles j’aurais donné dix ans de ma vie ! Quand je suis en présence d’une grande oeuvre, j’ai le sentiment intolérable d’avoir été volé (ce qui indique, je le reconnais, que je n’ai pas encore choisi ma « vocation »). Ce sentiment, je dis cela avec peine, je ne l’ai pas souvent éprouvé devant les oeuvres de notre terroir. Par exemple, la plupart de nos romans sont lamentablement imprégnés de morale. Et Dieu sait que rien n’est plus éloigné de la beauté et du tragique que la morale. La morale tue le tragique. Nietzsche nous l’a enseigné. La littérature canadienne ne compte pas de tragédie, mais beaucoup de drames de conscience. Pour tout dire, toute morale est une morale de bonheur ...

Un vieil adage, sans doute d’origine anglaise, dit que le Canadien français est passif et, comme se plaisait à le répéter un de mes professeurs, un peu « mouton ». En d’autres mots, les miens, les Canadiens français semblent heureux. Même politiquement, cela est connu de longue date. Nous avons glorifié ceux de nos chefs politiques qui ont le plus accepté ! On nous a enseigné à admirer Lafontaine, G.-E. Cartier, Laurier, Bourassa, mais le moins possible Papineau ! Nous sommes heureux politiquement parce que nous avons accepté de négocier indéfiniment des chèques bilingues et un drapeau, mais jamais l’essentiel. Deux siècles de conquête ont fait de nous des contre-révolutionnaires heureux et reconnaissants.

Dans l’ordre de la révolution il ne peut y avoir de modérés, de la même façon qu’il n’y a pas de place pour les amateurs en art ! Une conjonction évidente existe entre ces deux aspects de notre vie nationale. Pour le moment, l’intuition que j’en ai me convainc ; j’entreprendrai une autre fois ...

De notre faible productivité politique et artistique, je ne conclus pas que nous soyons un peuple heureux. Du moins je n’accepte pas ce bonheur. En assumant mon identité de Canadien français, je choisis le malheur ! Et je crois que minoritaires et conquis, nous sommes profondément malheureux. Ce malheur, collectif ou individuel, on nous a appris à le réduire à sa plus faible expression, à l’accepter, à en prendre notre parti. On nous a enseigné à nous en réjouir, comme on dit à un infirme de sourire.

Mais il se trouvera sans doute, au Canada français, des hommes politiques pour mesurer lucidement ce « malheur » et le pousser à bout. Que viennent aussi les écrivains et les artistes capables d’aller jusqu’au bout de leur malheur d’expression !

jueves, 23 de febrero de 2012

Lavelle, La mechanceté



"Lorsqu’on voit le méchant heureux et l’homme de bien malheureux, à supposer qu’il puisse en être ainsi, il semble que l’on se trouve en présence d’un désordre qui pourrait bien être pour la conscience le mal véritable. Cette non coïncidence du bonheur et du bien, du mal et de la souffrance est un scandale contre lequel s’insurgent la volonté et la raison. Car nous n’acceptons pas que l’unité de notre vie puisse être rompue, que les états que notre sensibilité éprouve ne soient pas l’écho fidèle des actes que notre volonté a accomplis, qu’une bonne action engendre en nous de l’affliction, une mauvaise de la joie. Contre de telles suites, c’est notre logique qui s’irrite autant que notre vertu. Le bonheur, même apparent, du méchant, le malheur, même accepté, de l’homme de bien sont des atteintes portées à la fois à l’intelligibilité et à la justice : nous ne pouvons pas comprendre que la conscience puisse sentir un accroissement, un épanouissement, là où elle poursuit un effet négatif et destructif, ni qu’elle se sente limitée et contrainte là où son action est elle même bienfaisante et généreuse. Nous consentons à admettre sans doute que le bien le plus haut ne puisse être obtenu parfois que par une douleur que nous devons subir sur un autre plan de notre conscience ; encore voulons nous non seulement que cette douleur soit consentie, mais que nous éprouvions de la joie à la subir.

VI. — La méchanceté.
@
Lorsque nous distinguons le mal et la douleur, c’est pour marquer que la douleur n’est qu’une affection de la sensibilité, par conséquent un fait que nous subissons, au lieu que le mal qui dépend de la volonté est un acte que nous accomplissons. Mais cela seul suffit à témoigner de l’étroite liaison qui subsiste toujours entre la douleur et le mal : car si la douleur, en tant qu’elle est subie, n’est un mal que dans la mesure où elle exprime en nous une limitation, le mal lui-même est une douleur que nous faisons subir à autrui, c’est à dire une limitation que nous lui imposons. La douleur est toujours la marque d’une limitation ou d’une destruction qui peuvent être le moyen d’une purification ou d’une croissance : et la distance entre la douleur et le mal est celle qui sépare une limitation ou une destruction involontaires d’une limitation ou d’une destruction volontaires.
On pensera donc qu’il est trop étroit de définir le mal par la simple production de la douleur, que la douleur parfois peut être voulue en vue d’un plus grand bien, et que la perversité cherche moins à faire souffrir qu’à avilir par l’usage même du plaisir. Ce qui suffit en effet à montrer que la douleur n’est un mal que quand elle est seulement le témoignage d’une diminution d’être qui a été elle même voulue ; c’est cette diminution que la perversité aussi se propose d’atteindre. Et le plaisir peut être l’étape par laquelle elle est obtenue.
Mais qu’il y ait un lien impossible à briser entre la douleur et le mal, c’est ce que prouve sans doute l’analyse de la méchanceté. Car le méchant a d’abord comme but la souffrance des autres ; et sans doute cette souffrance est elle pour lui une diminution d’être chez celui qu’il voit souffrir, une diminution d’être dont il est la cause, et qui relève en lui le sentiment de la puissance même dont il dispose ; mais il s’y joint aussi une sorte de satisfaction de voir souffrir un être dont la conscience doit témoigner encore de la misère même où elle se sent réduite. Et l’on dira peut être qu’une telle méchanceté est rare, mais il n’est pas sûr qu’elle ne traverse jamais comme un éclair les consciences les plus bienveillantes et les plus pures : tant il est vrai que la condition humaine obéit à des lois communes dont aucun individu dans le monde ne peut se regarder comme délivré.
On voit donc ici la ligne de démarcation et le point de contact entre la douleur et le mal. Le mal ne peut pas être défini, quoi qu’on en pense, par son rapport avec la sensibilité, mais par son rapport avec la volonté. Seulement, la volonté et la sensibilité sont toujours impliquées l’une par l’autre. La sensibilité est à l’égard de la volonté le témoignage de sa puissance et de son impuissance. Ainsi la douleur même n’est un mal que par son rapport avec la volonté : quand c’est la nature qui nous l’impose, elle est regardée comme un mal dans la mesure où elle est un obstacle à notre propre développement, où elle paralyse la volonté et l’anéantit ; et quand elle est l’effet de la volonté d’un autre, nous éprouvons alors un sentiment d’horreur comme si, en ajoutant à une limitation de la nature une limitation volontaire, c’était l’Esprit lui-même qui se tournait contre sa propre fin et qui contribuait à assurer sa défaite.
On ne pense pas que, dans la méchanceté, la volonté de faire souffrir soit jamais isolée. Il s’y associe toujours quelque motif extérieur, comme on le voit par l’exemple de la vengeance où la volonté d’imposer une souffrance à celui par qui nous avons souffert est toujours alliée soit au besoin de vaincre après avoir été vaincu, soit même à l’idée d’un équilibre rétabli et d’une justice satisfaite. Mais ce qui montre bien que la douleur n’est jamais qu’un signe du mal, c’est que la méchanceté la plus subtile et la plus profonde ne s’arrête pas à la douleur : elle ne voit en elle qu’un moyen dont le plaisir même pourrait tenir lieu, en ayant même sur elle l’avantage de tromper autrui par une fausse apparence. Car ce qu’elle vise, c’est la diminution d’être elle même, une sorte d’inversion du développement de la conscience, de corruption et de déchéance, sans que l’on puisse regarder pourtant un tel état comme libre de toute douleur secrète, que le méchant goûte par avance avec une sorte de délectation.

VII. — La définition du mal.
@
Il est bien remarquable que nous ne puissions jamais définir le mal d’une manière positive. Non seulement il entre dans un couple dont le bien est l’autre terme. Mais encore il est impossible de le nommer sans évoquer le bien dont il est précisément la privation.
Il y a plus. Il existe, semble t il, des formes très nombreuses du mal et l’on peut manquer le bien de beaucoup de manières auxquelles on donne pourtant le même nom. Selon le mot d’un ancien, le bien a un caractère fini, au lieu que le mal a un caractère infini. On reconnaît ici cette conception commune à tous les Grecs, c’est que le fini, c’est l’achevé et le parfait, ce à quoi précisément il ne manque rien, tandis que l’infini, c’est l’indéterminé, le désordre, le chaos, ce à quoi il manque tout ce qui pourrait lui donner un sens et une valeur, c’est à dire l’acte de pensée qui permettrait de l’organiser, de le circonscrire et d’en prendre possession. Laissons de côté cette opposition qui pourrait être contestée : du moins faut il reconnaître que toutes les formes du bien convergent les unes avec les autres. Nous pouvons multiplier les vertus et même les opposer entre elles, insister sur la diversité des vocations morales : pourtant le propre de ces vertus, c’est de produire un accord entre les différentes puissances de la conscience, le propre de ces vocations c’est de produire un accord entre les différentes consciences, alors que le mal se définit toujours comme une séparation, la rupture d’une harmonie, soit dans le même être, soit entre tous les êtres. C’est que toute volonté mauvaise poursuit des fins isolées qui, sacrifiant le Tout à la partie, portent toujours atteinte à l’intégrité du Tout et menacent de l’anéantir. On comprend donc qu’il y ait des formes innombrables du mal, bien qu’elles possèdent toutes ce caractère commun de diviser et de détruire, ce que l’on peut observer à l’intérieur d’une même conscience où le mal produit un déchirement intérieur, où la perversité elle même nous donne un plaisir amer, et dans les rapports des consciences entre elles qui ne cherchent qu’à se porter des coups et à se nuire. L’entente entre des criminels ne fait pas exception à cette loi, s’il est vrai qu’elle est toujours précaire, et qu’elle est tournée contre le reste de l’humanité. Dans la mesure où elle est une entente véritable, elle imite encore le bien et elle est l’ébauche d’une société morale. De telle sorte que, si la solidarité dans le bien ne cesse de rendre à la fois plus complexe et plus étroite l’unité de chaque être ou l’union des différents êtres, la solidarité dans le mal ne peut se poursuivre indéfiniment sans produire assez vite un désaccord, une dissonance, qui ne manque pas de nous opposer aussi bien à nous même qu’à tout l’univers.

Louis LAVELLE
LA SOUFFRANCE ET LE MAL

lunes, 6 de febrero de 2012

Dostoievksi, Les Frères Karamazov




Ivan se tut un instant et son visage s’attrista soudain.
« Écoute, je me suis borné aux enfants pour être plus clair. Je n’ai rien dit des larmes humaines dont la terre est saturée, abrégeant à dessein mon sujet. J’avoue humblement ne pas comprendre la raison de cet état de choses. Les hommes sont seuls coupables : on leur avait donné le paradis ; ils ont convoité la liberté et ravi le feu du ciel, sachant qu’ils seraient malheu-reux ; ils ne méritent donc aucune pitié. D’après mon pauvre esprit terrestre, je sais seulement que la souffrance existe, qu’il n’y a pas de coupables, que tout s’enchaîne, que tout passe et s’équilibre. Ce sont là sornettes d’Euclide, je le sais, mais je ne puis consentir à vivre en m’appuyant là-dessus. Qu’est-ce que tout cela peut bien me faire ? Ce qu’il me faut, c’est une com-pensation, sinon je me détruirai. Et non une compensation quelque part, dans l’infini, mais ici-bas, une compensation que je voie moi-même. J’ai cru, je veux être témoin, et si je suis déjà mort, qu’on me ressuscite ; si tout se passait sans moi, ce serait trop affligeant. Je ne veux pas que mon corps avec ses souf-frances et ses fautes serve uniquement à fumer l’harmonie fu-ture, à l’intention de je ne sais qui. Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier. C’est sur ce désir que reposent toutes les religions, et j’ai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des choses. Mais les enfants, qu’en ferai-je ? Je ne peux résoudre cette question. Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à l’harmonie éternelle, quel est le rôle des enfants ? On ne comprend pas pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de l’harmonie. Pourquoi serviraient-ils de matériaux destinés à la préparer ? Je comprends bien la solidarité du pé-ché et du châtiment, mais elle ne peut s’appliquer aux petits in-nocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, c’est une vérité qui n’est pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher, mais il n’a pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. Aliocha, je ne blas-phème pas. Je comprends comment tressaillira l’univers, lors-que le ciel et la terre s’uniront dans le même cri d’allégresse, lorsque tout ce qui vit ou a vécu proclamera : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées ! », lorsque le bour-reau, la mère, l’enfant s’embrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! » Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué. Le malheur, c’est que je ne puis admettre une solution de ce genre. Et je prends mes mesures à cet égard, tandis que je suis encore sur la terre. Crois-moi, Alio-cha, il se peut que je vive jusqu’à ce moment ou que je ressuscite alors, et je m’écrierai peut-être avec les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison, Sei-gneur ! » mais ce sera contre mon gré. Pendant qu’il est encore temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu’elle ne vaut pas une larme d’enfant, une larme de cette petite victime qui se frappait la poitrine et priait le « bon Dieu » dans son coin infect ; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes n’ont pas été rachetées. Tant qu’il en est ainsi, il ne sau-rait être question d’harmonie. Or, comment les racheter, c’est impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer ? D’ailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qu’a souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle n’en aurait pas le droit. Si le droit de pardonner n’existe pas, que devient l’harmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit ? C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère gar-der mes souffrances non rachetées et mon indignation persis-tante, même si j’avais tort ! D’ailleurs, on a surfait cette harmo-nie ; l’entrée coûte trop cher pour nous. J’aime mieux rendre mon billet d’entrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. C’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet90.
– Mais c’est de la révolte, prononça doucement Aliocha, les yeux baissés.
– De la révolte ? Je n’aurais pas voulu te voir employer ce mot. Peut-on vivre révolté ? Or, je veux vivre. Réponds-moi franchement. Imagine-toi que les destinées de l’humanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heu-reux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, il soit indis-pensable de mettre à la torture ne fût-ce qu’un seul être, l’enfant qui se frappait la poitrine de son petit poing, et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu, dans ces conditions, à édifier un pareil bonheur ? Réponds sans mentir.
– Non, je n’y consentirais pas.
– Alors, peux-tu admettre que les hommes consentiraient à accepter ce bonheur au prix du sang d’un petit martyr ?
– Non, je ne puis l’admettre, mon frère, prononça Aliocha, les yeux étincelants. Tu as demandé s’il existe dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner. Oui, cet Être existe. Il peut tout pardonner, tous et pour tout, car c’est Lui qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu l’as oublié, c’est lui la pierre angulaire de l’édifice, et c’est à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées. »
– Ah ! oui, « le seul sans péché » et « qui a versé son sang ». Non, je ne l’ai pas oublié, je m’étonnais, au contraire, que tu ne l’aies pas encore mentionné, car dans les discussions les vôtres commencent par le mettre en avant, d’habitude. Sais-tu, mais ne ris pas, que j’ai composé un poème, l’année der-nière ? Si tu peux m’accorder encore dix minutes, je te le racon-terai.
– Tu as écrit un poème ?
– Non, fit Ivan en riant, car je n’ai jamais fait deux vers dans ma vie. Mais j’ai rêvé ce poème et je m’en souviens. Tu se-ras mon premier lecteur, ou plutôt mon premier auditeur. Pourquoi ne pas profiter de ta présence ? Veux-tu ?
– Je suis tout oreilles.
– Mon poème s’intitule le Grand Inquisiteur, il est ab-surde, mais je veux te le faire connaître. »

La suite dans la version intégrale
http://www.ebooksgratuits.com/pdf/dostoievski_freres_karamazov.pdf

domingo, 5 de febrero de 2012

Nietzsche, Généalogie de la Morale



— L’indication de la véritable méthode à suivre m’a été donnée par cette question : Quel est exactement, au point de vue étymologique, le sens des désignations du mot « bon » dans les diverses langues ? C’est alors que je découvris qu’elles dérivent toutes d’une même transformation d’idées, — que partout l’idée de « distinction », de « noblesse », au sens du rang social, est l’idée mère d’où naît et se développe nécessairement l’idée de « bon » au sens « distingué quant à l’âme », et celle de « noble », au sens de « ayant une âme d’essence supérieure », « privilégié quant à l’âme ». Et ce développement est toujours parallèle à celui qui finit par transformer les notions de « vulgaire », « plébéien », « bas » en celle de « mauvais ». L’exemple le plus frappant de cette dernière métamorphose c’est le mot allemand schlecht (mauvais) qui est identique à schlicht (simple) — comparez schlechtweg (simplement), schlechterdings (absolument) — et qui, à l’origine, désignait l’homme simple, l’homme du commun, sans équivoque et sans regard oblique, uniquement en opposition avec l’homme noble. Ce n’est que vers l’époque de la guerre de Trente Ans, assez tardivement comme on voit, que ce sens, détourné de sa source, est devenu celui qui est aujourd’hui en usage. — Voilà une constatation qui me paraît être essentielle au point de vue de la généalogie de la morale ; si elle a été faite si tard, la faute en est à l’influence enrayante qu’exerce au sein du monde moderne, le préjugé démocratique, mettant obstacle à toute recherche touchant la question des origines. Et cela, jusque dans le domaine qui semble le plus objectif, celui des sciences naturelles et de la physiologie, un fait que je me contenterai d’indiquer ici. Mais pour juger du désordre que ce préjugé, une fois déchaîné jusqu’à la haine, peut jeter en particulier dans la morale et dans l’étude de l’histoire, il suffira d’examiner le cas trop fameux de Buckle ; le plébéisme de l’esprit moderne qui est d’origine anglaise fit éruption une fois encore sur son sol natal, avec la violence d’un volcan de boue et avec cette faconde salée, tapageuse et vulgaire qui a toujours caractérisé les discours des volcans. —


5.

En ce qui concerne notre problème qui peut être appelé, à bon droit, un problème intime et qui, de propos délibéré, ne s’adresse qu’à l’oreille du petit nombre, il est du plus haut intérêt d’établir que, fréquemment encore, à travers les mots et les racines qui signifient « bon », transparaît la nuance principale grâce à laquelle les « nobles » se sentaient hommes d’un rang supérieur. Il est vrai que, peut-être dans la plupart des cas, ils tirent simplement leur nom de la supériorité de leur puissance (soit « les puissants », les maîtres », « les chefs »), ou des signes extérieurs de cette supériorité, par exemple « les riches », « les possesseurs » (tel est le sens de arya, sens qui se retrouve dans le groupe éranien et slave). Pourtant, parfois un trait typique du caractère détermine l’appellation, et c’est le cas qui nous intéresse ici. Ils se nomment par exemple « les véridiques » : et c’est en premier lieu la noblesse grecque qui se désigne ainsi par la bouche du poète mégarien Théogonis. Le mot ἐσθλός, formé à cet usage, signifie d’après sa racine quelqu’un qui est, qui a de la réalité, qui est réel, qui est vrai ; puis, par une modification subjective, le vrai devient le véridique : à cette phase de la transformation de l’idée nous voyons le terme qui l’exprime devenir le mot d’ordre et le signe de ralliement de la noblesse, prendre absolument le sens de « noble », par opposition à l’homme « menteur » du commun, tel que Théogonis le conçoit et le dépeint, — jusqu’à ce qu’enfin, après le déclin de la noblesse, le mot ne désigne plus que la noblesse d’âme et prenne, en même temps, le sens de quelque chose de mûri et d’adouci. Le mot de ϰαϰός comme celui de δειλός (qui désigne le plébéien par opposition à l’ἀγαθός) souligne la lâcheté : voilà qui indiquera peut-être dans quelle direction il faut chercher l’étymologie du mot ἀγαθός, qu’on peut interpréter de plusieurs manières. Le latin malus (que je mets en regard de μέλας, noir) pourrait avoir désigné l’homme du commun d’après sa couleur foncée, et surtout d’après ses cheveux noirs (hic niger est), l’autochtone pré-aryen du sol italique se distinguant le plus clairement par sa couleur sombre de la race dominante, de la race des conquérants aryens aux cheveux blonds. Du moins le gaëlique m’a fourni une indication absolument similaire : — c’est le mot fin (par exemple dans Fin-Gal), le terme distinctif de la noblesse, en dernière analyse le bon, le noble, le pur, signifiait à l’origine : la tête blonde, en opposition à l’autochtone foncé aux cheveux noirs. Les Celtes, soit dit en passant, étaient une race absolument blonde ; quant à ces zones de populations aux cheveux essentiellement foncés que l’on remarque sur les cartes ethnographiques de l’Allemagne faites avec quelque soin, on a tort de les attribuer à une origine celtique et à un mélange de sang celte, comme fait encore Virchow : c’est plutôt la population pré-aryenne de l’Allemagne qui perce dans ces régions. (La même observation s’applique à presque toute l’Europe : en fait, la race soumise a fini par y reprendre la prépondérance, avec sa couleur, la forme raccourcie du crâne et peut-être même les instincts intellectuels et sociaux : — qui nous garantit que la démocratie moderne, l’anarchisme encore plus moderne et surtout cette tendance à la Commune, à la forme sociale la plus primitive, chère aujourd’hui à tous les socialistes d’Europe, ne soient pas, dans l’essence, un monstrueux effet d’ atavisme — et que la race des conquérants et des maîtres, celle des aryens, ne soit pas en train de succomber même physiologiquement ?…) Je crois pouvoir interpréter le latin bonus par « le guerrier » : en supposant qu’avec raison je ramène bonus à sa forme plus ancienne de duonus (comparez : bellum = duellum = duen-lum, où ce duonus me paraît être conservé). D’après cela, le bonus serait l’homme du duel, de la dispute (duo), le guerrier : on voit donc ce qui constituait la « bonté » d’un homme de la Rome antique. Notre mot allemand gut (bon) lui-même ne devait-il pas signifier der Göttliche (le divin), l’homme d’extraction divine ? Et ne serait-il pas synonyme de Goth, le nom d’un peuple, mais primitivement d’une noblesse seulement ? Les raisons en faveur de cette hypothèse ne peuvent être exposées ici. —


6.

Si la transformation du concept politique de la prééminence en un concept psychologique est la règle, ce n’est point par une exception à cette règle (quoique toute règle donne lieu à des exceptions) que la caste la plus haute forme en même temps la caste sacerdotale et que par conséquent elle préfère, pour sa désignation générale, un titre qui rappelle ses fonctions spéciales. C’est là que par exemple le contraste entre « pur » et « impur » sert pour la première fois à la distinction des castes ; et là encore se développe plus tard une différence entre « bon » et « mauvais » dans un sens qui n’est plus limité à la caste. Du reste qu’on se garde bien de prêter de prime abord à ces concepts de « pur » et d’« impur » un sens trop rigoureux, trop vaste, voire même un sens symbolique : tous les concepts de l’humanité primitive ont commencé par être pris à un degré que nous n’imaginons point, dans un sens grossier, brut, sommaire, borné, et surtout et avant tout dans un sens non symbolique. Le « pur » est d’abord simplement un homme qui se lave, qui s’interdit certains aliments provoquant des maladies de la peau, qui ne cohabite pas avec les femmes malpropres du bas peuple, qui a l’horreur du sang, — et rien de plus, ou en tous les cas peu de chose en plus ! D’autre part, les procédés particuliers aux aristocraties sacerdotales font comprendre pourquoi c’est précisément ici que les contrastes d’évaluation ont pu se spiritualiser et s’accentuer très vite. Et, de fait, ce sont elles qui ont fini par creuser entre les hommes des abîmes que même un Achille de pensée libre ne saurait franchir sans frissonner. Il y a, dès le principe, quelque chose de morbide dans ces aristocraties sacerdotales et dans leurs habitudes dominantes, hostiles à l’action, voulant que l’homme tantôt couve ses songes, tantôt soit bouleversé par des explosions de sentiments, — la conséquence paraît en être cette débilité intestinale et cette neurasthénie presque fatalement inhérentes aux prêtres de tous les temps. Et le remède préconisé par eux contre cet état morbide, comment ne pas affirmer qu’en fin de compte il s’est trouvé cent fois plus dangereux encore que la maladie dont il s’agissait de se débarrasser ? L’humanité tout entière souffre encore des suites de ce traitement naïf, imaginé par les prêtres. Il suffira de rappeler certaines particularités du régime diététique (privation de viande), le jeûne, la continence sexuelle, la fuite « dans le désert » (l’isolement à la Weir Mitchell, bien entendu sans la cure d’engraissement et de suralimentation qui le suit et qui constitue le remède le plus efficace contre toute hystérie de l’idéal ascétique). Joignez à cela la métaphysique sacerdotale hostile aux sens, qui rend paresseux et raffiné, l’hypnotisme par autosuggestion que pratiquent les prêtres à la manière des fakirs et des brahmanes — Brahma tenant lieu de bouton de cristal ou d’idée fixe — et la satiété universelle et finale, bien compréhensible d’ailleurs avec la cure radicale du prêtre, le néant (ou Dieu : — car l’aspiration à une union mystique avec Dieu n’est que l’aspiration du bouddhiste au néant, au Nirvâna — et pas autre chose !). C’est que, chez le prêtre, tout devient plus dangereux, non seulement les traitements et les thérapeutiques, mais encore l’orgueil, la vengeance, la perspicacité, la débauche, l’amour, l’ambition, la vertu, la maladie ; — avec un peu d’équité, on pourrait, il est vrai, ajouter que c’est sur le terrain même de cette forme d’existence essentiellement dangereuse, la sacerdotale, que l’homme a commencé à devenir un animal intéressant ; c’est ici que, dans un sens sublime, l’âme humaine a acquis la profondeur et la méchanceté — et certes ce sont là les deux attributs capitaux qui ont assuré jusqu’ici à l’homme la suprématie sur le reste du règne animal !…


7.

— On devine avec combien de facilité la façon d’apprécier propre au prêtre se détachera de celle de l’aristocratie guerrière, pour se développer en une appréciation tout à fait contraire ; le terrain sera surtout favorable au conflit lorsque la caste des prêtres et celle des guerriers se jalouseront mutuellement et n’arriveront plus à s’entendre sur le rang. Les jugements de valeurs de l’aristocratie guerrière sont fondés sur une puissante constitution corporelle, une santé florissante, sans oublier ce qui est nécessaire à l’entretien de cette vigueur débordante : la guerre, l’aventure, la chasse, la danse, les jeux et exercices physiques et en général tout ce qui implique une activité robuste, libre et joyeuse. La façon d’apprécier de la haute classe sacerdotale repose sur d’autres conditions premières : tant pis pour elle quand il s’agit de guerre. Les prêtres, le fait est notoire, sont les ennemis les plus méchants — pourquoi donc ? Parce qu’ils sont les plus incapables. L’impuissance fait croître en eux une haine monstrueuse, sinistre, intellectuelle et venimeuse. Les grands vindicatifs, dans l’histoire, ont toujours été des prêtres, comme aussi les vindicatifs les plus spirituels : — auprès de l’esprit que déploie la vengeance du prêtre tout autre esprit entre à peine en ligne de compte. L’histoire de l’humanité serait à vrai dire une chose bien inepte sans l’esprit dont les impuissants l’ont animée. Allons droit à l’exemple le plus saillant. Tout ce qui sur terre a été entrepris contre les « nobles », les « puissants », les « maîtres », le « pouvoir », n’entre pas en ligne de compte, si on le compare à ce que les Juifs ont fait : les Juifs, ce peuple sacerdotal qui a fini par ne pouvoir trouver satisfaction contre ses ennemis et ses dominateurs que par une radicale transmutation de toutes les valeurs, c’est-à-dire par un acte de vindicte essentiellement spirituel. Seul un peuple de prêtres pouvait agir ainsi, ce peuple qui vengeait d’une façon sacerdotale sa haine rentrée. Ce sont des Juifs, qui, avec une formidable logique, ont osé le renversement de l’aristocratique équation des valeurs (bon, noble, puissant, beau, heureux, aimé de Dieu.) Ils ont maintenu ce renversement avec l’acharnement d’une haine sans borne (la haine de l’impuissance) et ils ont affirmé : « Les misérables seuls sont les bons ; les pauvres, les impuissants, les petits seuls sont les bons ; ceux qui souffrent, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis de Dieu ; c’est à eux seuls qu’appartiendra la béatitude — par contre, vous autres, vous qui êtes nobles et puissants, vous êtes de toute éternité les mauvais, les cruels, les avides, les insatiables, les impies, et, éternellement, vous demeurerez aussi les réprouvés, les maudits, les damnés ! »… On sait qui a recueilli l’héritage de cette dépréciation judaïque… Je rappelle, à propos de l’initiative monstrueuse et néfaste au-delà de toute expression que les Juifs ont prise par cette déclaration de guerre radicale entre toutes, la conclusion à laquelle je suis arrivé en un autre endroit (Par delà le bien et le mal, aph. 195). — Je veux dire que c’est avec les Juifs que commence le soulèvement des esclaves dans la morale : ce soulèvement qui traîne à sa suite une histoire longue de vingt siècles et que nous ne perdons aujourd’hui de vue que — parce qu’il a été victorieux…


8.

— Mais vous ne comprenez pas ? Vous n’avez pas d’yeux pour une chose qui a eu besoin de deux mille ans pour triompher ?… Il n’y a pas lieu de s’en étonner : tout ce qui est long est difficile à voir, à embrasser d’un coup d’œil. Or, voici ce qui s’est passé : sur le tronc de cet arbre de la vengeance et de la haine, de la haine judaïque — la plus profonde et la plus sublime que le monde ait jamais connue, de la haine créatrice de l’idéal, de la haine qui transmue les valeurs, une haine qui n’eut jamais sa pareille sur la terre — de cette haine sortit quelque chose de non moins incomparable, un amour nouveau, la plus profonde et la plus sublime de toutes les formes de l’amour : — et d’ailleurs sur quel autre tronc cet amour aurait-il pu s’épanouir ?… Mais que l’on ne s’imagine pas qu’il se développa sous forme de négation de cette soif de vengeance, comme antithèse de la haine judaïque ! Non, tout au contraire. L’amour est sorti de cette haine, s’épanouissant comme sa couronne, une couronne triomphante qui s’élargit sous les chauds rayons d’un soleil de pureté, mais qui, dans ce domaine nouveau, sous le règne de la lumière et du sublime, poursuit toujours encore les mêmes buts que la haine : la victoire, la conquête, la séduction, tandis que les racines de la haine pénétraient, avides et opiniâtres, dans le domaine souterrain des ténèbres et du mal. Ce Jésus de Nazareth, cet évangile incarné de l’amour, ce « Sauveur » qui apportait aux pauvres, aux malades, aux pécheurs, la béatitude et la victoire — n’était-il pas précisément la séduction dans sa forme la plus sinistre et la plus irrésistible, la séduction qui devait mener par un détour à ces valeurs judaïques, à ces rénovations de l’idéal ? Le peuple d’Israël n’a-t-il pas atteint, par la voie détournée de ce Sauveur, de cet apparent adversaire qui semblait vouloir disperser Israël, le dernier but de sa sublime rancune ? N’est-ce pas par l’occulte magie noire d’une politique vraiment grandiose de la vengeance, d’une vengeance prévoyante, souterraine, lente à saisir et à calculer ses coups, qu’Israël même a dû renier et mettre en croix, à la face du monde, le véritable instrument de sa vengeance, comme si cet instrument était son ennemi mortel, afin que le « monde entier », c’est-à-dire tous les ennemis d’Israël, eussent moins de scrupules à mordre à cet appât ? Pourrait-on d’ailleurs s’imaginer, en s’aidant de tous les raffinements de l’esprit, un appât plus dangereux encore ? Quelque chose qui égalerait par sa puissance de séduction, par sa force de leurre et d’étourdissement ce symbole de la « sainte croix », cet horrible paradoxe d’un « Dieu mis en croix », ce mystère d’une inimaginable et dernière cruauté, la cruauté folle d’un Dieu se crucifiant lui-même pour le salut de l’humanité ?… Il est du moins certain qu’avec sa vengeance et sa transmutation de toutes les valeurs, Israël a toujours triomphé de nouveau sub hoc signo, de tout autre idéal, de tout idéal plus noble.


9.

— « Mais que nous parlez-vous encore d’un idéal plus noble ! Inclinons-nous devant le fait accompli : c’est le peuple qui l’a emporté — ou bien « les esclaves », ou bien « la populace », ou bien « le troupeau », nommez-les comme vous voudrez —, si c’est aux Juifs qu’on le doit, eh bien ! jamais peuple n’a eu une mission historique plus considérable. Les « maîtres » sont abolis ; la morale de l’homme du commun a triomphé. Libre à vous de comparer cette victoire à un empoisonnement du sang (elle a opéré le mélange des races) — je n’y contredis pas ; mais il est indubitable que cette intoxication a réussi. La « rédemption ou la délivrance » du genre humain (je veux dire l’affranchissement du joug des « maîtres ») est en excellente voie ; tout se judaïse, ou se christianise, ou se voyoucratise à vue d’œil (que nous importent les mots ! ). Les progrès de cet empoisonnement de l’humanité par tout le corps semblent irrésistibles, son allure et sa marche pourront même dès aujourd’hui se ralentir toujours davantage, devenir toujours plus délicates, plus imperceptibles, plus réfléchies — on a du temps devant soi… L’Église a-t-elle encore dans cette sphère une tâche nécessaire à remplir ? a-t-elle, d’une façon générale, encore un droit à l’existence ? Ou bien pourrait-on s’en passer ? Quæritur.. Il semble qu’elle entrave et retarde cette marche plutôt que de l’accélérer ? Eh bien ! voilà qui pourrait constituer précisément son utilité… Assurément, elle a quelque chose de grossier et de rustique qui répugne à une intelligence un peu délicate et à un goût vraiment moderne. Ne devrait-elle pas, pour le moins, gagner un peu en raffinement ?… Elle repousse aujourd’hui plus qu’elle ne séduit… Qui de nous voudrait être libre penseur si l’Église n’existait pas ? L’Église nous répugne, mais non pas son poison… Mettez de côté l’Église, et nous aimerons aussi le poison… » — Tel fut l’épilogue que fit à mon discours un « libre penseur », un honnête animal, comme il l’a surabondamment prouvé, et de plus un démocrate ; il m’avait écouté jusque-là, mais il ne put pas supporter mon silence. Or, en cet endroit j’ai beaucoup de choses à taire. —

Nietzsche Généalogie de la Morale



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Les époques tardives, qui auraient le droit d’être fières de leur humanité, gardent encore tant de crainte, tant de superstition craintive au sujet de la « bête sauvage et cruelle » dont l’assujettissement fait la gloire de cette époque plus humaine, que les vérités les plus tangibles restent même inexprimées pendant des siècles, comme si l’on s’était donné le mot pour cela, parce qu’elles semblent vouloir rendre l’éxistence à cette bête sauvage enfin mise à mort. Je suis peut-être bien hardi de laisser échapper une telle vérité. Puissent d’autres la reprendre et lui faire boire tant de « lait des pieuses vertus » [3] qu’elle en restera tranquille et oubliée dans son coin ! — Il faut qu’on change d’idée au sujet de la cruauté et qu’on ouvre les yeux. Il faut qu’on apprenne enfin à être impatient, afin que de grosses et immodestes erreurs de cette espèce ne se pavanent plus insolemment avec leur air de vertu, des erreurs comme celles qu’ont nourries par oxcmple les philosophes anciens et modernes au sujet de la tragédie. Presque tout ce que nous appelons « culture supérieure » repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté, — telle est ma thèse. Cette « hôte sauvage » n’a pas été tuée ; elle vit, elle prospère, elle s’est seulement... divinisée. Ce qui produit la volupté douloureuse de la tragédie, c’est la cruauté ; ce qui produit une impression agréable dans ce qu’on appelle pitié tragique, et même dans tout ce qui est sublime, jusque dans les plus hauts et les plus délicieux frémissements de la métaphysique, lire sa douceur uniquement des ingrédients de cruauté qui y sont mêlés. Les Romains, dans les spectacles du cirque, les chrétiens dans le ravissement de la Croix, les Espagnols à la vue des bûchers et des combats de taureaux, les Japonais modernes qui se pressent au théâtre, les ouvriers parisiens des faubourgs qui ont la nostalgie des révolutions sanglantes, la wagnérienne qui « laisse passer sur elle », avec sa volonté démontée, la musique de Tristan et Yseult, — ce dont tous ils jouissent, ce qu’ils cherchent à boire avec des lèvres mystérieusement altérées, c’est le philtre de la grande Circé « cruauté ». Pour comprendre cela il faut bannir, il est vrai, la sotte psychologie de jadis qui sur la cruauté ne sut enseigner qu’une seule chose : c’est qu’elle naît à la vue de la souffrance d’autrui. Il y a une jouissance puissante, débordante à assister à ses propres souffrances, à se faire souffrir soi-même, — et partout où l’homme se laisse entraîner jusqu’à l’abnégation (au sens religieux), ou à la mutilation de son propre corps, comme chez les Phéniciens et les ascètes, ou en général au renoncement de la chair, à la macération et à la contrition, aux spasmes puritains de la pénitence, à la vivisection de la conscience, au sacrifizio dell’ intelletto de Pascal, — il est attiré secrètement par sa propre cruauté, tournée contre elle-même. Que l’on considère enfin que le Connaisseur lui-même, tandis qu’il force son esprit à la connaissance, contre le penchant de l’esprit et souvent même contre le vœu de son cœur, — c’est-à-dire à nier, alors qu’il voudrait affirmer, aimer, adorer, — agit comme artiste et transfigure la cruauté. Toute tentative d’aller au fond des choses, d’éclaircir les mystères est déjà une violence, une volonté de faire souffrir, la volonté essentielle de l’esprit qui tend toujours vers l’apparence et le superficiel, — dans toute volonté de connaître il y a une goutte du cruauté.

Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal
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